Théâtre


Carmelo Bene
Gilles Deleuze

Superpositions

Richard III de Carmelo Bene
Traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro et Danielle Dubroca
suivi de
Un manifeste de moins par Gilles Deleuze


1979
136 pages
ISBN : 9782707302526
14.00 €
30 exemplaires numérotés


Carmelo Bene a eu un rôle primordial dans le renouvellement du théâtre italien depuis 1958. Ses pièces ont changé les données du théâtre actuel, dans le jeu de l'acteur comme dans la mise en scène : variation continue de la voix (direct, micro et play-back), nouvel emploi des couleurs et de la lumière, invention d'une unité geste-texte, rôle des indications scéniques intérieures à la pièce, et qui la multiplient. Son œuvre de cinéma n'est pas moins importante.
La critique littéraire s'est toujours efforcée de voir dans les tragédies historiques de Shakespeare, la lutte pour la couronne d'Angleterre. Qu'il s'agisse de Richard II, d'Henry IV, d'Henry V, d'Henry VI, ou de Richard III, on a toujours insisté sur le fait que toutes ces œuvres commencent par la lutte pour conquérir le pouvoir ou renforcer un trône et toutes s'achèvent avec la mort du roi. De plus, ces essais critiques ont toujours fait allusion à l'énorme liste des personnages, et notamment dans Richard III, pour exprimer la matière historique qui a servi à Shakespeare.
C'est pourquoi on est un peu surpris, à la lecture du Richard III de Carmelo Bene, de voir que tout le système royal a disparu, que les seuls personnages conservés sont Richard III et les femmes. De plus, la pièce ne s'achève pas dans la mort mais au contraire dans la constitution d'un personnage, celui de Richard III.
Cette amputation de l'œuvre de Shakespeare est ce qui fait l'originalité de la pièce de Carmelo Bene.
En effet, écrit Gilles Deleuze, " il ne s'agit pas de critiquer Shakespeare, ni d'un théâtre dans le théâtre, ni d'une nouvelle version de la pièce ” mais d'un “ théâtre-expérimentation qui comporte plus d'amour pour Shakespeare que tous les commentaires ”. “ En opérant la soustraction des personnages du Pouvoir ou d"État ” poursuit Deleuze, Carmelo Bene “ va donc donner libre cours à la constitution de l'homme de guerre sur scène, avec ses prothèses, ses difformités, ses excroissances, ses malfaçons, ses variations (...). Il se constituera un peu comme Mr Hyde, avec des couleurs, des bruits, des choses. ”
La pièce de Carmelo Bene est le point de départ d'une analyse politique du théâtre. Un manifeste de moins étudie en effet le théâtre selon les notions de mineur et de majeur qui avaient été définies dans Kafka, c'est-à-dire selon la notion de pouvoir. Le théâtre de Carmelo Bene aurait selon Gilles Deleuze les caractéristiques du théâtre mineur : soumis à beaucoup de pouvoir, il n'est justement pas une forme de pouvoir : “ Ce serait l'autorité d'une variation perpétuelle par opposition au pouvoir ou au despotisme de l'invariant. ”
Tout comme l’œuvre de Kafka a fait l'objet d'une lutte pour une littérature mineure, Richard III de Carmelo Bene est l'origine d'une réflexion pour un théâtre mineur.

Hugues Le Tanneur (Le Monde/Aden, 3 novembre 2004)

