Critique


Gilles Deleuze

L’Image-temps. Cinéma 2


1985
Collection Critique , 384 pages
ISBN : 9782707310477
20.50 €


Au moment de la sortie de Cinéma 1. L’Image-mouvement, en octobre 1983, Gilles Deleuze insistait sur la nécessité du second volume : « Ce n’est pas seulement une suite. C’est le complément indispensable. Sinon le premier tome n’aurait pas de sens. »
Comment l’image-temps surgit-elle ? Sans doute avec la mutation du cinéma, après la guerre, quand les situations sensori-motrices font place à des situations optiques et sonores pures (néo-réalisme). Mais la mutation était préparée depuis longtemps, sous des modes très divers (Ozu, mais aussi Mankiewicz ou ,même la comédie musicale).
L’image-temps ne supprime pas l’image-mouvement, elle renverse le rapport de subordination. Au lieu que le temps soit le nombre ou la mesure du mouvement, c’est-à-dire une représentation indirecte, le mouvement n’est plus que la conséquence d’une présentation directe du temps : par là même un faux mouvement, un faux raccord. Le faux raccord est un exemple de “ coupure irrationnelle ”. Et, tandis que le cinéma du mouvement opère des enchaînements d’images par coupures rationnelles, le cinéma du temps procède à des ré-enchaînements sur coupure irrationnelle (notamment entre l’image sonore et l’image visuelle).
C’est une erreur de dire que l’image cinématographique est forcément au présent. L’image-temps directe n’est pas au présent, pas plus qu’elle n’est souvenir. Elle rompt avec la succession empirique, et avec la mémoire psychologique, pour s’élever à un ordre ou à une série du temps (Welles, Resnais, Godard ...). Ces signes de temps sont inséparables de signes de pensée, et de signes de paroles. Mais comment la pensée se présente-elle au cinéma, et quels sont les actes de parole spécifiquement cinématographiques ?

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. Au-delà de l’image-mouvement
Comment définir le néo-réalisme ? – Les situations optiques et sonores, par opposition aux situations sensori-motrices : Rossellini, De Sica – Opsignes et sonsignes : objectivisme-subjectivisme, réel-imaginaire – La nouvelle vague : Godard et Rivette – Les tactisignes (Bresson)
Ozu, inventeur des images optiques et sonores pures – La banalité quotidienne – Espaces vides et natures mortes – Le temps comme forme immuable
L’intolérable et la voyance – Des clichés à l’image – Au-delà du mouvement : non seulement les opsignes et sonsignes, mais les chronosignes, les lectosignes, les noosignes – Exemple d’Antonioni

II. Récapitulation des images et des signes
Cinéma, sémiologie et langage – Objets et images
Sémiotique pure : Peirce, et le système des images et des signes – L’image-mouvement, matière signalétique et traits d’expression non-langagiers (le monologue intérieur)
L’image-temps, et sa subordination à l’image-mouvement – Le montage comme représentation indirecte du temps – Les aberrations de mouvement – L’émancipation de l’image-temps : sa présentation directe – Différence relative entre le classique et le moderne

III. Du souvenir aux rêves (troisième commentaire de Bergson)
Les deux reconnaissances selon Bergson – Les circuits de l’image optique et sonore – Personnages de Rossellini
De l’image optique et sonore à l’image-souvenir – Flash-back et circuits – Les deux pôles du flash-back : Carné, Mankiewicz – Le temps qui bifurque, selon Mankiewicz – Insuffisance de l’image-souvenir
Des circuits de plus en plus grands – De l’image optique et sonore à l’image-rêve – Le rêve explicite et sa loi – Ses deux pôles : René Clair et Bunuel – Insuffisance des images-rêve – Le « rêve impliqué » : les mouvements de monde – Féerie et comédie musicale – De Donen et Minnelli à Jerry Lewis – Les quatre âges du burlesque – Lewis et Tati

IV. Les cristaux de temps
L’actuel et le virtuel : le plus petit circuit – L’image-cristal – Les distinctions indiscernables – Les trois aspects du circuit cristallin (exemples divers) – La question ambiguë du film dans le film : l’argent et le temps, l’art industriel
L’actuel et le virtuel selon Bergson – Thèses bergsoniennes sur le temps : la fondation du temps
Les quatre états du cristal et le temps – Ophuls et le cristal parfait – Renoir et le cristal fêlé – Fellini et la formation du cristal – Problème de la musique de cinéma : cristal sonore, galop et ritournelle (Nino Rota) – Visconti et le cristal en décomposition : les éléments de Visconti

