Critique


Gilles Deleuze

Le Pli

Leibniz et le Baroque


1988
Collection Critique , 192 pages
ISBN : 9782707311825
18.00 €


Le pli a toujours existé dans les arts ; mais le propre du Baroque est de porter le pli à l’infini. Si la philosophie de Leibniz est baroque par excellence, c’est parce que tout se plie, se déplie, se replie. Sa thèse la plus célèbre est celle de l’âme comme “ monade ” sans porte ni fenêtre, qui tire d’un sombre fond toutes ses perceptions claires : elle ne peut se confondre que par analogie avec l’intérieur d’une chapelle baroque, de marbre noir, où la lumière n’arrive que par des ouvertures imperceptibles à l’observateur du dedans ; aussi l’âme est-elle pleine de plis obscurs. Pour découvrir un néo-baroque moderne, il suffit de suivre l’histoire du pli infini dans tous les arts : “ pli selon pli ”, avec la poésie de Mallarmé et le roman de Proust, mais aussi l’œuvre de Michaux, la musique de Boulez, la peinture de Hantaï. Et ce néo-leibnizianisme n’a cessé d’inspirer la philosophie.
“ Qu’est-ce que ça veut dire, le tissu de l’âme ? ” ; ainsi commence ce cours, des années 1986-1987 consacrées à Leibniz. Pour illustrer cette question, Gilles Deleuze prend un exemple très simple, très concret, extrait du livre II des Nouveaux Essais sur l’Entendement : Je travaille, mais j’ai envie d’aller à la taverne. Et, pour faire comprendre ce dilemme de l’acte livre, Deleuze se sert d’une extraordinaire théorie de G. W. Leibniz sur la damnation. Ici les surprises philosophiques se suivent et s’enchaînent. À la manière d’une étoffe qu’on déploierait pli à pli.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. Le pli
1. Les replis de la matière : Le pli qui va à l’infini – La maison baroque – L’étage d’en bas : matière, forces élastiques, ressorts – Organisme et forces plastiques – Les plis organiques – Pourquoi il faut un autre étage, problème de l’âme animale – L’élévation des âmes raisonnables, et ses conséquences, organiques et inorganiques.
2. Les plis dans l’âme : L’inflexion – Les singularités – Les mathématiques baroques et la variation : nombre irrationnel, quotient différentiel, famille de courbes – Nouveau statut de l’objet – Le perspectivisme – Variation et point de vue – Nouveau statut du sujet. De l’inflexion à l’inclusion – Le département – La monade, le monde et la condition de clôture.
3. Qu’est-ce qui est baroque ? : La pièce sans -fenêtre – L’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas – Heidegger, Mallarmé et le pli – La lumière baroque – Recherche d’un concept – Les six caractères esthétiques du Baroque – L’art moderne, ou informel : texture et formes pliées.

II. Les inclusions
4. Raison suffisante : Évènements ou prédicats – Les quatre classes d’êtres, les genres de prédicats, la nature des sujets, les modes d’inclusion, les cas d’infini, les principes correspondants – Choses et substances – Les rapports internes – Le maniérisme de Leibniz – Le prédicat n’est pas un attribut – Les cinq critères de la substance – Manières et fond – Le jeu des principes.
5. Incompossibilité, individualité, liberté : L’incompossibilité ou la divergence des séries – Le récit baroque – Singularités pré-individuelles et individu – Individuation et spécification – Le jeu du monde baroque – Optimisme, misère du monde et maniérisme – La question de la liberté humaine – Phénoménologie des motifs – L’inclusion du prédicat et le présent vivant – Leibniz et Bergson : le mouvement en train de se faire – La damnation baroque.
6. Qu’est-ce qu’un événement ? :Whitehead successeur – Extension, intensité, individu – Les préhensions et les monades – Objets éternels – Le concert – Le leibnizianisme moderne : suppression de la condition de clôture, et Néo-baroque.

III. Avoir un corps
7. La perception dans les plis :L’exigence d’avoir un corps – Première étape de la déduction : du monde à la perception dans la monade – Les petites perceptions : l’ordinaire et le remarquable – Rapports différentiels – Récapitulation des singularités – Mécanisme psychique de la perception hallucinatoire – Poussières et plis dans l’âme – Deuxième étape : de la perception au corps organique – À quoi la perception “ressemble”-t-elle ? – Organes et vibrations : mécanisme physique de l’excitation – Replis de la matière – Le statut du calcul.
8. Les deux étages :Les deux moitiés les uns les autres, les “chacun” – Mathématiques des moitiés – Rôle des extrema – Virtuel-actuel, possible-réel : l’événement – Leibniz et Husserl : théorie des appartenances – Âme et corps : l’appartenance renversée, les appartenances provisoires – Domination et vinculum – Les trois espèces de monades : dominantes, dominées, dégénérées – Foules, organismes et amas – La force – Privé et public – Où passe le pli ?
9. La nouvelle harmonie : Vêtement baroque et matière vêtue – Le pli à l’infini : peinture, sculpture, architecture et théâtre – L’unité des arts – Le monde en cône : allégorie, emblème et devise – Le concettisme de Leibniz – La musique ou l’unité supérieure – Harmonique : la monade comme nombre – Théorie des accords – Les deux aspects de l’harmonie, spontanéité et concertation – Harmonie, mélodie et musique baroque.

ISBN
PDF : 9782707330352
ePub : 9782707330345

Prix : 12.99 €

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Roger-Pol Droit (Le Monde, 9 septembre 1988)

