Théâtre


Heiner Müller

La Déplacée

Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud et Maurice Taszman
Préface d’Irène Bonnaud


2007
160 p.
ISBN : 9782707319784
13.20 €


Extrait de la préface d'Irène Bonnaud

Créée le 30 septembre 1961 dans un faubourg de Berlin-Est et interdite le soir même, La Déplacée est la pièce qui valut le plus d'ennuis à Heiner Müller. Mais c'était aussi celle qu'il aimait le plus : " La Déplacée est ma pièce préférée. L'histoire la plus dense en matériau, la plus fraîche aussi. C'est toujours comme ça : au début il y a une innocence dans les textes, qu'on ne retrouve jamais plus ".

Il avait choisi pour sujet les bouleversements vécus par un petit village est-allemand, de la réforme agraire (1946) jusqu'à la collectivisation agricole (1960). Ayant habité dans le Meklenburg jusqu'en 1947, il pouvait puiser dans ses souvenirs pour décrire l'arrivée dans les villages des déplacés, ces rapatriés allemands fuyant la Pologne ou l'Union soviétique que les autorités évitaient d'appeler réfugiés. Et il pouvait s'appuyer sur ses enquêtes menées plus tard " à la campagne " pour montrer comment la collectivisation de l'agriculture n'était pas allée sans résistance : enrôlant les paysans dans des fermes collectives selon le modèle soviétique, elle annulait de fait la réforme agraire de l'après-guerre qui avait démantelé les grandes propriétés et attribué à chaque paysan un lopin de cinq hectares.

Par son titre, Müller semblait annoncer une adaptation d'une nouvelle d'Anna Seghers parue en 1953. La Déplacée était le second récit du cycle Histoires de paix, un volume de Seghers qu'on ne réédite plus guère tant il est marqué par la propagande de l'époque. Il s'achève sur l'évocation d'une Fête des moissons au cours de laquelle les paysans brandissent une pancarte, - et ce sont les derniers mots du livre : "Merci à l'Union soviétique et à la République démocratique allemande".

Dans La Déplacée, Seghers raconte l'histoire d'Anna Nieth, Allemande arrivée de Pologne trois ans auparavant et toujours logée avec ses deux enfants dans " le cagibi " d'un paysan aisé, Beutler. Grâce à une réunion tenue à l'auberge et l'intervention d'un conseiller du district, elle pourra déménager et se sentir enfin chez elle dans un nouveau pays. Dans un autre récit du même cycle, Le Tractoriste, un jeune homme perd une jambe quand son tracteur heurte une grenade enfouie dans un champ. Après un court moment de désarroi, il se réjouit de la belle prothèse qu'il recevra bientôt.

Ces anecdotes édifiantes survivent à l'état fragmentaire dans la pièce de Müller, mais elles deviennent marginales tant s'accumulent autour d'elles d'autres faits, d'autres désirs. Même si l'admiration de Müller pour Seghers était réelle, il semble avoir accompli ici le même geste iconoclaste qu'avec sa première pièce, L'Homme qui casse les salaires (1956), histoire cruelle d'un " Héros du travail " glorifié par la propagande et détesté des ouvriers.

Dans les deux cas, Müller n'écrit pas simplement autre chose que le catéchisme souhaité par le pouvoir, il en ruine les fondements de l'intérieur. Il choisit d'utiliser les matériaux offerts par la littérature officielle pour mettre à nu les contradictions et les apories du discours politique. Il n'attaque pas la propagande d'État en l'ignorant ou en la contournant. Il agit plutôt à la façon d'un virus qui s'infiltre dans la machine pour la faire exploser. Müller aimait l'histoire de la visite de Brecht à l'université de Leipzig : interrogé par les étudiants sur ses intentions, maintenant qu'il était rentré d'exil et qu'il avait rejoint le camp socialiste, Brecht répondit à son auditoire ébahi que le théâtre devait se consacrer " à la destruction de toute idéologie " et " à la production scientifique de scandales ".

Dans le cas de La Déplacée, le producteur de scandales avançait masqué. Par son thème et sa référence à Seghers, le projet de Müller paraissait aller dans le bon sens. Le seul problème était que personne n'avait vraiment lu le texte intégral avant la représentation, le jeune auteur différant toujours le moment de remettre son manuscrit aux institutions qui en finançaient l'écriture et continuant d'écrire jusqu'à l'ultime fin des répétitions. On pourrait penser que Müller, conscient du caractère explosif de son texte, l'avait dissimulé intentionnellement pour parvenir à le faire jouer, mais il insiste dans son autobiographie sur sa grande naïveté et celle de ses camarades : " L'écriture et les répétitions continuaient en parallèle, mais ni moi ni les autres n'étions conscients d'être en train de poser une bombe. Nous étions très joyeux, nous trouvions ça vraiment socialiste ce que nous étions en train de faire ".

Mais à peine un mois après la construction du mur de Berlin, l'heure n'était plus à la critique ni à l'humour. Les nombreux rires des spectateurs pendant la représentation ne firent qu'aggraver les choses. Sortant de la salle, l'auteur surprit un commentaire de spectateurs : " Ceux-là, ils joueront bientôt pour l'inauguration du Festival de Théâtre de Bautzen " (la prison où étaient enfermés les opposants au régime).

De fait, dans la nuit qui suivit, tous les comédiens furent interrogés et poussés à une auto-critique en règle. L'auteur fut convoqué à une réunion de l'Union des écrivains qui tourna rapidement à un procès public contre une pièce " objectivement contre-révolutionnaire et décadente ". On traita Müller de " Beckett de l'Est " (la pire des insultes). Tous les manuscrits de la pièce devant être confisqués par les autorités, Müller et sa femme passèrent la nuit à en faire une copie. Sans aucun travail pendant deux ans, Müller en gardera le souvenir d'avoir été comme un pestiféré en quarantaine, tel Philoctète, le personnage de la pièce qu'il écrivit alors. Paradoxalement, c'est cette pièce, Philoctète, née de cet état " d'isolation absolue ", qui valut plus tard à Müller ses premières productions en Europe de l'Ouest, le début de sa célébrité internationale.

Il est tentant de voir dans l'interdiction de La Déplacée et le passage à une adaptation de Sophocle une césure dans l'œuvre de Müller, qui aurait été forcé par la censure est-allemande de passer du réalisme direct de ses premiers textes aux allégories énigmatiques du reste de son œuvre. Lui-même raconte qu'Hanns Eisler lui avait alors conseillé de mieux camoufler le thème de ses pièces : " Voyons, Müller, on est obligé de procéder ainsi en Allemagne. Vous savez bien, c'est la méthode Schiller, - quand vous voulez parler de l'Allemagne, racontez une histoire de tyran autrichien assassiné en Suisse ".

Bien plus tard, dans un entretien de 1983 accordé au Spiegel, Müller revient sur le tournant qu'a constitué pour lui " l'affaire " de La Déplacée :

- Vous êtes un homme si drôle : pourquoi n'écrivez-vous que des choses sinistres ?
  - En fait, je trouve presque toutes mes pièces plutôt comiques. Je suis toujours étonné qu'on remarque si peu cette drôlerie et qu'elle soit si peu utilisée dans les spectacles. J'ai même écrit une vraie comédie, La Déplacée. C'est peut-être parce qu'elle a été si terriblement prise au sérieux et qu'elle a conduit à mon exclusion de l'Union des écrivains que j'ai été obligé ensuite de me cacher derrière un masque si sévère."

 




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