« Double »


Éric Chevillard

Du hérisson


2012
240 p.
ISBN : 9782707322548
8.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 2002.


Son visage exprime une ferme résolution. Ses gestes sont brefs et précis. Sa main ne tremble pas. Il joue pourtant sa vie dans cette affaire. Il est écrivain et, ce soir, il se propose d'écrire son autobiographie. Sur sa table se trouve rassemblé tout le matériel nécessaire, du papier, un crayon, une gomme, un hérisson. Qui n'a rien à faire là, ce dernier, vous avez raison. Dont la présence incongrue est même un vrai mystère. Mais l’effet de surprise s’estompe vite. Place à la colère. Ce hérisson naïf et globuleux est une calamité. Si doué soit-il lui-même pour l’introspection vicieuse et le repli sur soi compulsif, il contrarie grandement et déroute l’ambitieux projet autobiographique de l’écrivain. D’où sort-il, ce nuisible animal, renifleur bruyant, hirsute, insaisissable, que cherche-t-il ici ? Que me veut-il ?

ISBN
PDF : 9782707324511
ePub : 9782707324504

Prix : 8.49 €

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Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 12 mars 2002)

Drôle d'oiseau
Avec dix romans aussi absurdes que poétiques, Éric Chevillard s'est rendu indispensable. Rencontre autour
Du hérisson, son nouveau livre : faux roman animalier, fausse recherche autobiographique et faux livre à la mode.
 
 Éric Chevillard est génial. Il serait temps de s'en apercevoir et d'oser à son intention des superlatifs les plus francs. Éric Chevillard est jeune, aussi. Ce n'est pas une question d'âge, et rien ne le presse de devenir vieux - sinon son œuvre, puisqu'il en a une, déjà, de dix livres derrière lui.
Le premier, Mourir m'enrhume, fut écrit à vingt-trois ans et publié en 1987 par les Éditions de Minuit. Le onzième que voici, quinze ans plus tard, réitère comme tous les précédents ce miracle : on y reconnaît la marque – solitaire, immédiate – de l'auteur, mais on s'y laisse surprendre par la fraîcheur iconoclaste de l'inconnu.
Voilà Chevillard : reconnaissance et surprise, hargne et charme, culture et grimace. Du hérisson ne raconte rien, bien sûr, sinon la fable d'un livre en cours, bricolé par un écrivain au travail, assis donc à sa table où se tient un " hérisson naïf et globuleux ”…
L'animal suffit à lancer et à gripper tout à la fois la machine du roman, composé de fragments qui s'emboîtent poétiquement et finissent par former la saga parodique d'une Recherche ricanante. L'une des particularités du livre en effet de jouer avec les figures de l'autobiographie, en confrontant le narrateur – double malicieusement masqué de l'écrivain – à un projet de récit intime dont le titre dit assez la vanité : Vacuum extractor. Entre un Proust parodique et un Ponge plein d'épines, Chevillard s'amuse des postures imposées par l'égotisme : il détourne les règles en riant, se moque des modes et de lui-même, s'emploie surtout à faire bifurquer sans cesse cette étrange somme d'un écrivain sur le métier.
Du hérisson
est bien sûr impossible à résumer : autant mettre Michaux en fiche ou Beckett en équation. L'animal y sert de contrainte et de miroir, fil directeur posé sur un bureau et mystère qui offre sa poésie, ses métaphores ou ses accrocs au livre en train de se faire.
Du hérisson
est une boîte à outils, un art poétique où l'on trouve de tout et même quelques armes cachées pour assommer les médiocres alentour. C'est aussi un coffre à bijoux, à jouets : on y découvre une peluche qui pique et pas mal de petits joyaux. Magie de Chevillard, qui transforme en émotion le sarcasme, sans qu'on y prenne toujours garde. Un si bon génie méritait vraiment qu'on aille s'y frotter. 

Pierre Jourde (La Quinzaine littéraire, 1er avril 2002)