Leibniz selon Deleuze
 
«“ 
Leibniz est dangereux en bon Allemand qui a besoin de façades et de philosophies de façades, mais téméraire et en soi mystérieux jusqu’à l’extrême. ”Ainsi parlait Nietzsche. Il est vrai que, derrière les façades du maître de Hanovre – perruques de cour, missions diplomatiques, habileté de polémiste, curiosité encyclopédique, – le système du philosophe demeure pour une part énigmatique. La dispersion de l’œuvre en opuscules, correspondances, écrits de circonstance n’en est pas vraiment la cause – pas plus que son usage constant des modèles mathématiques ou sa fonction d’avocat de Dieu.
Leibniz parvient, plus qu’aucun autre sans doute, à penser ensemble l’unité du monde et son infinie diversité, l’harmonie du tout et la singularité des individus, l’unicité du réel et la multiplicité innombrable des points de vue. La clé de sa philosophie, s’il faut le dire vite, pourrait être : tout est toujours la même chose, tout diffère cependant par la manière. Cette clarté n’est sans doute qu’un trompe- l’œil. Le mystère réside ailleurs.
Derrière la façade, une chambre noire, close, hermétique peut-être. “ Les monades n’ont point de fenêtre par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir ”, écrit Leibniz. Elles n’ont “ pas de trous ni de portes ”, dit-il ailleurs. Les monades ne sont pas des âmes ni des esprits tels qu’on pouvait les concevoir avant lui. Elles tirent tout de leur propre fond, qui est sombre. Chacune exprime le monde entier mais n’en exprime clairement qu’une partie. C’est dans ce clair-obscur leibnizien que Gilles Deleuze a installé sa lanterne.
Le fait n’a rien de surprenant. Un grand penseur qui, en ce siècle, subvertit de mille et une façons les relations de l’un et du multiple – du singulier et du pluriel – devait un jour ou l’autre croiser ce maître à la fois si proche et si loin de lui. Deleuze, philosophe des mouvements, des trajectoires, des inflexions, ne pouvait manquer celui qui pense par différentielle et intégrale. En même temps, son Leibniz est comme toujours inattendu. Le livre est étincelant, magistral, vibrant, difficile – tout cela jusqu’à l’extrême, dont on ne peut donner qu’une faible esquisse.
Car Deleuze n’a jamais lu les philosophes pour faire seulement de l’histoire. Quand il s’infiltre dans la cohérence d’un système et le fait tourner, il donne autant à penser sur Deleuze que sur Hume, Nietzsche, Kant, Spinoza ou Bergson (1). À chaque fois, un vif-argent se faufile différemment dans des interstices inaperçus, opère des rapprochements inhabituels, suit des tangentes, esquive des chausses-trappes. Il s’empare finalement de toutes les commandes... pour mieux les déplacer.
À chaque fois, l’opération est menée avec un diabolique ensemble de rigueur, de souplesse et de rapidité. Ici, au bout du compte, c’est bien Leibniz. Tout y est : les monades et les petites perceptions, l’harmonie préétablie et le meilleur des mondes possibles, les deux branches du calcul infinitésimal. Le système entier se trouve disséqué. En même temps, il est mis en mouvement, investi, accentué, plié et déplié de telle façon que... c’est bien Deleuze. Tout y est : les séries et les événements, les machines et les régimes de lumière, les seuils d’intensité et les lignes de fuite. Pour y voir clair, on doit donc considérer le texte de plusieurs manières. Au moins quatre.
Comme un livre sur le système leibnizien, évidemment, et sur son fonctionnement. De rouage en rouage, Deleuze insiste sur les points de rupture avec le classicisme – celui d’Aristote aussi bien que celui de Descartes. II montre comment le sujet, l’objet, le concept, le prédicat, la substance changent profondément de statut chez Leibniz. Il prolonge ou contrecarre au passage tel aspect des commentaires célèbres de Louis Couturat, Bertrand Russell, Martial Gueroult, Yvon Belaval, Michel Serres ou André Robinet. Il offre surtout des solutions originales à d’épineux problèmes “ techniques ”. Il est évidemment exclu d’en donner une idée ici.
Mieux vaut considérer l’étourdissant trajet sous un autre angle, plus accessible. Ce serait un livre sur le baroque, dont Leibniz serait le philosophe par excellence. Curieuse charnière, le baroque : les assurances du classicisme s’effondrent. Le monde n’a plus ni centre ni figure. Les principes, en philosophie, s’effritent ou se grippent. Dieu n’est plus ce qu’il était : l’idéal théologique vacille. Mais le temps n’est pas encore au nihilisme, à l’absence de tout principe, à la mort de Dieu ni à l’éclatement du monde.
L’âge baroque sauve ce qui peut l’être encore. Il s’y prend d’une curieuse façon : à partir du manque, il produit l’abondance. Faute de centre, des perspectives innombrables et mobiles. Faute de Bien absolu, la richesse de ce qui est relativement meilleur. Les principes sont traités comme des façades ou des trompe-l’œil : Leibniz le baroque joue à les multiplier. Il fête les divergences et les combine à l’infini. Avec des dissonances accrues, il invente une nouvelle harmonie.
Reste à savoir comment il s’y prend. Troisième lecture. Voyez le titre : l’objet du livre, c’est en fait le Pli. Le monde de Leibniz est fait d’une infinité de plis. La matière inerte est pliée sous la pression de forces extérieures. L’organisme est formé d’un pli endogène et plie ses propres parties à l’infini. Les idées sont pliées dans les âmes et le fond très obscur des monades est comme une draperie noire striée de myriades de pliures, que parcourent les petites perceptions. Bref, le baroque plie tout : les lignes, les corps, les costumes, mais surtout l’extérieur sur l’intérieur, les monades sur la nature. Ce pli allant à l’infini, pas question d’y échapper. Déplier, “ ex-pli-quer ”, ce n’est pas effacer les plis, c’est les parcourir, voire en former de nouveaux.
Du coup, nous sommes au-delà de Leibniz aussi bien que du baroque. Il faut envisager le livre, d’un quatrième point de vue, comme l’esquisse d’une théorie générale du pli. Deleuze l’amorçait déjà dans le dernier chapitre de son Foucault (Éditions de Minuit, 1986). II est vrai que la notion de pli est assez souple pour avoir mille applications. Maniée par un philosophe virtuose, elle devient d’une redoutable ubiquité. On peut la voir contourner, ou englober, la question de l’être. On peut lui faire traverser en diagonale l’héritage contemporain de Leibniz, depuis les travaux de mathématiciens comme Thom ou Mandelbrot jusqu’aux recherches des biologistes sur l’épigenèse. On la verrait enfin triompher dans les créations néobaroques d’aujourd’hui : les pliures de Hantaï, la musique de Boulez (Pli selon pli), l’écriture de Borges, ou celle de Michaux (Vivre dans les plis). Entre autres.
D’autres lectures encore sont évidemment possibles. Celle qui plierait le livre du côté du dialogue, explicite, de Deleuze avec Heidegger. Celle qui expliquerait son dialogue, implicite, avec Hegel. Ou celle encore qui verrait revenir, en filigrane, le problème d’une confrontation philosophique avec l’Orient, auquel Leibniz accorda une attention aiguë et constante (2).
Finalement, ce qu’il y a de terrible, avec Deleuze, c’est qu’à le lire comme à l’entendre on se sent devenir agile, vif, léger – sans pouvoir expliquer pourquoi on est si avisé. C’est bien sûr à ce signe qu’on reconnaît les grands. Seulement, le cours achevé ou le livre fermé, quand l’esprit avec lui ne bat plus la campagne, il n’est pas indiqué de s’essayer au mime. Ceux qui tentent de répéter ses jeux se retrouvent Gros-Jean comme devant. Attention : il n’y a pas que Leibniz qui soit dangereux. »

