Théâtre


Heiner Müller

Manuscrits de Hamlet-machine

Transcription de J. Bernhard. Traduit de l’allemand par J. Jourdheuil et H. Scharzinger


2003
160 pages
ISBN : 9782707318374
24.35 €


Hamlet-machine occupe une place singulière dans l'œuvre de Heiner Müller. Ce texte qui le fit connaître dans les pays qui n'étaient pas de langue allemande bouleversa la perception de son œuvre antérieure et projeta son œuvre ultérieure dans l'espace double, politique et littéraire, de la fin des avants-gardes.
Il était supposé appartenir à la postérité est-allemande de Brecht et voilà que sans crier gare il montrait que les œuvres de Samuel Beckett, Jean Genet, Ezra Pound, Thomas Sterne Eliot, Gertrude Stein, etc., ainsi que les réflexions de Michel Foucault, Gilles Deleuze, Georges Bataille ou Maurice Blanchot ne lui étaient pas inconnues.
200 pages de feuillets manuscrits, d'une surprenante qualité plastique, témoignent de ce moment de fermentation artistique et intellectuelle qui devait aboutir à un texte de 9 pages, la cristallisation d'une expérience menée à sa limite.
34 de ces 200 feuillets sont ici reproduits, transcrits, traduits et commentés.
 
------- Table des matières -------

Julia Bernhard :  Travaux sur papier 
Jean Jourdheuil :  Préambule 
Manuscrits de Hamlet-machine, transcriptions, traductions : Nikolaus Müller-Schöll : Avec tous les animaux – Passer le temps – attente – Le bossu – Le sphinx disparu
Hamlet-machine, texte définitif

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La mort du dramaturge Heiner Müller, poète des déchirures du siècle
Le directeur du Berliner Ensemble s'est éteint dans sa ville à soixante-six ans. Son style  incendiaire  a transformé l'écriture du théâtre, et en a fait l'un des auteurs les plus importants de notre époque
L'un des plus importants auteurs de théâtre du siècle est mort le samedi 30 janvier 1996, à Berlin, des suites d'un cancer. Heiner Müller était âgé de soixante-six ans. Directeur du Berliner Ensemble, le théâtre mythique de Bertolt Brecht, il avait été profondément marqué par la guerre et ses trahisons qui lui inspirèrent une œuvre puissante, provocatrice et sans illusion sur la nature des hommes et de la politique.
Auteur est-allemand, il a, jusqu'à la chute du mur, refusé de s'exiler comme d'autres artistes de sa génération, par une sorte de fatalisme teinté de fidélité, ce qui ne l'empêcha jamais de conserver de manière éclatante la liberté de ses mots et de ses mouvements.

Il a écrit plus de trente pièces qui ont été indifféremment montées en Allemagne de l'Est et de l'Ouest, et à l'étranger, notamment en France, où il était régulièrement joué depuis les années 70.

La plupart des textes et pièces d'Heiner Müller sont traduits en français et édités par les Éditions de Minuit, Ombres et L'Arche.

Colette Godard (Le Monde, 2 février 1996)

