Théâtre


Heiner Müller

Hamlet-machine

(Le père – Deux lettres – Avis de décès – Horace – Mauser – Adieu à la pièce didactique – Autoportrait deux heures du matin le 20 août 1959 – Projection 1975 – Héraklès 5)


1979
104 pages
ISBN : 9782707310330
9.70 €
Nouvelle édition augmentée, 1985


Les neuf textes qui composent ce recueil permettent de retracer l'itinéraire de l'auteur. Dans les années 50 (Le Père, Autoportrait deux heures du matin, Projection 1975 et Deux lettres), il traite de problèmes rencontrés par l'édification du socialisme en R.D.A. À partir de 1961,il s'attache à redécouvrir le passé de l'Allemagne, ce qui le conduit à se tourner vers la mythologie grecque (Horace, 1968), puis à s'engager dans des recherches tout à fait originales, de Mauser (1970) à Hamlet-machine (1977) en passant par Adieu à la pièce didactique et Avis de décès.

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑

« L’œuvre de Heiner Müller fut un défi pour le théâtre des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. L’art du théâtre (ses techniques) y était comme mis hors de lui-même. Impression renforcée par le vif intérêt que peintres et plasticiens, chorégraphes et compositeurs portèrent aux textes de Müller. Il se trouva par bonheur, en Europe et aux Etats-Unis, quelques metteurs en scène et acteurs pour relever ce défi et porter à la scène, dans l’urgence du moment, des textes qui ne renonçaient à des conventions théâtrales fatiguées que pour mieux réintroduire dans le corps même du théâtre, avec le récit et la poésie, une exigence littéraire et artistique salutaire. En un temps où les normes du théâtre vacillaient, au long des mois, des années de maturation lente de ces œuvres dont plusieurs sont désormais considérées comme fondatrices du théâtre contemporain, Heiner Müller méditait la seule question qui vaille, celle qu’avait posée Gertrud Stein dans une conférence célèbre : “ Que sont les chefs d’œuvre et pourquoi y en a-t-il si peu ? ” C’est ainsi que son œuvre, initialement située dans le sillage de Bertolt Brecht, aujourd’hui dans le voisinage de Samuel Beckett, Jean Genet et Antonin Artaud, s’est retrouvée au cœur des glissements de terrain qui, au XXe siècle, ont affecté les arts de la représentation et établi des passerelles, tout un réseau de chemins de contrebande, entre danse, peinture et théâtre. »
Jean Jourdheuil

* Mauser et Hamlet-machine ont été représentées pour la première fois en France au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, le 30 janvier 1979, dans une mise en scène de Jean Jourdheuil.

Michel Cournot (Le Monde, 8 février 1979)

Deux pièces d’Heiner Müller à Saint-Denis
Des lambeaux d'histoire mêlés à des secrets
 