(I). On se reportera, dans l’ordre des auteurs cités, à Empirisme et Subjectivité (Presses universitaires de France, 1953), Nietzsche et la philosophie (Presses universitaires de France, 1962), La Philosophie de Kant (Presses universitaires de France, 1963), Spinoza et le problème de l’expression (Éditions de Minuit, 1968), Spinoza – philosophie pratique (Éditions de Minuit, 1981), Le Bergsonisme (Presses universitaires de France, 1966).
(2). Voir à ce sujet la remarquable édition du Discours sur la théologie naturelle des Chinois, accompagné d’autres écrits de Leibniz sur la question religieuse de Chine (Éditions de L’Herne, « Bibliothèque des mythes et des religions »).

Bruno Paradis (Magazine littéraire, septembre 1988)


Leibniz : un monde unique et relatif
Dans son dernier livre, Deleuze décrypte les zigzags du pli dans la philosophie leibnizienne. Et il suit la ligne baroque qui passe selon ce pli.
 
«“ Nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier ” (1). La référence à Leibniz a toujours tenu une place insigne dans le travail philosophique de Gilles Deleuze, fondée, certes, sur un profond anticartésianisme, mais liée surtout à trois enjeux philosophiques fondamentaux : la possibilité de développer une logique de l’événement, comme pensée rigoureuse et anexacte ;l’investigation de l’horizon du virtuel, comme souci transcendantal des processus d’individuation ; le jeu des séries dans leur rapport à “ l’extraordinaire notion de compossibilité ” (2), comme passion des singularités dans leur devenir. Mais c’est par un tout autre biais que Deleuze aborde Leibniz dans son dernier ouvrage intitulé Le Pli. C’est comme un nouveau passage, une redécouverte. Car, cette fois, en suivant le mouvement qui va du monde à son inclusion dans la monade, de la monade et de ses prédicats à la perception, de la perception au rapport de ressemblance, il s’agit de se confronter à la très difficile question des rapports de l’âme et du corps, c’est-à-dire, aux modalités de rabattement et de passage qui s’établissent entre ces deux registres distincts, registres qui sont tout aussi bien celui du lisible que celui du visible. Cette confrontation trouvera son point culminant dans l’analyse du vinculurn substantiale, une notion extrêmement délicate à cerner, mystérieuse de l’avis même de Leibniz car renvoyant à Dieu et au Mystère de la création, mais une notion qui répond parfaitement à la définition du concept : un pur individu ou une singularité absolue. Le vinculum, ou lien substantiel, est le pli de l’âme et du corps, le pli qui fait passer à travers lui tous les plis.
C’est dans le texte consacré à Michel Foucault que Deleuze avait introduit et développé le concept de pli pour décrire les processus de subjectivation comme constitution d’un dedans de la pensée, “ un dedans qui serait seulement le pli du dehors ” (3) : engendrer penser dans la pensée. Mais cette introduction n’avait pu se faire qu’à la condition de montrer que, par-delà la rencontre effective avec Heidegger, Foucault développait une conception du pli originale, et que le pli du dedans et du dehors n’était pas une simple reprise ou variante du pli ontologique, mais qu’au contraire il portait en lui une critique du caractère restreint, voire précipité de ce dernier. Une préoccupation évidente sous-tendait l’analyse : soustraire Foucault à une éventuelle influence de Heidegger pour rétablir la véritable filiation, la ligne généalogique, qui passe par Nietzsche (4). Un problème restait toutefois en suspens : déterminer les conditions du surgissement du concept de pli sur la scène philosophique. C’est là qu’on retrouve la philosophie de Leibniz : un monde à deux étages, ou le pli de l’âme et du corps. Le pli est l’invention philosophique de Leibniz.
Mais l’originalité de la démarche de Gilles Deleuze dans Le Pli ne consiste pas seulement à suivre les zigzags et les va-et-vient du pli dans la philosophie leibnizienne, elle tient aussi à l’analyse et à la définition qu’il propose du Baroque : “ le pli qui va à l’infini ”. D’où le sous-titre de l’ouvrage : “ Leibniz et le Baroque ”.
L’ensemble des traits opératoires qui donnent au Baroque sa spécificité sont au nombre de sIX. Ce sont : le pli porté à l’infini dans une sorte d’affranchissement sans limites, l’autonomie de l’intérieur et l’indépendance de l’extérieur, la distinction des deux étages avec l’aspiration de l’âme vers le haut et la pesanteur de la matière vers le bas, le dépli comme extension de l’acte du pli (toujours un pli entre deux plis), les textures qui font que la matière devient matière d’expression, le paradigme du tissu avec ses plis, simples ou composés, ses ourlets, ses drapés, mais aussi ses textures et ses feutrages. On notera que chacun de ces traits ne constitue pas moins une des composantes spécifiques du leibnizianisme. Ainsi, le paradigme du tissu dégage autant de strates entre le haut et le bas et constitue une déduction formelle susceptible de s’articuler avec ces différents types de notions que sont : les Identique ou les Formes absolues, les Définissables, les Réquisits, les Monades, mais aussi les Agglomérats (5). C’est donc un rapport singulier qui se noue entre Leibniz et le Baroque et qui permet à Deleuze de dire : “ il revient au même de se demander si Leibniz est le philosophe baroque par excellence, ou s’il forme un concept capable de faire exister le Baroque en lui-même ”(6). Mais c’est aussi un procédé original qui n’engage pas moins une certaine idée de la philosophie. Nous en trouverions un exemple dans la façon de corréler le concept d’harmonie préétablie chez Leibniz et la naissance de l’harmonie à l’époque baroque (7). Un tel procédé définit le style philosophique de Gilles Deleuze et le concept qui permet de l’exprimer est : la diagonale.
Déjà dans L’Image-mouvernent et dans L’Image-temps, Deleuze, alors qu’il se proposait de faire une classification des images, avait systématiquement confronté le cinéma à Bergson et aux concepts qu’il inventait. Le problème n’était pas de faire du cinéma un simple exemple de la philosophie bergsonienne, pas plus qu’il s’agit dans le cas présent de faire du Broque le produit d’une simple application du leibnizianisme. La logique de la démarche semble plutôt être la suivante. Il existe des domaines distincts, par exemple, la science, l’art, le cinéma, mais aussi la philosophie, qui se définissent chacun par la productions d’objets singuliers. Ces objets sont fonctions de la nature des matériaux et des forces à l’œuvre dans les domaines respectifs, et leur productions constitue autant d’investigations et d’expérimentations dans la pensée. Le concept est le produit d’une semblable investigation ou expérience propre à la philosophie : un individu. Mais ces domaines ou ces champs ne sont pas simplement juxtaposés les uns aux autres, pris dans des rapports d’extériorité. Il faut, au contraire, envisager les différentes façons dont ce qui a été élaboré dans un champ peut se retrouver dans un autre. On distinguerait alors les passages rendus possibles en raison même de la nature poreuse des parois qui séparent deux domaines distincts (les mathématiques et la physique quantique) ; les phénomènes de capture où ce qui a été élaboré dans un champ se trouve annexé, repris et relancé dans un autre champ ; les analogies (mais cela suppose qu’on produise un concept rigoureux de l’analogie, ce que seul est susceptible de faire une logique de l’événement, laquelle ne peut se développer qu’à l’encontre de toute logique de l’identité ou de l’attribution) (8) comme déclinaison de schèmes (c’est l’exemple de l’harmonie que nous indiquions plus haut). Sur ce dernier point, on peut considérer comme tout à fait essentielles les analyses de l’objectile (9) faites en rapport avec la géométrie projective de Désargues, analyses d’autant plus importantes qu’elles esquissent les contours d’une pensée apte à problématiser l’objet technologique et à conceptualiser les enjeux des techniques contemporaines.