Le hérisson universel
 
 Du Hérisson est le onzième livre d'Éric Chevillard. Il y a de l'acrobate, du trapéziste chez cet écrivain. À chacun des ouvrages qu'il publie, on se demande comment il va pouvoir sauter un peu plus haut, effectuer une nouvelle figure sans s'écraser sur la piste.
Car ces spectacles de mots se déroulent sur le fil du langage, avec la légèreté irréelle de la voltige, et l'on dirait que la pesanteur des phrases, des objets, des représentations n'existe plus. L'écrivain vit dans les airs. Combien de temps peut-on rester en apesanteur ? Les livres sur rien, comme ceux de Chevillard, qui tiennent à la seule force du style, sont toujours menacés par la redite, l'auto-caricature, la gratuité ou le maniérisme. Il semble qu'au-delà d'une certaine limite dans le travail des mots, il ne reste plus que le fragment (tentation permanente chez Chevillard) ou le silence. Pourtant, à chaque fois, le miracle a lieu. Les Absences du capitaine Cook paraissait indépassable dans la perfection. Du hérisson parvient à renouveler encore le répertoire de Chevillard.
L"écrivain, c'est bien connu, affectionne le chat. Et réciproquement. Or, pour Chevillard, “ il serait temps d'en finir avec ce mythe du poète et du sphinx déchiffrant l'énigme du monde et de soi réciproquement dans leurs prunelles phosphorescentes ”, car leur relation consiste surtout, pour le poète, “ à maintenir écrasée sur sa poitrine, à demi étranglée, la malheureuse bête, laquelle de son côté attend que l'autre s'affaisse sur son manuscrit, terrassé par l'inaction ”. À l'inverse, Du hérisson est le monologue d'un écrivain aux prises avec un animal incommode, encombrant et peu valorisant. Sa table de travail se trouve encombrée d'un hérisson. Il ne sait d'où vient la bête, ce qu'elle fait là, mais elle mange sa gomme et dérange ses papiers, l'empêchant d'écrire son autobiographie, Vacuum extractor, dans laquelle il se proposait de tout révéler de sa passionnante intimité. En attendant, il entretient son feu en brûlant le monstrueux amas de ses manuscrits de jeunesse, dont on peut saisir au passage quelques formules se tordant dans les flammes.
Une forme inédite répond à ce sujet original. Du hérisson se compose de paragraphes d'une dizaine de lignes obéissant à une double règle : première règle, chaque paragraphe mentionne l'animal, alourdi de sa loufoque épithète homérique : “ hérisson naïf et globuleux ”, et cet encombrement de la formule, inlassablement réitérée, mime l'encombrement de la chose. Seconde règle, chaque paragraphe s'enchaîne au précédent par un enjambement : une phrase commence à la fin d'un paragraphe et s'achève au suivant, dont le début n'est donc pas signalé par une majuscule. Chevillard parvient ainsi à concilier fragment et récit, poème en prose et roman. Chacun de ses ouvrages trouve un équilibre différent entre ces deux tensions : déploiement et repli (comme le hérisson, dans le texte, tente des explorations du monde environnant ou se replie sur lui-même jusqu'à disparaître), concentration et circularité de la formule, aventures, surprises et ruptures heureuses de la narration. L'auteur en joue, et les chutes de phrases, d'un paragraphe à l'autre, ménagent parfois surprises et retournements.
Qu'est-ce que le hérisson ? Que vient-il faire là, en effet ? On peut toujours être tenté par les interprétations allégoriques (c'est l'auteur, c'est la littérature, etc.). La force de Chevillard tient à ce qu'il entrouvre de multiples pistes symboliques sans jamais s'y appesantir. Le hérisson est tout autre chose qu'un symbole. Il est, tout simplement, ce qu'il est : l'incarnation vivante de ce qui n'a rien à faire là, qui embarrasse, qui n'a ni sens ni intérêt. Presque l'inverse de l'objet allégorique. Ce n'est pas tout à fait rien, un hérisson. Le rien pur aurait encore quelque prestige. C'est pire que rien : ça résiste, c'est gratuit, c'est idiot. Comme le réel même. Chevillard fabrique de la nécessité avec de la gratuité, transforme un animal insignifiant en machine à créer du sens. Il s'agit pour lui de “ créer du réel ” en “ modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d'amour et de mort ou comment se porte mon corps ”. Tout le texte se construit ainsi sur une dénégation : objet stupide, manuscrits brûlés, projet accablant d'autobiographie qui n'aboutit même pas. Car Vacuum extractor raconterait les maladies, les souvenirs d'enfance, le corps et les amours malheureuses du narrateur. Autant dire rien d'intéressant. Et pourtant, de cette dénégation, de cette confrontation avec une épineuse résistance, tout peut renaître. On retrouve là un pan de symbole, celui de la figure animale, si omniprésente chez Chevillard, et qui représente le rêve d'une fraîcheur originelle. À force de s'attarder sur son objet indifférent et hostile, le texte s'invente, le monde s'ouvre, l'autobiographie s'écrit quand même, et se déploie un texte total, semblable à nul autre, à la fois recueil de poèmes en prose, confession, art poétique, théorie et critique de la littérature. On y apprend comment le hérisson est responsable de la “ foulure de l'escargot ” et “ du polype du polype ”, comment l'immortalité sous forme de squelette est préférable à l'hommage de la postérité, comment l'épouse de Richter maintenait l'échelle sur laquelle il mesurait l'intensité des tremblements de terre, à quel point il est difficile de crucifier une gomme. On redécouvre la nuit : “ la silhouette parfaitement rectangulaire de la nuit se découpe tout entière à la fenêtre ”. On y admire la patience du linge qui sèche, on y assiste à un repas au cours duquel l'écrivain qui sort ses tripes est contraint de ravaler ses entrailles. On y déguste des confessions : “ Je ne suis pas paranoïaque, contrairement à ce que l'on prétend dans mon dos (je le sais) ”. Il s'agit même d'un roman à clés : car le “ ciel rose ” sous lequel l'auteur a “ giflé publiquement ” un mauvais écrivain s'étend au-dessus d'un jardin. Celui des Hespérides (quel écrivain ? devinette).
À chaque blanc entre les strophes le texte paraît s'enfoncer dans un océan de silence, plonger dans le vide irrespirable pour en rejaillir avec des forces nouvelles, comme si sa méticulosité se nourrissait de confusion. Et l'émotion croît jusqu'à la fin de l'ouvrage, avec une puissance que les ouvrages précédents de Chevillard n'avaient peut-être pas encore tout à fait atteinte. Le récit final des tribulations des crucifix ornant les salles d'une institution religieuse, et qui répètent la passion à force d'être cloués et recloués aux murs, mêle le pathétique et l'ironie avec une intensité proprement géniale. On referme ce livre bouleversé, émerveillé comme un enfant.

 




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