V. Pointes de présent et nappes de passé (quatrième commentaire de Bergson)
Les deux images-temps directes : coexistence des nappes de passé (aspects), simultanéité des pointes de présent (accents) – La seconde image-temps : Robbe-Grillet, Bunuel – Les différences inexplicables – Réel et, imaginaire, vrai et faux
La première image-temps : les nappes de passé suivant Orson Welles – Les questions de la profondeur de champ – Métaphysique de la mémoire : les souvenirs évocables inutiles (images-souvenir), les souvenirs inévocables (hallucinations) – La progression des films de Welles – La mémoire, le temps et la terre
Les nappes de passé suivant Resnais – Mémoire, monde et âges du monde : la progression des films – Les lois de transformation des nappes, les alternatives indécidables – Long plan et montage court – Cartes, diagramme et fonctions mentales – Topologie et temps non-chronologique – Des sentiments à la pensée : l’hypnose

VI. Les puissances du faux
Les deux régimes de l’image : du point de vue des descriptions (description organique et description cristalline) – Du point de vue des narrations (narration véridique et narration falsifiante) – Le temps et la puissance du faux dans l’image – Le personnage du faussaire : sa multiplicité, sa puissance de métamorphose
Orson Welles et la question de la vérité – Critique du système du jugement : de Lang à Welles – Welles et Nietzsche : vie, devenir et puissance du faux – La transformation du centre chez Welles – La complémentarité du montage court et du plan-séquence – Les grandes séries de faussaires – Pourquoi tout ne se vaut pas
Du point de vue du récit (récit vérace et récit simulant) – Le modèle de vérité dans le réel et la fiction : Moi = Moi – La double transformation du réel et de la fiction – « Je est un autre » : la simulation, la fabulation – Perrault, Rouch et ce que veut dire « cinéma-vérité » – L’avant, l’après ou le devenir, comme troisième image-temps

VII. La pensée et le cinéma
Les ambitions du premier cinéma : art des masses et nouvelle pensée, l’automate spirituel – Le modèle d’Eisenstein – Premier aspect : de l’image à la pensée, le choc cérébral – Deuxième aspect : de la pensée à l’image, les figures et le monologue intérieur – La question de la métaphore : la plus belle métaphore du cinéma – Troisième aspect : l’égalité de l’image et de la pensée, le lien de l’homme et du monde – La pensée, puissance et savoir, le Tout
La crise du cinéma, la rupture – Artaud le précurseur : l’impuissance à penser – Évolution de l’automate spirituel – En quoi le cinéma est essentiellement concerné – Cinéma et catholicité : la croyance, au lieu du savoir – Des raisons de croire en ce monde-ci (Dreyer, Rossellini, Godard, Garrel)
Une structure théorématique : du théorème au problème (Astruc, Pasolini) – La pensée du Dehors : le plan-séquence – Le problème, le choix et l’automate (Dreyer, Bresson, Rohmer) – Le nouveau statut du tout – Interstice et coupure irrationnelle (Godard) – La dislocation du monologue intérieur et le refus des métaphores – Retour du problème au théorème : la méthode de Godard et les catégories

VIII. Cinéma, corps et cerveau, pensée
« Donnez-moi donc un corps » – Les deux pôles : quotidienneté et cérémonie – Premier aspect du cinéma expérimental – Le cinéma du corps : des attitudes au gestus (Cassavetes, Godard et Rivette) – Après la nouvelle vague – Garrel et la question de la création cinématographique des corps – Théâtre et cinéma – Doillon et la question de l’espace des corps : le non-choix
Donnez-moi un cerveau – Le cinéma du cerveau et la question de la mort (Kubrick, Resnais) – Les deux changements fondamentaux du point de vue cérébral – L’écran noir ou blanc, les coupures irrationnelles et les ré-enchaînements – Deuxième aspect du cinéma expérimental
Cinéma et politique – Le peuple manque... – La transe – Critique du mythe – Fonction fabulatrice et production d’énoncés collectifs

IX. Les composantes de l’image
Le « muet » : le vu et le lu – Le parlant comme dimension de l’image visuelle – Acte de parole et interaction : la conversation – La comédie américaine – Le parlant fait voir, et l’image visuelle devient lisible
Le continuum sonore, son unité – Sa différenciation d’après les deux aspects du hors-champ – La voix off, et la deuxième sorte d’acte de parole : réflexif – Conception hégélienne, ou conception nietzschéenne de la musique de cinéma – Musique et présentation du temps
La troisième sorte d’acte de parole, acte de fabulation – Nouvelle lisibilité de l’image visuelle : l’image stratigraphique – Naissance de l’audio-visuel – L’autonomie respective de l’image sonore et de l’image visuelle – Les deux cadrages et la coupure irrationnelle – Straub, Marguerite Duras – Rapport entre les deux images autonomes, le nouveau sens de la musique