À n’en pas douter, c’est déjà cet ensemble de passages et de traductions que propose Leibniz et que met en œuvre le Baroque. “ Il y aurait donc une ligne baroque qui passerait exactement selon le pli, et qui pourrait réunir architectes, peintres, musiciens, poètes, philosophes ” (10). Tracer la diagonale. Ou suivre la ligne baroque à travers la description qu’elle nous propose de la monade. En effet, celle-ci est définie, dans la Monadologie, comme étant “ sans porte ni fenêtre ”. Formule énigmatique mais qui devient singulièrement expressive si on la rapporte aux traits dominants de l’architecture baroque. Alors, la monade pourra être comparée à un cabinet de lecture, ou encore à l’abbaye de La Tourette de Le Corbusier, avec son fond obscur, ses décorations intérieures et sa lumière qui ne “ pénètre que par des orifices si bien coudés qu’ils ne laissent rien voir du dehors, mais illuminent ou colorent les décorations d’un pur dedans ” (11). On comprendra dans ces conditions que s’il s’agit de donner au Baroque le concept qui lui permet d’exister, il n’est pas pour autant question de le limiter à une simple période historique. C’est ainsi que, sans perdre de sa rigueur, le concept de Baroque essaime et permet de penser des œuvres contemporaines dans des domaines aussi différents que ceux de la peinture, de l’architecture, de la littérature et de la musique, des œuvres telles que celles de Hantaï, Michaux, Borges, Boulez, mais aussi le minimal art dans sa façon de se mouvoir dans les intervalles, entre peinture et sculpture. Et si la ligne part précisément du Baroque, c’est parce que celui-ci se définit par son style, voire son éthique. L’affirmation d’un monde unique et infiniment diversifié, produit d’un jeu divin, et que ne cesse de rejouer les séries qui le constituent, un monde tout entier édifié à la gloire de la pensée qui crie sa joie (le self-enjoyment) mais aussi son inquiétude, voire sa détresse.
C’est à l’investigation d’un tel monde que se livre la philosophie de Leibniz. Et selon une formule bien connue, ce monde est le meilleur, même s’il inclut le péché d’Adam ou la traîtrise de Judas : “ Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n’est que possible dans l’idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question, il n’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n’est qu’en général on doit dire que puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pêcheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres possibles ” (12). Toutefois, comme Deleuze prend soin de le souligner, le Meilleur n’est pas le Bien, il n’est que la conséquence de la défaite du Bien (13) ; il ne suppose pas un modèle, mais implique une sélection. En ce sens, le principe du meilleur est un cri de la raison, comme tous ces principes que ne cesse de multiplier Leibniz, un cri qui signifie que nous assistons à une mutation dans la façon de philosopher : nous devons partir du monde, de l’ensemble des événements qui font ce monde, et en fonction de chaque cas trouver le principe susceptible d’en donner la raison. C’est une casuistique, doublée d’une jurisprudence parce que la raison théologique est en crise (prémices d’autres crises). Dans ces conditions, le principe du Meilleur peut se comprendre comme une justification de l’action divine : l’homme se fait l’avocat de Dieu, et Dieu crée le monde dans un jeu. Rejetant les séries divergentes dans des mondes incompossibles, sélectionnant parmi l’infinité des mondes possibles, Dieu n’en retient qu’un, en fonction de sa liberté. Le monde le meilleur est un monde unique et relatif, mais un monde à deux étages.
À l’étage du haut, nous avons les âmes, toutes distinctes ; chacune exprime le monde d’un point de vue singulier en raison d’un vecteur interne de concavité ; sans action les unes sur les autres, elles tirent tout de leur propre fond, un fond fait d’une infinité de perceptions dont seulement une partie franchit le seuil de la conscience ; c’est le plan des monades comme ensemble de forces primitives. Et il faut voir avec quel soin Deleuze décrit ce monde de l’intimité, avec ses intérieurs, décorations et tapisseries ; il faut suivre l’analyse de la perception, chavirée par les poussières des micro-perceptions et suspendue au caractère hallucinatoire des macro-perceptions, jusqu’au moment où s’impose une déduction morale des corps. Astreint à la règle de la convergence des séries, ce plan n’en est pas moins infiniment diversifié, chatoyant, fait de plis à l’infini. À l’étage du bas, nous avons la matière, organique et inorganique, soumise aux forces dérivatives, élastiques et plastiques, qui lui donnent son mouvement curviligne ; régie par les lois du mécanisme, le mouvement s’y communique de proche en proche à l’infini et dans toutes les directions ; c’est un plan fait de masses et d’agrégats où des vecteurs extrinsèques de pesanteur définissent la position d’équilibre d’un corps ; nous devons alors parler de singularités d’extremum qui renvoient à des axes de coordonnées. Ce plan n’est pas moins original que le précédent car nous sommes pris dans des mouvements de flux perpétuels, et les replis de la matière sont comme autant de ressorts ou de machines de machines. Univers du plein.
La description des régimes qui caractérisent chacun de ces deux étages est d’une grande importance puisqu’elle permet de poser leur distinction réelle, mais elle reste insuffisante car elle laisse dans l’ombre ce qui permet de les rapporter l’un à l’autre, c’est-à-dire ce qui permet de poser leur inséparabilité. C’est pourquoi entre les plis de l’âme et les replis de la matière nous devons faire passer le pli du monde. Il faut donc distinguer entre la ligne d’inflexion à courbure infinie, faite de ponts-plis, qui définit le monde comme pure virtualité, la monade à l’intérieur de laquelle le monde s’actualise, et la matière où il se réalise. C’est toujours par rapport à ce tiers qu’est le monde que se définissent l’actuel et le réel, l’âme et le corps, et que se détermine la nature de leur rapport. À ces catégories du virtuel, de l’actuel et du réel nous devons, toutefois, adjoindre celle du possible puisque c’est sous cette forme que le monde existe dans l’entendement de Dieu avant que son choix ne soit fait. “ Le monde est une virtualité qui s’actualise dans les monades ou les âmes, mais aussi une possibilité qui doit se réaliser dans la matière ”(14). Doublée par le possible, l’approche leibnizienne du virtuel se révèle particulièrement complexe. Complexité qui risque fort de se transformer en un véritable problème si nous rappelons que la conception de l’objectile trace les linéaments d’une pensée de la technique, et si nous posons que celle-ci ne trouvera à se développer qu’à partir d’une problématique du virtuel. Sur ce point, une confrontation de Leibniz et de Bergson s’impose. Quoiqu’il en soit, nous devons dire que le pli est ce qui se distribue dans chacun des étages et qu’il assure ainsi leur mise en relation. Ou, pour reprendre le vocabulaire de Différence et répétition, le pli est le différenciant de la différence qui rapporte immédiatement l’un à l’autre ce qu’il différencie.
La puissance du concept de pli est de poser en même temps la distinction réelle et l’inséparabilité. Car entre l’âme et le corps, une fois posée la distinction, il n’y a pas seulement convergence, ou harmonie universelle, il y a aussi l’ensemble de ces phénomènes de rabattement du haut sur le bas. Il en résulte qu’on ne peut pas dire où commence l’intelligible et où finit le sensible et qu’à ce titre il n’y a pas de contradiction entre le principe des indiscernables et le principe de continuité. C’est un point extrêmement important dont le vinculum substantiale peut nous donner une idée. Nous retiendrons principalement quatre aspects : 1) le vinculum fonde une théorie de la double appartenance qui fait qu’un corps appartient à une âme et que des âmes appartiennent à ce corps ; 2) il donne au corps son unité, de sorte qu’à travers le flux de la matière quelque chose demeure, identique ; 3) il est une liaison primaire non localisable entre une constante et des variables : “ la relation est extérieure aux variables, de même qu’elle est le dehors de la constante ” (15) ; 4) il définit une zone intermédiaire. Le pli est le dehors ; il est cette ligne infiniment mobile, pur virtuel, qui, en vertu de ses torsions, constitue des domaines distincts, chacun avec son régime propre (âme et corps, lisible et visible, voire forme d’expression et forme de contenu) ; mais il est aussi ce qui dresse la carte des passages entre les régions ainsi distinguées. Avec ce concept de pli, nous retrouvons l’intuition profonde de la philosophie deleuzienne : décliner les virtualités, décrire des agencements, repérer les lignes de faille, et tracer la diagonale qui est puissance d’invention, expérience du futur comme temps de la pensée.
Le monde leibnizien est un monde à deux étages avec des rabattements du haut sur le bas. Mais on peut aisément imaginer un monde encore plus complexe, un monde fait d’une infinité d’étages, chacun avec son régime propre ; un monde où les surfaces glisseraient les unes sur les autres, dans une redistribution constante des niveaux de l’édifice de sorte qu’aucune assignation ne serait possible ; un monde où les appartenances et les rabattements seraient multiples parce que les points de conjonction seraient toujours des vecteurs de vecteurs ; un monde où les vecteurs seraient élevés à la puissance n. Ce ne serait plus simplement les deux labyrinthes, de la liberté et du continu, dont parlait Leibniz, mais plutôt un labyrinthe feuilleté. Les strates de l’incompossible. Habiter ce monde signifie : développer un art des intervalles. »

