Critique


Gilles Deleuze
Félix Guattari

Qu'est-ce que la philosophie ?


1991
Collection Critique , 208 pages
ISBN : 9782707313867
18.00 €
* Réédition dans la collection de poche Reprise n°13


La philosophie n’est ni contemplation, ni réflexion ni communication. Elle est l’activité qui crée les concepts. Comment se distingue-t-elle de ses rivales, qui prétendent nous fournir en concepts (comme le marketing aujourd’hui) ? La philosophie doit nous dire quelle est la nature créative du concept, et quels en sont les concomitants : la pure immanence, le plan d’immanence, et les personnages conceptuels.
Par là, la philosophie se distingue de la science et de la logique. Celles-ci n’opèrent pas par concepts, mais par fonctions, sur un plan de référence et avec des observateurs partiels. L’art opère par percepts et affects, sur un plan de composition avec des figures esthétiques. La philosophie n’est pas interdisciplinaire, elle est elle-même une discipline entière qui entre en résonance avec la science et avec l’art, comme ceux-ci avec elle ; trouver le concept d’une fonction, etc.
C’est que les trois plans sont les trois manières dont le cerveau recoupe le chaos, et l’affronte. Ce sont les chaoïdes. La pensée ne se constitue que dans ce rapport où elle risque toujours de sombrer.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction : « Ainsi donc la question… »

I. Philosophie : 1. Qu’est-ce qu’un concept ? – 2. Le plan d’immanence – 3. Les personnages conceptuels – 4. Géophilosophie.

II. Philosophie, science, logique et art : 5. Fonctifs et concepts – 6. Prospects et concept – 7. Percept, affect et concept.

Conclusion
 : « Du chaos au cervau ».

ISBN
PDF : 9782707327857
ePub : 9782707327840

Prix : 8.49 €

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Roger-Pol Droit (Le Monde, 13 septembre 1991)

La création des concepts
 
« Il y a longtemps qu’on attendait ce livre. Depuis plusieurs années, Deleuze l’avait annoncé. Depuis toute sa vie, peut-être. En fait, l’attente vient de plus loin. Elle a duré des siècles, mis en jeu un autre temps que celui de l’Histoire, cheminé dans des évolutions singulières. On le comprend en lisant. Il est très difficile d’en rendre compte. C’est en effet un des très rares textes – univers où finalement tout se donne à voir et à vivre : vitesse, cohérence, jubilation, justesse tendent à l’infini.
On le sait tout de suite. En dix pages, l’introduction concentre l’ensemble. Sobrement. Comme un calme avant les éclairs. Avec cette liberté souveraine que donne “ un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent... ” La philosophie n’est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est création de concepts – toujours nouveaux, toujours à construire, toujours enracinés dans l’obscur, – sources de lumières mobiles, détournées du chaos, et le survolant. Art et science ont de tout autres gestes. Ils peuvent croiser ceux des philosophes, non les remplacer. Art et science plongent différemment dans l’inconnaissable. Leurs embarcations, leurs filets, leurs pêches ne sont pas ceux de la philosophie – même si l’océan les porte tous, indifférent.
Qu’est-ce donc, la philosophie ? Une création. Une manière de tracer une face de l’univers, pour y fabriquer un monde possible et y déployer des possibilités de vie nouvelles. La philosophie n’a donc pas affaire à des vérités éternelles. Aucun donné déjà là n’est à contempler. On le croit uniquement après avoir, comme Platon, créé le concept d’une vérité... incréée. Le philosophe fabrique, agence, ajuste des concepts. Il emprunte au chaos de la vie, aux mouvements impensables qui traversent son corps, de quoi façonner un espace inédit. Un concept tente de donner consistance à un mouvement infini, sans pour autant le perdre.
Paradoxes des concepts. Multiples, ils survolent leurs composantes. Construits, ils se posent eux-mêmes, menant, si l’on ose dire, une existence singulière. Absolus, ils ne peuvent être solitaires, mais toujours solidaires d’autres concepts, évoluant de concert. Générateurs de problèmes, ils ont l’air d’en être les solutions. Émergeant absolument de la nuit, ils paraissent éternellement lumineux. Aérolithes, ils sont pris pour des étoiles fixes. On confond ces “ centres de vibrations ” avec des formes universelles, des phrases bien faites, ou des vérités closes. Autant de méprises sur ce qu’est la philosophie.
La définir comme création de concepts conduit à écarter ces illusions antiques et modernes. La philosophie combat indéfiniment – d’abord en elle-même – la transcendance, sous toutes ses formes. C’est son ennemie intime, son piège multiforme, la farce aussi de déploiement. Ce livre inouï fait joyeusement la guerre à presque tout le présent. La “ mort de la métaphysique ou le dépassement de la philosophie ” ? “ D’inutiles, de pénibles radotages. ” Ou encore, entre cent autres formules : “ Ce ne sont pas des philosophes, les fonctionnaires qui ne renouvellent pas l’image de la pensée, et n’ont même pas conscience de ce problème, dans la béatitude d’une pensée toute faite qui ignore jusqu’au labeur de ceux qu’elle prétend prendre pour modèles. ”
Faire ce qu’ont fait les grands : créer des concepts, encore et toujours. Et non répéter leur discours, ou pire : le conserver pieusement sans y rien entendre. Telle est la leçon. Ce n’est pas la seule, et de loin. Il est question de la pensée comme mode d’existence, et de la vérité comme son intensification : “ Un mode d’existence est bon ou mauvais, noble ou vulgaire, plein ou vide, indépendamment du Bien et du Mal, et de toute valeur transcendante : il n’y a jamais d’autre critère que la teneur d’existence, l’intensification de la vie. ” Il est question du risque, et des postures du penseur : “ Si la pensée cherche, c’est moins à la manière d’un homme, qui disposerait d’une méthode que d’un chien dont on dirait qu’il fait des bonds désordonnés... ” Il est question encore, entre autres, des personnages qui animent les concepts, habitent la vie des philosophes et parlent sous leur signature : “ Nous philosophes, c’est par nos personnages que nous devenons toujours autre chose, et que nous renaissons jardin public ou zoo. ”
Il est question du “ goût philosophique ”, réglant les relations entre le tracer d’un univers sous-jacent aux concepts, l’invention des personnages qui y vivent, la coexistence des concepts positifs ou répulsifs qui le peuplent. Il est question, longuement, des plans où philosophie, science et art se distinguent. Et des manières dont leurs éléments respectifs se discernent : forme du concept, fonctionnement de la connaissance, force de la sensation. Et des façons dont ils se recoupent. Et de leurs rapports au chaos. Et de la jonction qu’opère le cerveau entre ses trois styles de quête distincts au sein de l’impensable primordial.
Voilà qui est trop, qui va trop vite, et trop loin, pour que même des bribes infimes s’en retrouvent ici. On ne peint pas en hâte la miniature d’une tempête. Ce qu’il faut quelques heures pour traverser, il faudra quelques années pour l’entendre et le mesurer. Ou quelques vies peut-être. Ce livre est à la hauteur de l’inépuisable. II appartient au petit nombre de ceux qui font basculer des bibliothèques inutiles, vous happent et vous mettent en route. Il va très vite. Il est au-delà du sage et du fou. Simple, et terriblement complexe. C’est tout, pour aujourd’hui. »