« L'acteur est debout. Il porte un survêtement noir. II dit “ Je suis un comédien, je joue Hamlet. ”
Il habite une cavité oblongue. Deux mètres sur deux à peu près.
Quelle cavité ? Il dit : “ Le ventre d'une mère n'est pas à sens unique. ” Il dit que, après les funérailles nationales de “ celui qui ne prenait tout qu'à tous ”, sa statue a été démolie, statue géante : dans le nez et les oreilles “ s'est nichée la population pauvre de la métropole ”. II dit “ J’habite dans le labyrinthe de mon crâne. ”
Dans la cavité sont branchées des machines : magnétophone, projeteur de photos couleurs, amplificateur, machine à écrire. Pages, images, voix. Sur un fil, avec des pinces, Hamlet fait sécher ses pages dactylographiées, comme des négatifs de photos. Textes sous ou sur exposés. Il semble peu familier de sa voix qui passe sur bande magnétique. La voix dit “ Les coqs ont été tués, l'aube n'aura plus lieu. ”
Un poste de télévision, aussi :
“ De toi vient le néant, donne-nous aujourd'hui notre meurtre quotidien, nausée, verbiage âpreté, nausée des visages de faiseurs, marqués par la lutte pour les postes. ”
Deux mètres au-dessus de la coupe géologique qui tranche en deux le trou d'Hamlet, c'est le fond de l'océan. Ophélie s'y promène. Elle a aux épaules des ailes d'annonciation. Elle dit “ Je suis Ophélie. Que la rivière n'a pas gardée. La femme à la corde, la femme aux veines vertes, la femme à l'overdose sur les lèvres de la neige, la femme à la tête dans la cuisinière à gaz. Hier, j'ai cessé de me tuer. J'ouvre grand les portes, que le vent puisse pénétrer, et le cri du monde. ”
Dans le corridor cureté de son crâne, Hamlet regarde Horatio, assis, qui joue du piano. Il l'interrompt. Ils font trois passes d'escrime. “ Je veux être une femme ”, dit Hamlet. Vêtu en Ophélie, il danse avec Horatio. De la tombe de Claudius sort une voix : “ Ce que tu as tué, tu dois aussi l'aimer. ”
Hamlet ôte son costume. “ Je ne suis plus Hamlet, dit l'acteur. Mes mots n'ont plus rien à me dire, mon drame n'a plus lieu ”.
Les machinistes viennent enlever, du ventre de la mère, ou du creux de la statue, ou de la poitrine vide d’Hamlet, les machines électroniques. Dans l'escalier du labyrinthe. Horatio immobile regarde le déménagement. “ Mes pensées sont des plaies dans mon cerveau, dit Hamlet. Mon cerveau est une cicatrice. Je veux être une machine. Bras pour saisir, jambes pour marcher, aucune douleur, aucune pensée. ”
Hamlet revêt une combinaison de scaphandrier et monte, sur le sol de la mer, rejoindre Ophélie. Elle ne le voit pas. Elle n'a plus d'ailes. Sur son poing, un oiseau de proie, blanc, aussi vivant qu'elle.
“ C'est Electre qui parle, dit Ophélie. Au cœur de l'obscurité. Sous le soleil de la torture. Aux métropoles du monde. Au nom des victimes. Je rejette toute la semence que j'ai reçue. À bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort. Quand elle traversera vos chambres à coucher avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité. ”
La nuit tombe brusque sur l'océan. C'est la pièce qui est finie. Dans la cavité d'Hamlet le rouge d'un cadran est resté allumé.
L'auteur de Hamlet-machine, Heiner Müller, est né en 1929 à Eppendorf, en Saxe. Il vit Berlin-Est. Il avait quatre ans lorsque son père, le 31 janvier 1933, fut arrêté à 4 heures du matin, dans son lit, par des, hommes en uniforme brun. Il avait cinq ans lorsque, avec sa mère, il fut autorisé à aller voir son père au camp. “ Il ne pouvait pas nous donner la main à travers le grillage serré, écrit Heiner Müller. Je dus m'approcher tout contre le portail pour voir tout entier son visage maigre. ” Müller rend compte de cela dans un texte, Le Père, qu'il a écrit en 1958.
Il a écrit en 1975, six pages, Avis de décès : le narrateur, rentrant à la maison, trouve sa femme morte dans la cuisine, contre la cuisinière à gaz. Il porte sa femme dans la chambre à coucher. “ Je retournai à la cuisine et fermai la cuisinière à gaz, puis, après un regard sur son visage vide, allai au téléphone, pensai, l'écouteur à la main, à ma vie avec la morte, ou plutôt aux différentes morts que treize années durant elle avait cherchées et manquées, jusqu'à cette nuit couronnée de succès. ”