(1). Le Pli, p. 189.
(2). Logique du sens, Éditions de Minuit, p. 135.
(3). Foucault, Éditions de Minuit, p. 104.
(4). Pour la discussion du rapport entre Michel Foucault et Heidegger, cf. Foucault, p. 115-121, et p. 137 : “ Si le pli et le dépli animent non seulement les conceptions de Foucault, mais son style même, c’est parce qu’ils constituent une archéologie de la pensée. On s’étonnera moins peut-être que Foucault rencontre Heidegger précisément sur ce terrain. Il s’agit d’une rencontre plus que d’une influence, dans la mesure où le pli et le dépli ont chez Foucault une origine, un usage, une destination très différents de ceux de Heidegger (...). C’est une histoire nietzschéenne plutôt que heideggerienne, une histoire rendue à Nietzsche ”.
(5). Le Pli, p. 66. 
(6). Le Pli, p. 47.
(7). Le Pli, p. 175-187 ; “ Il semble difficile de rester insensible à l’ensemble des analogies précises entre l’harmonie leibnizienne et l’harmonie qui se fonde aux mêmes moments dans la musique baroque ”, p. 186.
(8). Pour une critique de l’analogie dans ses rapports avec une logique de l’identité, cf. Différence et répétition, p. 45-52.
(9). Le Pli, p. 26. 
(10). Le Pli, p. 48. 
(11). Le Pli, p. 39.
(12). Discours de métaphysique, p. 30.
(13). Le Pli, p. 91 : “ Le meilleur n’est qu’une conséquence. Et, même comme conséquence, il découle directement de la défaite du Bien (sauver du Bien tout ce qui peut être sauvé...) ”.
(14). Le Pli, p. 140.
(15). Le Pli, p. 150.