Faire du théâtre ou ne pas en faire
telle fut sa question
 
 “ Mon mépris pour l'acteur contemporain est là : dans sa simulation si recherchée, dans ce qu'il mendie une misérable crédibilité ; dans son incapacité désormais trop prouvée à remettre en jeu chaque soir la manière même de faire du théâtre. ” Dans son radicalisme polémique, ce dézingage en règle de l'“ acteur contemporain ” pourrait choquer, mais ces mots émanent d'un homme qui a amplement prouvé qu'il ne parlait pas dans le vide. Carmelo Bene, mort le 16 mars 2002 à Rome à l'âge de soixante-quatre ans, est une figure aussi irréductible qu'essentielle du théâtre des quarante dernières années. Comédien, cinéaste, écrivain, créateur radiophonique, Carmelo Bene n'abordait pas ces activités dans un esprit éclectique. Celles-ci constituaient les différentes facettes d'un tout, avec au centre la question de l'acteur. Cette question, loin de la résoudre, Carmelo Bene l'a vécue comme une réalité imposée de l'extérieur, une obligation à laquelle il serait impossible de se dérober, ainsi qu'il s'en explique dans son Autographie d'un portrait. Naître vous tombe dessus, assure-t-il en gros, précisant que, déjà, “ la naissance est un début prématuré ”.
La sienne intervient donc trop tôt, en 1937, à Campo Salentina dans les Pouilles. Trop tôt encore, sa première mise en scène : Caligula d'Albert Camus, en 1959. Mais il y a du bon aussi à naître prématurément à l'art, car c'est alors une école du désenchantement qui vous dessille les yeux. Aussi, le jeune homme qui écrit son premier - et dernier – roman, Notre-Dame-des-Turcs à l'âge de vingt-six ans a déjà dans sa main les cartes plus ou moins biseautées d'un jeu dont il va s'acharner à démonter les rouages. “ Ce livre est son chef-d'œuvre absolu, c'est un roman d'une puissance incroyable où il pose la problématique de ce que vont être pour lui le théâtre et le cinéma ”, remarque Jean-Paul Manganaro, universitaire, traducteur, ami de longue date de Carmelo Bene et grand spécialiste de son œuvre. C'est lui qui assure l'édition française de ses écrits (Éditions P.O.L.) et qui est à l'origine de l'hommage qui lui est aujourd'hui rendu. Projection de ses films : de Notre-Dame-des-Turcs à Penthésilée en passant par Ricardo III, Macbeth ou Salomé, mais aussi l'occasion de voir Amleto de Roméo Castellucci, et de découvrir La Rose et la Hache, reprise de la mise en scène que Georges Lavaudant donna, en 1979, du Richard III de Shakespeare dans l'adaptation de Carmelo Bene, avec Ariel Garcia-Valdès dans le rôle de Richard.
Pour qui ne l'avait encore jamais vue, cette mise en scène est d'ailleurs une divine surprise, une suite de tableaux où l'on voit Gloucester accéder au pouvoir pour le déguster dans une ivresse quasi extatique, qui confine au délire. Georges Lavaudant y interprète comme à l'origine le personnage de Marguerite. Quelques modifications ont été apportées, mais l'esprit est le même. Il y a toujours cette longue table où s'alignent des armées de verres à pied remplis de vin et qui devient un paysage crépusculaire. Ces cuivres ruisselants de la musique de Stevie Wonder, qui font comme des arrière-pensées. Et surtout, cette claudication frénétique d'Ariel Garcia-Valdès, dont la démarche boiteuse donne à l'ensemble un aspect dérisoirement vrillé. Un rire irrépressible, nerveux, que l'on dirait pris dans la gorge ajoute encore à cette épopée ivre. “ Dès qu'on a commencé à travailler, Ariel a attrapé une espèce de voix, commente Georges Lavaudant. Cela tenait en même temps du personnage de Richard et de Carmelo Bene. Quelqu'un qui aurait épuisé toutes les ruses de la séduction. J'ai compris que c'était là-dessus qu'il fallait jouer. ” Un petit miracle. Car il fallait une certaine dose d'inconscience pour emboîter sans complexes le pas d'un tel monstre sacré. “ Après, reprend Georges Lavaudant, je suis allé voir tous ses spectacles. Avec sa voix, qu'il a très tôt amplifiée, avec ses musiques ringardes, sa réduction des pièces à quelques rôles principaux, Carmelo Bene a nettoyé le théâtre de ses lieux communs. Il a fait cela dans l'excès, l'audace, en brûlant la vie sur le plateau. ”
La dimension plastique est très forte chez Bene jusque dans ces costumes impossibles qui sont en soi des éléments de décor. Une débauche de formes bariolées, doigts couverts de bagues multicolores, visages maquillés à outrance, miroirs à facettes démultipliées, corps que l'on démembre, dont on décolle la peau, tout un baroque psychédélique que traversent des bonnes sœurs dénudées. “ L’apparition, dans S.A.D.E., de l'actrice Laura Morante nue sur une assiette avec une feuille de salade dans la bouche avait provoqué la colère des féministes ”, se souvient Jean-Paul Manganaro. Cependant, ces superpositions ne sont jamais gratuites, elles sont des tentatives de réappropriation du théâtre. Peu importe alors, comme l'écrit Gilles Deleuze, si l'on accouche “ d'un monstre ou d'un géant ”. Le philosophe, qui par ailleurs n'aimait pas le théâtre, est pour le coup l'auteur d'un texte lumineux sur Carmelo Bene :  Un manifeste de moins . “ Carmelo Bene m'avait demandé de lui faire rencontrer Deleuze, Klossowski, Foucault et même Barthes, raconte Jean-Paul Manganaro. Avec Deleuze, il y a eu une espèce de réciprocité sur certains concepts fondamentaux. Deleuze, qui n'aimait pas voyager, est même allé en Italie pour assister à ses spectacles. ”
Du début à la fin, Bene sera confronté à la même double impossibilité, celle de faire du théâtre et celle de ne pas en faire. “ Une action, vous pouvez l'accomplir en guerre, en justice, au bordel, mais une action pure, il n'y a pas de drapeau, de sentence, de baise qui puisse la réaliser ”, écrit-il dans Propositions pour le théâtre, texte où il est question d'Hamlet, personnage problématique (peut-être même plus problème que personnage), sur lequel il reviendra de nombreuses fois. Un Hamlet cabotin, celui de Laforgue plus que de Shakespeare, à ranger à côté de Pinocchio. Soit une autre version de l'acteur, en pantin cette fois. L'acteur épuisé, il reste la voix. Pour celui qui procéda toute sa vie par soustraction, allant jusqu'à se défaire de sa compagnie de théâtre, au début des années 1980, pour travailler seul, la voix est restée jusqu'au bout l'essentiel. Ainsi ,à “ la démolition de la fiction scénique ” quelque chose résiste, qui était là depuis le début : la parole prononcée. “ De Maïakovski à Dante, ce travail sur la phone est ce qui l'a toujours préoccupé, témoigne son ami Manganaro. Quand il disait en public La Divine Comédie, il réinventait l'écriture sur scène, comme si Dante la lui avait dictée directement, c'était bouleversant. ” 

 

Du même auteur

Poche « Reprise »

Livres numériques

Voir aussi

* Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour, dans Cahiers de Royaumont, Nietzsche, dir. Gilles Deleuze (Minuit,1966).
* L’ascension du social, postface à La Police des familles, de Jacques Donzelot (Minuit, 1977 et Reprise , 2005).
* L’Épuisé , dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (Minuit, 1992).

Sur Gilles Deleuze :
* Vincent Descombes, Le Même et l’autre (Minuit, 1979).
* David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit, 2014).




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année