 Heiner Müller naît à Eppendorf (Saxe) en 1929, période noire de chômage et de désarroi qui a fait le lit du nazisme. Sa mère est ouvrière dans l'industrie textile, son père col blanc, membre du Parti social-démocrate. Il est arrêté en 1933, dès la prise de pouvoir de Hitler, une scène fondamentale dans la vie de Heiner Müller. Il l'a souvent racontée, avec des variantes, mais restent le bruit des hommes dans la nuit, la voix de son père qui l'appelle par son nom. Et lui ne répond pas ; il fait semblant de dormir. Souvenirs d'une peur, sentiment d'une trahison.
Quelques mois plus tard, son père est libéré. Il emmène sa famille à Waren, dans le Mecklembourg. Chômeur, il fait des études de droit en cours du soir et offre à son fils – enrôlé par obligation dans les jeunesses hitlériennes – “ une autre expérience de la trahison ” : il l'aide à écrire une rédaction sur les autoroutes ; orgueil des nazis. L'enfant y dit qu'elles sont une bonne chose car elles permettront peut-être à son père à trouver du travail... Pour autant, le père n'abandonne pas ses convictions. En 1941, il est à nouveau arrêté, envoyé en France dans un bataillon disciplinaire. Sans doute a-t-il transmis à son fils ce trait de caractère que Wolfgang Engel, metteur en scène en RDA, résume ainsi : “ dire non, faire le contraire ” (Le Monde du 4 juillet 1991).
En 1944, Heiner Müller est mobilisé dans le Volkstürm, service obligatoire pour les hommes qui n'ont pas encore, ou n'ont plus, l'âge d'être au front : Il passe les derniers jours de la guerre au nord de l'Allemagne, subit les bombardements anglais : “ Les avions piquaient sur nous, on les voyait à quinze mètres au-dessus de nous, qui tiraient, il fallait se cacher n'importe où. Voilà ma seule vraie expérience de la guerre, mais ça m'a suffi ” (dans Théâtre public, mai-juin 1989). En 1951, ses parents partent pour l'Ouest. Heiner Müller ne les suit pas. On lui a souvent demandé pourquoi. Les réponses varient : “ les impôts sont moins lourds à l'Est ”, “ ici, je suis le premier, puisque les autres sont partis ”. Heiner Müller se plaisait à s'exprimer par paradoxes, anecdotes. Finalement, sa réponse la plus sincère était certainement : “ Demandez vous à un Français pourquoi il reste en France ? ”
Il vit à Berlin, crapahute dans le journalisme, collabore à l'Union des écrivains, commence à écrire, mais c'est seulement en 1956, l'année de la mort de Brecht, qu'un texte de lui, La Croix de fer, est publié. Heiner Müller travaille à la revue Junge Kunst, et va déjà vers le théâtre. Avec sa femme, Inge, il écrit la première version de Der Lohndrücker (Le Briseur de-salaire), qui reçoit le prix Henrich Mann en 1959, mais, deux ans plus tard, l'année de la construction du mur de Berlin, sa nouvelle pièce, Die Umsiedlerin (L'Émigrante), est interdite après une seule représentation. Il est exclu de l'Union des écrivains. Et puis sa femme se suicide. C'est alors qu'il semble se détourner de son époque, tout au moins il en parle par le biais des anciens, Shakespeare, les Grecs. Pour Benno Besson, il adapte Œdipe Tyran de Sophocle et Hölderlin. Il continue avec Empédocle et Philoctète, créés en RFA et en Suisse.
Son théâtre est connu à l'Ouest mieux qu'en RDA, où d'ailleurs son adaptation de Macbeth, publiée en 1971, est interdite pour crime de “ pessimisme historique ” – reproche habituel, notamment à propos de Quartett où l'on voit Merteuil et Valmont, les héros des Liaisons dangereuses, se retrouver dans un bunker, après la Troisième Guerre mondiale. Ce à quoi Heiner Müller répond qu'imaginer deux survivants après une telle guerre, c'est faire preuve d'optimisme... De 1970 à 1976, il est conseiller artistique au Berliner Ensemble, avant de passer à la Volksbühne. Il devient une sorte de grand-frère pour la nouvelle génération d'artistes qui ne se sent pas “ légitimée par la seule lutte contre le fascisme ”, qui cherche un autre visage au socialisme, et s'exile après que Wolf Biermann, poète et chanteur contestataire, a été, en 1976, déchu de sa nationalité. Müller soutient publiquement Biermann et les autres, mais il reste. Bien qu'habitant dans une HLM sans grâce, toujours en butte aux tracasseries officielles, il mène une existence relativement privilégiée. Il voyage aux États-Unis, en Europe, et partout son œuvre est jouée.
En France, il est révélé par Bernard Sobel qui met en scène Philoctète à Gennevilliers, en 1970. Six ans plus tard, La Bataille, dans une mise en scène de Manfred Karge et Matthias Langhoff pour la Volksbühne, est présentée à la fête de L'Humanité, puis au TNP de Villeurbanne et à Saint-Denis. Plus tard, Jean-François Peyret et Jean Jourdheuil, traducteurs exclusifs de son oeuvre, porteront la plupart de ses textes au théâtre : Hamlet-Machine, Mauser, La Route des chars, Heiner Müller de l'Allemagne). Avec Michèle Marquais et Roland Bertin, Patrice Chéreau crée Quartett, que Jean-Louis Martinelli reprendra avec Evelyne Didi et Yann Collette. Philippe Adrien monte La Mission, que Matthias Langhoff recréera, en 1989, au Festival d'Avignon. Là où, deux ans plus tard, sous le titre Le Cas Müller, Jourdheuil et Peyret présentent une trilogie : Hamlet-Machine avec La Correction ; Rivage à l'abandon avec Matériau-Médée et Paysage avec argonautes ; Quartett enfin. Heiner Müller écrit encore le scénario d'un grand, opéra en six parties et six pays rêvés par Robert Wilson : Civil Wars. Rêve avorté, étrange union, admiration mutuelle, amitié sincère entre l'homme de l'Est et le Texan, entre deux individus non identifiables...
En 1989, il dit que, de son vivant, le mur de Berlin ne disparaîtra pas. Peut-être parce que le mur a construit son existence, et que, même détruit, il pèse dans les mémoires. Sans être un nostalgique de la RDA (“ nous n'étions que le négatif du capitalisme, pas son alternative ”), Heiner Müller confie avoir cru “ jusqu'à un certain point ” à l'utopie socialiste. “ Maintenant, dit-il, comme avant 1933, on sait qui est qui, où sont les pauvres, où sont les puissants. ” En tout cas, le voilà une fois de plus dans une situation ambiguë : nommé président de l'Académie des arts de l'ex-RDA menacée de fermeture, il se trouve “ récupéré ”. Il accepte cependant pour “ assumer une obligation, tenter une transformation fondamentale. Il y a des choses à sauver, ne serait-ce que l'expérience d'échec. L'échec, trait commun de l'intelligentsia de l'Est ” (Le Monde du 10 octobre 1990).
Cette nouvelle tâche lui sert peut-être d'alibi, car il n'écrit plus. Comme la plupart des intellectuels et notables ayant connu la gloire en RDA, il est couvert d'insultes.
On l'accuse d'avoir servi d'informateur à la Stasi. Il reconnaît avoir eu des contacts, d'ailleurs inévitables dans sa position : “ On me demandait mon avis sur telle ou telle affaire. Je savais que je ne parlais pas à l’armée du salut, et je devais savoir quand il était préférable de mentir ” (Le Monde du 13 janvier 1993).
La même année, il est nommé à la direction du Berliner Ensemble. “ Il est le seul successeur possible de Brecht ”, dit Matthias Langhoff, avec qui il doit partager le pouvoir, ainsi qu'avec deux hommes du passé, Peter Palitsch et Fritz Marquard, plus un homme de l'Ouest, Peter Zadek. Le vieux théâtre est trop plein de comptes à régler avec l'Histoire. Matthias Langhoff part le premier. Peter Zadek ensuite. Heiner Müller, lui, est malade. Opéré d'un cancer de l'œsophage, il continue pourtant à vivre. En 1994, il est invité à Taormina pour recevoir le Prix Europa. Il dit recevoir “ les hommages comme autant de pelletées de terre sur (ma) tombe ”. Puis il ajoute : “ Mais l'argent du prix va m'aider à vivre plus longtemps ”.
Il a vécu assez longtemps pour mettre en scène au Berliner Ensemble l'Arturo Ui de Brecht (Le Monde du 14 octobre 1995), le plus corrosif sans doute que l'on ait pu voir, montrant un homme quelconque qui prend le pouvoir, parce qu'en face de lui, il n'y a rien. Rien que la figure figée de Hindenburg... Heiner Müller a beaucoup et bien vécu, a épousé plusieurs femmes, a été quatre fois père. Il ne voulait rien en dire : “ On en parlera bien assez tôt quand les disputes autour de l'héritage auront commencé ” .