Xavier Delcourt (La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1988)

La ligne baroque
 
« Leibniz, expliqué. Après la schizo-analyse, le cinéma, après Foucault, voilà que tout se passe comme si Deleuze rebroussait chemin. Retour au XVIIe siècle, à la “ tradition ” philosophique, à l’avant 1968. Et l’on découvre, en effet, dans Leibniz et le Baroque tout un éventail d’inflexions enveloppées dans Différence et répétition (1) ou dans le Spinoza (2). Quelque chose comme une face cachée, ou plutôt une doublure, inversée soudain, qui révélerait une constellation de nœuds sous-jacents.
 
PLIER, v.t. (lat. plicare). Mettre en double une ou plusieurs fois, en rabattant une partie contre l’autre : plier du linge // Rapprocher les unes des autres les parties d’un objet : plier une tente, un éventail // Courber, fléchir : plier de l’osier, les genoux // Fg. : assujettir, accoutumer : plier un jeune homme à la discipline. (Larousse)
Verbes dérivés : replier, déplier... ; amplifier... ; impliquer, expliquer, compliquer, appliquer... dupliquer, multiplier...
Cherchez fléchir.
 
Pourtant, d’un autre côté, la perspective n’est plus la même, ni l’éclairage projeté sur les textes. Les points remarquables, et les trajets qui les relient ont varié, comme si le parcours accompli se rabattait sur les itinéraires d’alors. Ce n’est pas seulement que les nouveaux essais conspirent avec le Studiolo de Florence, que Leibniz et le Baroque résonnent, comme si le philosophe actualisait clairement les idées que réalisent confusément les artistes. C’est qu’une figure obscure, dont les habits d’arlequin hantent distinctivement l’œuvre de Deleuze (fondement coudé, disjonction inclusive, fêlure, paradoxe, schize, rhizome, interstice) trouve enfin son concept opératoire. Le fond d’une pensée prend de la hauteur, devient point de vue, foyer d’ordonnancement d’une série de transformations. Son nom le plus précis : le Pli.
C’est donc le concept de Pli qui organise la rencontre entre Leibniz et le Baroque, dans un problème dérivé : “ Il est facile de rendre le Baroque inexistant, il suffit de ne pas en proposer le concept. Il revient donc au même de se demander si Leibniz est le philosophe baroque par excellence, ou s’il forme un concept capable de faire exister le baroque en lui-même. ”
La résolution du problème consiste à développer les deux versants de la proposition. Versant esthétique : l’opération distinctive du Baroque est de pousser doublement le pli à l’infini, à la fois vers la pointe concave du haut et les compressions enrubannées du bas, “ pli sur pli, pli selon pli ”. Et Deleuze évoquera la coupole de San Andrea della Valle, L’Enterrement du comte d’Orgaz, ou le rêve de Théodore, qui clôt la Théodicée. Versant épistémologique : Leibniz rend concevable l’unité de cette opération, la duplicité de ses dimensions, les multiples variations qui la modulent ou la diversifient. Inclusion de l’événement et du prédicat dans la monade, plis intérieurs de l’âme et replis extérieurs de la matière, singularité des monades et individualité du corps collectif qu’elles possèdent chacune pour elle-même.
Qu’une philosophie offre l’écho, le miroir réfléchissant la convergence des arts de son temps, qu’elle formule ce que des œuvres donnent à voir, un sociologue débutant s’en convaincra dès la rentrée d’octobre. Aussi ne s’agit-il pas du tout de cela chez Deleuze. Le Pli n’est pas un thème du XVIIe siècle, même s’il bouillonne du vêtement au marbre, de la nature morte à l’urbanisme. C’est une opération primitive, qui caractérise une lignée baroque, avec sa mécanique des fluides qui rompt avec la géométrie des solides. C’est un principe génétique qui distingue une lignée leibnizienne, avec sa logique de l’événement qui rompt avec la métaphysique de l’être. Une opération et un principe rapportant l’une à l’autre ces deux lignées. Le Caravage, Le Gréco, Le Bernin, Lanfranc, Rameau, mais aussi Hantaï, Klee, Dubuffet, Gropius, Boulez ou Cage. Leibniz, mais aussi Chrysippe, Maïmon, Heidegger, Whitehead, Ruyer et encore Mallarmé, Proust, Leblanc, Michaux, Borges. Si l’on adjoint à ce double étoilement les grands textes sur le Baroque et sur Leibniz, on obtient la configuration deleuzienne du Pli (3). Deleuze bifurque d’un point à l’autre à la vitesse de la pensée, déployant une fantastique spirale.
Il y a, bien sûr, un mobile historique à la prolifération des cavernes ou des récits emboîtés, à l’ondulation vertigineuse des textures, à la multiplication des perspectives. Pourquoi le Baroque invente-t-il un processus infini de raccordement bi-directionnel ? Pour reconstruire un habitat fracassé. “ Énormité de la crise ”, souligne Deleuze. Tout se dérègle, menace de s’abîmer dans le double chaos d’un devenir dément. Le cosmos fuit, se dilue dans l’infiniment grand de l’univers, S’effondre dans l’infiniment petit du vivant. La raison théologique s’écroule, ruinée par un décentrage qui rend à chacun sa trajectoire et révèle que le pire est possible. Il s’agit d’élaborer un règlement applicable aux infinis, aux catastrophes inéluctables et aux méchancetés volontaires. De donner au “ même monde, une autre scène ” : restaurer une génèse, des principes, des directions. Avant le nihiliste, l’individu bourré de principes. “ C’est cela, le Baroque : le splendide moment où l’on maintient. Quelque chose plutôt que rien, et où l’on répond à la misère du monde par un excès de principes (...). ”
Comment le pli baroque, ou leibnizien, opère-t-il de proche en proche la reconstruction du monde ? Pour l’appréhender, Deleuze propose une allégorie qui charpente tout son livre : les deux étages de la maison baroque. “ En haut, les monades raisonnables ou les Chacuns, comme des appartements privés qui ne communiquent pas, qui n’agissent pas les uns sur les autres, et qui sont les variantes d’une même décoration intérieure (...) ; en bas, l’univers matériel des corps, comme des Communs qui ne cessent de communiquer du mouvement, de propager des ondes, d’agir les uns sur les autres. ” Microplissements spontanés de l’âme, qui tire de son fond toutes ses hallucinations perceptives, conformément à sa zone de clarté et à son degré d’amplitude (mais aussi à son crible qui procède par intégration de rapports différentiels). Micro-replis provoqués extrinsèquement dans la matière, amassée par des forces élastiques et organisée par des forces plastiques. S’exerçant dans l’entre-deux, s’actualisant dans les unes et se réalisant dans l’autre : le Pli, pure virtualité, eventum tantum. “ Le monde à deux étages seulement séparés par le pli qui se répercute des deux côtés suivant un régime différent, c’est l’apport baroque par excellence. ” Un apport qui trouve chez Leibniz son concept, que Deleuze ne cesse de développer dans toutes les directions.
Au firmament des leibniziana, le Pli brille des feux inimitables du génie.
Deleuze consacre des pages éblouissantes aux mathématiques baroques, à la typologie des concepts, au mécanisme de l’aperception, ou à la théorie de l’appartenance. Mais toute réflexion sur le Baroque devra aussi passer, désormais, par le crible qui l’ordonne ici, et le prolonge vers un néo-baroque contemporain. “ Ce qui a changé, c’est l’organisation de la maison et sa nature (...) mais nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier. ”»