Heiner Müller avait seize ans quand l'Allemagne capitula, vingt ans quand fut créée la République démocratique allemande, vingt-quatre ans quand est mort Staline.
Il a fait Hamlet-machine en 1977. Au début de la même année, il avait écrit un Adieu à la pièce didactique. Il y dit “ Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d'histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses, menacée d'oubli immédiat. ”
En 1970, Heiner Müller a écrit une pièce de théâtre, Mauser, qui, au Théâtre Saint-Denis, est présentée avant Hamlet-machine.
Le point de départ du dialogue est un passage du roman de Cholokhov, Le Don paisible. À Vitebsk, pendant la guerre civile, un soldat a pour travail d'exécuter, au pistolet, les “ ennemis de la révolution ”. Y compris les “ ennemis par ignorance ” que sont les paysans.
Après quelques jours, sa main armée refuse les meurtres il délie trois paysans, les renvoie à leur terre. Il est condamné à mort. Il est devenu, à son tour, un ennemi de la révolution.
Par ce condamné, Heiner Müller fait dire “ Je ne veux pas mourir. ” Par l'entremise d'un “ chœur ” repris de la tragédie grecque, il lui fait répondre “ La révolution n'a plus besoin de toi. Elle a besoin de ta mort. Tant que tu ne dis pas oui au non qui a été prononcé sur toi, tu n'as pas accompli ta tâche. ”
Le dialogue se resserre en tournant sur lui-même, comme le ressort d'une machine que l'on remonterait à fond. Que l'on remonterait encore, une fois qu'il est serré à bloc. Müller transpose les “ visages ” les plus secs de la tragédie antique. Le seuil du dialogue a été dépassé,  l'échange de parole ne peut conduire à rien. S'élève une parole en pure perte, mais aussi parole pure. Au-delà de cette frontière, progresse dans le vide un autre dialogue, le seul à trancher un sillon.
Leitmotiv de Mauser, une phrase fend les lèvres du soldat et celles du chœur “ L'herbe même, il nous faut l'arracher, afin qu'elle reste verte. ” Un écho à six lignes qu'Heiner Müller place en tête de son récit Le Père “ Toujours repousse l'herbe par-dessus la frontière. L'herbe doit être arrachée de nouveau et de nouveau qui pousse par-dessus la frontière. ”
Avec Mauser et Hamlet-machine, Heiner Müller appuie contre un mur-limite, dans deux positions différentes, l'acte du théâtre. Seul le théâtre permet de projeter sur l'herbe, l'herbe des planches, les deux jouteurs de Mauser, qui ne font qu'un. Dialogue comme deux haches qui, au lieu de cogner le même arbre, s'aiguisent l'une l'autre. L'être réel des deux acteurs passe dans les éclats des fers. Et seul le théâtre permet, à l'image d'Hamlet et à son acteur, de se chercher, un soir dans l'autre, chat et souris, sang et mensonge, sur un terrain miné, saisissant comme par erreur des lambeaux d'histoire mêlés à des secrets.
Jean Jourdheuil, qui a traduit ces deux œuvres avec Heinz Schwarzinger, a conduit leur mise en scène. Il l'a fait avec rigueur et invention de poésie, étayant Müller par un sursaut d'images dont les échos sourds éclairent un ciel noir. Les décors de Titina Maselli pour Mauser, de Gilles Aillaud pour Hamlet-machine, bloquent la vue comme des accidents naturels, comme de coups de frein de cauchemar. Ils cassent l'espace en morceaux, provoquant, dans le jeu, des pannes, des reprises, qui rappellent que l'organisme du théâtre a un cœur pas toujours sûr.
Jean Jourdheuil est aujourd'hui un aventurier fonceur et humble du théâtre, chaque entreprise de lui nous fait faire un progrès. Les deux œuvres sont interprétées par Gérard Desarthe, grand acteur. Il a pour compagnons Arlette Chosson et Jean Dautremay, remarquables.
Cette soirée est un événement. Aux lecteurs de province qui ne peuvent à présent aller à Saint-Denis, précisons que Mauser, Hamlet-machine, les textes Le Père et Avis de décès, et autres écrits de Heiner Müller, viennent d'être publiés par les Éditions de Minuit en un volume. L'écrivain allemand de l'Est Heiner Müller s'annonce comme un esprit essentiel de ce temps. »

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année