X. Conclusions
Évolution des automates – Image et information – Le problème de Syberberg
L’image-temps directe – Des opsignes et sonsignes aux signes cristallins – Les différentes espèces de chronosines – Les noosignes – Les lectosignes – Disparition du flush-back, du hors-champ et de la voix off
L’utilité de la théorie dans le cinéma

Index des auteurs

ISBN
PDF : 9782707330314
ePub : 9782707330307

Prix : 14.99 €

En savoir plus

Didier Éribon (Le Nouvel Observateur, 25 octobre 1985)

Le cinéma zoomé par un penseur moderne
Le philosophe et son ombre
En signant
L’Image-temps, deuxième volume d’une œuvre grand écran, Gilles Deleuze termine de façon superbe son entreprise inaugurée il y a deux ans avec L’Image-mouvement.
 
« Cinéma 2, moteur. Les pages de L’Image-temps tournent et l’on n’en finirait pas de citer les formules superbes qui prolifèrent tout au long de ce livre étonnant par lequel se complète et s’achève le diptyque de Gilles Deleuze sur l’art du grand écran. Il faudrait évoquer bien sûr les passages sur Orson Welles (“ Ce que Welles voit dans Falstaff ou Don Quichotte, c’est la bonté de la vie en elle-même, une étrange bonté qui porte le vivant à la création ”) ; les aperçus sur Jean-Luc Godard (“ Croire n’est plus croire en un autre monde ni en un monde transformé. C’est seulement, simplement croire au corps ”) ; ou tant d’autres encore sur Resnais, Rivette ou Rossellini...
Mais à trop vanter la beauté des monographies ou l’éclat des analyses qui constituent comme la chair de l’ouvrage, on risquerait peut-être d’oublier son ossature conceptuelle où règnent deux figures emblématiques, Bergson et Nietzsche – on peut faire confiance à Deleuze –, mais où s’affichent aussi tant d’autres noms, de Beckett à Péguy, de Claudel à Pascal. Car ce livre qui se désigne dans son titre comme “ cinéma ” est évidemment un livre de philosophie. Pas un livre de philosophie “ sur ” le cinéma. Deleuze s’en défend absolument. Il le dit et le redit : le philosophe n’a aucun privilège sur l’artiste et rien ne l’autorise à jeter les filets de sa réflexion “ sur ” la création des autres. Seule une philosophie qui aurait renoncé à produire et à inventer pourrait se contenter d’un tel repli dans la pose prétentieuse et dérisoire de la “ pensée sur ”.
Non, pour Deleuze, il s’agit au contraire d’organiser des jeux d’échos et de résonances entre les activités créatrices des différents domaines. L’art crée par constitution d’agrégats sensibles (sonores, picturaux, etc.). Le philosophe par fabrication de concepts : il ne découvre pas des notions qui préexisteraient dans l’attente de leur dévoilement, il doit les façonner de ses propres mains, tel un menuisier, il doit les polir et les travailler. Ses concepts, ceux qu’il a puisés chez Bergson – sur le temps et la mémoire –, chez Nietzsche – sur “ les puissances du faux ” –, Deleuze les a propulsés en un lieu où bouillonnent les “ idées ” du cinéma.
Et il fait jaillir de cette rencontre un type de livre inédit, où le cinéma parle de lui-même (“ les grands auteurs de cinéma sont comme les grands peintres ou les grands musiciens, c’est eux qui parlent le mieux de ce qu’ils font ”) ; où la philosophie parle d’elle-même (comme dans le premier tome, plusieurs chapitres sont intitulés « Commentaires sur Bergson ») ; et où par une surprenante alchimie s’élabore au gré des liaisons et des connexions les plus inattendues une véritable théorie du cinéma.