(1). Presses universitaires de France, 1968 ; cf. en particulier pp. 66-69, 218-286, et 314-324.
(2). Spinoza et le problème de l’expression, Éditions de Minuit, 1968, passim. Les deux ouvrages formant la thèse d’État de Deleuze.
(3). On en trouve une première version, sous ce nom, dans le Foucault, Éditions de Minuit, 1986, pp. 105-141.

Didier Éribon (Le Nouvel Observateur, 9 septembre 1988)


Rencontre avec Gilles Deleuze
Les cimaises du philosophe
L’auteur de L’Anti-Œdipe brosse le portrait conceptuels de Leibniz. Grâce à lui, la philosophie nous en fait voir de toutes les coleurs.
 
«“ Il y a toujours une heure, midi-minuit, pour se demander : qu’est-ce que la philosophie ”, écrivait Gilles Deleuze en 1985 à la fin de L’Image-temps, le deuxième volet de son diptyque sur le cinéma. Il annonçait alors un livre qui aborderait de front cette question, qui donnerait le principe de ce qu’il avait voulu faire dans ses études sur la peinture (Francis Bacon. Logique de la sensation) ou sur le septième art (L’Image-mouvement puis L’Image-temps). Mais il lui fallait d’abord s’acquitter d’une dette. Et ce fut en 1986 le coup d’éclat de son hommage à Foucault. Un livre dense, coupant comme un diamant, surgi d’une nécessité intérieure, comme pour continuer un dialogue avec un homme – un ami – et avec une œuvre qui avaient si souvent croisé la sienne. La parution de ce petit volume avait produit une sorte d’électrochoc et avait été saluée en France et à l’étranger comme un événement. Et puis Deleuze s’était de nouveau retiré dans l’ombre de son cabinet de travail, fuyant les lumières à ses yeux paralysantes du vedettariat intellectuel. Et un beau jour, on avait appris qu’il travaillait sur Leibniz. Que devenait son livre sur l’activité philosophique ? Et pourquoi ce retour à l’histoire de la philosophie qu’il semblait avoir abandonné depuis tant d’années ?
“ L’histoire de la philosophie, explique-t-il, c’est pour moi comme le portrait en peinture. Sauf que ce n’est pas un portrait physique, c’est un portrait mental, un portrait de concepts. Alors il n’y a pas lieu de demander à un peintre pourquoi il fait un portrait. Non, tantôt il peint des portraits, tantôt il fait autre chose. Ce livre sur Leibniz, c’est mon activité de portraitiste. ” Ce qui permet à Deleuze d’ajouter tout de suite cette précision : “ Il n’est d’ailleurs pas nécessaire qu’un portrait soit ressemblant. Il y a le style du portraitiste. Pour le philosophe, c’est pareil. Je ne dirai peut-être pas que c’est « mon » Leibniz, mais que ce sont les concepts de Leibniz tels qu’ils trouvent en moi une résonance. ”
Pour Deleuze, un livre doit toujours avoir une nécessité. Pourquoi l’auteur de Monadologie, sur qui les commentaires ne manquent pas ? “ C’est un auteur qui a été très souvent commenté, mais il me semblait qu’il y avait un secret de Leibniz, une multitude de secrets. Et ce secret, il se tenait dans les choses les plus simples, les plus évidentes, les plus concrètes. Les grands commentateurs de Leibniz ont analysé très profondément ses concepts, mais il me semble qu’ils ont ignoré la plupart du temps leurs bases concrètes, leurs conditions vécues. Or je pense qu’on ne peut pas comprendre la philosophie si on ne la met pas en rapport avec le non-philosophique qui l’entoure et qui est intimement lié à elle. Lorsque Leibniz décrit l’âme comme une « monade » qui est « sans porte ni fenêtre », « avec un sombre fond », il faut le comprendre par analogie avec l’intérieur d’une chapelle baroque, où les murs sont de marbre noir, où la porte est minuscule, les fenêtres inapparentes... De la même manière, on ne peut saisir clairement ce que Leibniz entend par « harmonie préétablie » si on ne se réfère pas à la musique baroque, c’est-à-dire le moment où l’harmonie s’affranchit de la mélodie. ”
On ne s’étonnera pas de trouver dans le livre de Deleuze toutes les strates du “ non-philosophique ” : l’architecture, l’art du pli et du drapé dans le costume baroque, l’art religieux, la musique, les mathématiques... Et la pensée de Leibniz s’en trouve éclairée de magistrale façon. Il appartient aux spécialistes de se prononcer sur cette lecture érudite et novatrice. Notons simplement que Deleuze opère selon une méthode inverse de celle qu’il mettait en œuvre dans Cinéma I et Cinéma Il ou dans Logique de la sensation... Ce qu’il s’agissait de montrer, c’est qu’il y avait de la philosophie dans l’art, dans les produits de la création artistique. Il veut montrer à présent qu’il est nécessaire d’en passer, par le dehors, par le non-philosophique, pour déchiffrer les créations intellectuelles. Comme s’il fallait entendre que la création est toujours le fruit d’une rencontre, un jeu d’échos entre les différents domaines de l’activité humaine. Cheminements et rencontres. Jeux d’échos. Et au résultat : l’événement au sens d’avènement de la nouveauté.
On aperçoit désormais que ce détour par Leibniz, au fond, n’en était pas un. C’est une introduction, une préparation à l’ouvrage général sur “ Qu’est-ce que la philosophie ? ” que nous avons entre les mains. “ En effet. Je ne dirais pas que je me sens proche de Leibniz, je suis beaucoup plus proche de Spinoza ou de Nietzsche. Mais, pour moi, la manière dont Leibniz conçoit J’activité philosophique est un modèle. Car il est avant tout un créateur de concepts. Il en a inventé une multitude, d’une richesse incroyable. Et c’est sans doute pour cette raison qu’il est le philosophe qui a eu le plus grand nombre de disciples vraiment créateurs. Et, pour moi, la philosophie, c’est cette activité productrice de concepts. Elle n’est pas réflexion, elle n’est pas communication, non, elle est création. Je ne me pose donc pas la question de la fin de la philosophie. Car on aura toujours besoin de concepts nouveaux, exigés par des situations nouvelles. Il y aura toujours à créer. ”
Cette étude est donc un nouvel oriflamme levé par Deleuze pour exalter la conception qu’il se fait de la philosophie. Tout comme la plaquette d’hommage à François Châtelet qui parait en même temps. Mais Deleuze a déjà repris le travail. “ Ce livre sur Leibniz est un peu mon adieu à l’histoire de la philosophie. Maintenant, je veux écrire ce texte sur l’activité philosophique. Mais ce sera un tout petit livre. Et puis, je vais reprendre mon projet d’une philosophie de la nature, que j’écrirai avec Félix Guattari. C’est un projet qui me tient à cœur, à une époque où il n’y a plus de distinction entre la nature et l’artifice. ”
Il y a prés de vingt ans, Michel Foucault disait qu’un jour “ le siècle serait deleuzien ”. Nous n’en sommes pas encore là, et cette œuvre n’a pas encore “ fini de tournoyer au-dessus de nos têtes ”, elle n’est pas encore entrée dans nos modes de pensée et dans nos habitudes. Mais l’accueil retentissant fait à chacune de ses avancées montre que la prophétie de Foucault est peut-être en passe de s’accomplir. ”