Olivier Schmitt (Le Monde, 2 janvier 1996)


Un homme libre, enfin
 Heiner Müller est mort, Heiner Müller est libre. “ En Allemagne, disait-il, tout arrive toujours trop tard ou trop tôt je ne peux que citer la phrase de Marx : les Allemands ne seront libres que le jour de leur enterrement. ” Évidemment, cet auteur parmi les plus importants du siècle est mort trop tôt, avant d'avoir monté en France l'une de ses pièces, Hamlet-Machine, comme il aurait dû le faire bientôt pour le Festival de Maubeuge, avant d'avoir écrit la pièce qui lui tenait le plus à cœur, dialogue de Hitler et de Staline en pleine bataille de Stalingrad. II aurait voulu aussi mettre en scène Macbeth sur le toit du World Trade Center de New York pour un public en hélicoptère...
Pour ce genre d'assertions drolatiques, on l'a souvent qualifié de “ postmoderne ”, lui qui pourtant se méfiait de l'éclectisme comme de tous les “ ismes ” qui auront empoisonné sa vie. Heiner Müller était un “ cas ”, constatation qui devait devenir le titre d'un spectacle de grande mémoire au Festival d'Avignon en 1991, dans la traduction et la mise en scène de ses amis Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret Son personnage était presque devenu plus célèbre que son œuvre. II l'a peaufiné, empruntant à Antonin Artaud les creux de son visage, à Bertolt Brecht un éternel cigare cubain. Il aimait les femmes, le whisky, l'écriture et la parole publique. II exerçait son ascendant sur les scènes et loin d'elles, à la faveur d'interviews, de colloques où il manquait quelquefois de paraître... Partout pourtant il rassemblait un petit peuple fervent, prêt à toutes les dévotions.
Jusqu'à l'effondrement du mur, il fut considéré à son grand dam comme un “ auteur de l'Est ”, pourfendeur inlassable du stalinisme ; on attendait de lui informations, témoignages et critiques : la lutte pour une nouvelle morale du travail dans les usines (Der Lohndrücker), le problème des normes et du rendement (La Rectification), la réforme agraire (La Réfugiée)... Et puis un jour, le mur est tombé. Heiner Miiller est devenu “ le littérateur maniaque du mur, obligé de fermer son tiroir-caisse ”. C'est qu'il a continué de s'opposer, et de prédire à l'“ Allemagne unifiée ” les pires tourments.
Enfin, il apparaît pour ce qu'il est : un auteur. Immense. Par ses relectures fascinantes des grands anciens, grecs et latins, par ses pièces, par ses poèmes, par ses nouvelles, il s'est installé et nous avec lui dans l'après-Brecht, l'après-Beckett, l'après-Genet Une langue neuve, obsessionnelle, abécédaire érudit de la destruction, qu'il s'agisse des mythes, comme celui de Hamlet qui l'a hanté pendant plus de trente ans (Hamlet-Machine), ou de l'Histoire et singulièrement de celle de l'Allemagne.
On songe aujourd'hui à la dernière phrase de Merteuil dans son Quartett, inspiré de Laclos : “ À présent nous sommes seuls, cancer mon amour ”, comme un mal sans remède, qui détruit, prolifère. 

 




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