Ce deuxième volume de l’entreprise inaugurée voici deux ans avec L’Image-mouvement s’attache à définir l’essence du cinéma moderne. Il raconte – si l’on ose dire, car ce n’est pas un traité d’histoire – comment le néoréalisme italien a renversé les lois du cinéma en faisant émerger un nouveau type d’image. Le cinéma avait jusque-là fonctionné sur une image qui produisait son “ auto-mouvement ” : un personnage perçoit des situations, il en est affecté, et il réagit. Cette “ image-action ” sort chancelante d’une période où l’on assiste à une montée “ de situations auxquelles on ne peut plus réagir, de milieux avec lesquels il n’y a plus de relations possibles... ”.
Mais les personnages doivent alors porter le poids des dimensions temporelles, des strates du monde et du passé. Telle serait si on voulait la résumer d’un mot la thèse de ces quatre cents pages : “ L’image n’est pas au présent ”, elle sécrète son “ auto-temporalité. ” L’image est une pression de temps. Dans son présent s’enroule déjà le passé qu’elle deviendra, apparaît le futur qu’elle contient. Gisements de passés, pointes de présent, germes de futur, dans ce cinéma résolument “ bergsonien ” le rapport de l’homme avec le monde, qu’avait justement brisé “ le fait moderne ”, se reconstitue par la médiation des “ cristaux de temps ”, de “ l’image-cristal ”. “ Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons plus aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié... Nous redonner croyance au monde, tel est le pouvoir du cinéma moderne. ” Deleuze nous montre ce pouvoir en action lorsqu’il fait défiler l’invraisemblable cortège des grands personnages de la mythologie cinématographique, tout droit sortis des films de Welles, d’Antonioni, de Warhol ou de Kubrick – avec pour tout bagage le geste et la posture. “ Donnez-moi un corps, donnez-moi un monde ”, semblent-ils proclamer. Un corps, un monde, bref un temps et une vie, une force vitale.
Au terme de son nouveau voyage dans l’univers des “ signes ” (après ceux de la littérature avec Proust, de la peinture avec Francis Bacon), Deleuze s’arrête sur une question : “ Il y a toujours une heure, midi-minuit, pour se demander : qu’est-ce que la philosophie ? ” Un prochain ouvrage s’annonce où le problème sera abordé frontalement. Mais auparavant, Gilles Deleuze a décidé d’écrire un livre sur Michel Foucault. Il a déjà commencé. En hommage, en reconnaissance, en “ signe ” d’amitié. Parce qu’il sait aussi que l’on n’écrit jamais seul : “ Il y a tellement de gens qui parlent en chacun de nous, aime-t-il à déclarer, lorsqu’on l’interroge sur son œuvre, c’est comme si on avait beaucoup de personnes en soi. D’ailleurs, il n’y a pas un matin où l’on écrit de la même manière. II ne faut pas pousser bien loin pour dire que ce n’est pas le même « moi » qui écrit. Et c’est finalement l’ensemble de ces « moi » qui font une œuvre. Le créateur, c’est toujours une ombre. » Une ombre ? Ce livre lui donne un corps et il nous donne un monde. »