Robert Maggiori (Libération, 22 septembre 1988)


La pensée mise en plis
 
« En même temps que Périclès et Verdi. La Philosophie de François Châtelet, Gilles Deleuze publie Le Pli. Leibniz et le baroque. On aura quelque scrupule à dire qu’il s’agit là d’un “ événement ”. Parce que le terme meurt d’inflation, et parce que la propre pensée de Deleuze fait de l’“ événement ” le plus complexe de ses objets. Pourtant, si le scrupule, étymologiquement, est ce petit caillou qui se glisse parfois dans la chaussure et exaspère le marcheur, il semble bien que la philosophie de Deleuze soit le “ scrupule ” de la Philosophie et ce qui l’empêche d’avancer tranquille. Que l’on songe à L’Anti-Œdipe ou à Mille Plateaux, écrits avec Félix Guattari : des “ scrupules ”, des grains de sable qui ont fait dérailler bien des train-trains de pensée.
On sait ce qu’en a dit Michel Foucault : longtemps, l’œuvre de Deleuze “ tournera au-dessus de nos têtes, en résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien ”. Peu importe au fond que cette dernière prophétie, risquée, se réalise ou se soit réalisée : le siècle peut ne pas être deleuzien, mais, sans la philosophie de Deleuze, du siècle, des territoires où s’agencent ses savoirs, de ce qui en lui produit des faits, de sa cinématographie, de ses signes, de ses “ événements ”, on saurait beaucoup moins.
Avec Le Pli, Gilles Deleuze semble renouer avec ses premiers travaux d’histoire de la philosophie. Après Hume, Kant, Spinoza, Nietzsche ou Bergson, voici donc Leibniz. On s’est moqué quelque peu de l’optimisme leibnizien et de sa fameuse thèse de l’“ harmonie préétablie ”. Les substances individuelles, ou monades. (qui “ n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir ”) sont, dit en effet Leibniz, en “ parfaite conformité aux choses du dehors ” et chacune d’elles “ a des rapports qui expriment toutes les autres ” et est par conséquent comme “ un miroir vivant perpétuel de l’univers ” – lequel suppose un horloger premier Dieu. On ne manque pas de “ commentaires ” sur cette “ monadologie ”.
Mais Deleuze, lui, ne fait pas des “ commentaires ”. Il travaille la matière leibnizienne comme on travaille la terre. comme le géologue qui en exhibe les stries, les sédimentations, les plateaux, les plaques tectoniques... Et la monade de Leibniz apparaît soudain comme l’intérieur d’une chapelle baroque, comme une composition de Boulez, un texte de Borges, de Michaux ou de Pessoa, un poème de Mallarmé, une toile de Hantaï. Car du travail de Deleuze sur Leibniz naît un concept, le pli : “ Il s’agit toujours de plier, déplier, replier. ” Les plis du monde, les plis de l’âme, les plis des organismes, les plis du corps. Deleuze n’a de cesse que d’expliquer et d’impliquer, c’est-à-dire, à la lettre, d’ôter les plis ou de replier encore. Tout alors se croise, s’agence, se connecte, et le phrasé de Proust, et la texture de la matière, et le minimal art, les sculptures du Bernin, les inflexions de Klee, les tissus organiques, les lignes d’harmonie...
On a parfois le tournis et l’on s’arrête aussi parfois, déconcerté, sur quelques pages. Car, pour suivre Deleuze, il faut renoncer à faire des cartes du monde ou des plans fixes de la réalité – que l’on dit connus, comme le remarquait Nietzsche, lorsqu’ils ne sont que familiers. Le monde et la réalité se découvrent et se couvrent à la pratique de l’origami japonais, ou art de plier le papier. On peut vivre sans philosophie, disait Jankélévitch, “ mais pas si bien ”. On peut penser sans la pensée de Deleuze, mais pas si vite, et pas si loin et pas assez dans les plis des choses, le drapé des formes, les fronces du réel. »

 

Du même auteur

Poche « Reprise »

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Voir aussi

* Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche, dir. Gilles Deleuze (Minuit,1966).
* L’ascension du social, postface à La Police des familles, de Jacques Donzelot (Minuit, 1977 et Reprise , 2005).
* L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (Minuit, 1992).

Sur Gilles Deleuze :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).
* David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit, 2014).




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