Pascal Bonitzer (Libération, 27 novembre 1985)


Deleuze n’à pas perdu son temps
C’était fatal. Après les ruades de
L’Image-mouvement, les laps de L’Image-temps. C’est sur eux que Gilles Deleuze s’est penché pour son deuxième volume sur le cinéma. Livre de philosophe ? Certes, mais un philosophe qui saurait que le cinéma aussi permet de penser.
 
« En revoyant l’autre jour Persona de Bergman à la télévision, on n’a peut-être pas trouvé surprenant (qu’on aime ou qu’on n’aime pas) que le film à l’époque ait été un événement artistique. Mais qu’il ait été en outre un succès public international, même relatif, ça stupéfie. Essayez de faire aujourd’hui un film aussi audacieux formellement, à supposer même que ça ait un sens d’y penser. Tout se passe comme si le public et l’industrie depuis quelques années se vengeaient de vingt ans d’aventures intellectuelles : donnez-nous notre vécu quotidien, notre héros qui fonce dans le tas, nos histoires de famille, donnez-nous de l’humain, donnez-nous, surtout, du connu. Ça ne vaut pas seulement pour le cinéma, bien sûr : regardez le roman ou la philosophie. Partout ces larmoiements : retour à l’humain, à la ligne claire, aux émotions standard, aux personnages qui saignent, qui pleurent et qui font l’amour comme avant.
Prenez le cinéma américain, ou ce qu’il en reste : qu’est-ce que c’est que cette inflation du muscle, de Schwarzenegger à Stallone, ce gonflage technologique, de Lucas à Spielberg, sinon la tentative désespérée de continuer à faire marcher à coups d’anabolisants, une vieille machine ? L’idéologie survivaliste de Terminator ou revancharde de Rambo indique l’esprit de survivance et le ressentiment qui préside à ces productions. Ce qui survit là, c’est ce que Gilles Deleuze, dans le premier volume de sa somme sur le cinéma, L’Image-mouvement, parue il y a deux ans, appelait l’image-action.
L’action a régné dans le cinéma, elle règne encore, commercialement, à sa manière. Dans le deuxième volume de cette somme, qui ne se veut pas une histoire du cinéma (mais qui l’englobe jusqu’aux productions les plus récentes) Gilles Deleuze explique pourquoi ça ne fonctionne plus, en termes d’art et de pensée, et décrit la mutation qui s’est produite entre les années 40 et 50. L’Image-temps met en perspective L’Image-mouvement : “ Nous ne croyons plus guère, écrivait Deleuze en conclusion de ce dernier livre, qu’une situation globale puisse donner lieu à une action capable de la modifier. Nous ne croyons pas davantage qu’une action puisse forcer une situation à se dévoiler même partiellement. ” Tout s’est compliqué et les individus, les masses, les classes n’ont plus cette positivité, cette densité physique, morale ou politique qui permettaient de les voir transformer ou clarifier une situation pleine. Voici l’époque des situations dispersives, lacunaires, des complots obscurs et des figures blêmes et paumées. (Voici l’époque, dirait quelqu’un qui n’est pas Deleuze, du “ pas-tout ”).
La mutation se serait produite, dans le cinéma, à la fin de la guerre, avec le néo-réalisme italien. On a cru un moment que le néo-réalisme apportait des thèmes nouveaux, un regard social, que c’était cela sa nouveauté. Mais tout de suite André Bazin avait décelé autre chose, et que la révolution était avant tout sémiotique : au cinéma du découpage et du plan, de l’enchaînement rationnel des moments, succédait un cinéma du “ fait ” brut, banal ou exceptionnel, mais non susceptible d’être traité par l’action. C’est toute l’aventure d’Ingrid Bergman dans les films de Rossellini : ce qui arrive la dépasse de toutes parts, dans Stromboli, Europe 51 ou Voyage en Italie, quelque chose d’insupportable ou de trop grand, qui est de l’ordre de l’image pure, se constitue, qui relève d’une vision ou d’une révélation, non d’une action. “ C’est un cinéma de voyant, non plus d’action ”, écrit Deleuze. En termes bergsoniens, ce que fait surgir le néo-réalisme, et plus généralement le cinéma moderne, ce qu’il explore, ce ne sont plus les situations sensori-motrices classiques (action-réaction, excitation-réponse) mais des situations optiques et sonores pures. Ce qui émerge comme objet nouveau, objet d’expérience, à travers ces “ situations optiques et sonores pures ”, c’est le Temps, jusque là subordonné par le découpage rationnel du cinéma classique au mouvement.
Si l’on considère en effet les grands cinéastes d’après-guerre, au hasard Antonioni, Fellini, Ozu, Welles, Bergman, Bresson, Godard ou Resnais, aussi divers et étrangers les uns aux autres que soient ces auteurs, on peut noter que les personnages de leurs films se caractérisent par une sorte particulière de paralysie, d’impuissance ou d’inappétence (on le leur a pas mal reproché) qui n’a plus rien à voir avec la paralysie fonctionnelle qui pouvait affecter, par exemple, tel personnage d’Hitchcock (bien qu’Hitchcock ait peut-être, comme le veut Deleuze, sur ce point préparé la voie). La névrose, la délectation morose, l’attitude flottante à la surface des événements déconnectés (“ on peut tout trouver beau ”, dit à peu près la Nana de Godard dans Vivre sa vie), le non-choix, les prédisposent à se laisser envahir par des nappes de souvenirs, par des coulées de temps pur, par des visions intolérables ou transportantes, qui deviennent l’objet propre, la construction. l’expérimentation même de la mise en scène. Voici l’époque des plans trop longs, des cadres déplacés. des faux raccords et des faux mouvements Un univers tremblé, où s’échangent et se falsifient mutuellement le réel et l’imaginaire, le passé et le présent, l’intérieur et l’extérieur, succède à l’univers “ objectif ”, à l’espace euclidien du cinéma du mouvement. Un nouveau régime de signes, un nouveau régime de l’image envahit les écrans.
Ce régime nouveau, Deleuze l’appelle “ cristallin ” par opposition à l’ancien régime “ organique ” de l’image. La différence, essentielle, ontologique, concerne le traitement de la réalité par l’image : “ On appellera « organique », écrit Deleuze, une description qui suppose l’indépendance de son objet ”, c’est-à-dire telle que “ le milieu décrit soit posé comme indépendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une réalité préexistante. On appelle au contraire « cristalline » une description qui vaut pour son objet, le crée et le gomme à la fois (...), et ne cesse de faire place à d’autres descriptions qui contredisent, déplacent ou modifient les précédentes. ” De la comédie musicale à Syberberg, en passant par Welles, Fellini, Resnais, Garrel, Godard... (et Robbe-Grillet à qui Deleuze donne dans l’ensemble une portée théorique essentielle), c’est ainsi que tout un cinéma non-euclidien, un cinéma faisant jouer à fond ce que Deleuze, après Nietzsche, appelle “ les puissances du faux ” qui surgit. L’artifice se met en scène comme artifice au lieu de se dissimuler dans les raccords , le cinéma devient dès lors son propre objet problématique (Godard), la mémoire, le rêve, cessent d’être des propriétés subjectives insérées dans une réalité préexistante, mais contaminent objectivement et troublent la trame du présent, de la réalité (Fellini, Resnais), jusqu’a rendre leur frontière indiscernable. Voici aussi les images décadrées, les décalages sonores (Tati), les décrochages de la voix off qui dissocient le champ de la réalité, le hantent de présences fantomatiques (Duras, ou Ruiz que Deleuze ne cite pas).
L’Image-temps, on l’a compris, décrit et classifie, en n’oubliant presque personne (on regrettera tout de même que G. D. n’ait pas fait un sort au cinéaste le plus secret, le plus maudit et le plus étrange : Jean-Daniel Pollet ; mais il ne pouvait pas y avoir tout le monde), toutes les tendances du cinéma moderne, comme L’Image-mouvement classifiait toutes celles du cinéma classique. Cependant, on aurait tort de croire que l’enjeu du livre se borne à cela, et surtout qu’il s’agit là simplement de formes, au sens où ne s’y joueraient pas des enjeux de pensée. Il s’agit au contraire de pensée, et les signes du cinéma moderne, les signes de temps, sont inséparables de signes de pensée.
C’est en quoi Cinéma 1 et 2 est autant un ouvrage de philosophie que de cinéma, et aussi un livre politique, au sens où Godard, Straub, Syberberg sont des cinéastes politiques. Pourquoi le cinéma en effet ? Pourquoi Deleuze est-il passé par le cinéma ? Parce qu’il l’aime sans doute, mais aussi parce qu’il y a une déchirure, une guerre dans la pensée et une guerre réelle qui traversent l’audiovisuel, l’information, l’informatique, où le cinéma joue un rôle décalé mais stratégique essentiel. (On le sent bien avec l’arrivée de Berlusconi dans le paysage médiatique français). Il s’agit de savoir si la médiatisation, l’information, soit le règne du prêt-à-penser et des images nulles, gagnera, ou si d’autres images sont possibles, des “ fabulations créatrices ” qui exposent les problèmes de façon inédite, inouïe. Par exemple la question de Hitler, et du retour d’un hitlérisme rampant : “ L’idée forte de Syberberg, c’est que nulle information ne suffit à vaincre Hitler. On aura beau montrer tous les documents, faire entendre tous les témoignages : ce qui rend l’information toute-puissante (le journal, et puis la radio, et puis la télé), c’est sa nullité même, son inefficacité radicale. L’information joue de son inefficacité pour asseoir sa puissance, sa puissance même d’être inefficace, et par là d’autant plus dangereuse. C’est pourquoi il faut dépasser l’information pour vaincre Hitler ou retourner l’image. ” Ce que ne peut pas l’information, poser la question de la source et du destinataire, le cinéma le peut. Le rôle de création ou de fabulation que joue le cinéma dans l’audiovisuel est donc essentiel, mais précaire : “ La vie ou la survie du cinéma, conclut Deleuze, dépendent de sa lutte intérieure avec l’informatique. Il faut dresser contre celle-ci la question qui la dépasse, celle de sa source et de son destinataire... ” C’est aussi la question de Godard. La question est urgente, et L’Image-temps est un livre urgent. »

 

Du même auteur

Poche « Reprise »

Livres numériques

Voir aussi

* Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche, dir. Gilles Deleuze (Minuit,1966).
* L’ascension du social, postface à La Police des familles, de Jacques Donzelot (Minuit, 1977 et Reprise , 2005).
* L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (Minuit, 1992).

Sur Gilles Deleuze :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).
* David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit, 2014).




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année