Didier Éribon (Le Nouvel Observateur, 12 septembre 1991)

La philo sabre au clair
Vingt ans après
L’Anti-Œdipe, le célèbre tandem de la pensée repasse à l’offensive. Avec panache et gaieté, les deux complices résistent à l’air du temps. Résultat ? Un livre éclatant de jeunesse.
 
« Est-ce un livre de la vieillesse, comme le disent Deleuze et Guattari ? Parce que le temps est venu pour eux de se retourner sur leur passé et de se demander : qu’avons-nous fait jusqu’ici, qu’est-ce que cela voulait dire, au juste, faire de la philosophie ? Ou bien, comme le lecteur en retire l’impression, un livre éclatant de jeunesse, secoué d’un bout à l’autre de ce rire nietzschéen qui illumine leur écriture, la pousse à une tension extrême, jusqu’à la rompre parfois en des pages un peu heurtées ou trop difficiles mais qui se déroule toujours selon un rythme, une langue, une puissance de pensée qu’il n’est pas possible de restituer, ni même d’évoquer, sans la mutiler ?
En tout cas, le voici enfin, ce livre sur la philosophie. On l’attendait depuis si longtemps qu’il avait fini par devenir une sorte de classique avant même d’être paru. Avant même d’être commencé, pourrait-on dire. Un jour – ce devait être en 1986, juste après son étude sur Foucault –, Gilles Deleuze avait annoncé qu’il voulait rédiger un petit ouvrage pour répondre à la question : “ Qu’est-ce que la philosophie ? ”. Depuis lors, on en parlait, on en guettait les signes annonciateurs, on essayait d’interpréter sous cette lumière à venir les autres ouvrages qu’il faisait paraître, tels son travail sur Leibniz, Le Pli, ou le recueil de ses entretiens, publié l’année dernière sous le titre de Pourparlers. Mais Deleuze voulait aller beaucoup plus loin encore. On sut que le livre avançait.
On apprit aussi que Félix Guattari s’était joint à l’entreprise, et que les deux noms figureraient donc sur la couverture ; comme au temps de L’Anti-Œdipe (il y a déjà vingt ans) et de Mille Plateaux (il y a dix ans), quand les deux hommes incendiaient l’édifice de la philosophie traditionnelle et universitaire, exaltant les “ lignes de fuite ” par lesquelles nous pouvons échapper aux institutions, à l’ordre sédimenté des choses.
Au regard de ces deux gros volumes, le nouveau venu pourra paraître bien mince. Mais au fond, il condense tout ce que les deux auteurs ont voulu faire jusqu’ici, que ce soit ensemble ou séparément. Et surtout, il porte une attaque frontale contre les adversaires d’antan, qui sont toujours les mêmes, sous d’autres déguisements : les tenants d’une philosophie des professeurs, que Deleuze et Guattari semblent exécrer plus que tout. Car il ne faut pas s’y tromper : sous l’apparence d’un titre serein, presque scolaire, Qu’est-ce que la philosophie ? est un livre de combat.
En effet : qu’est-ce que la philosophie ? Elle est création de concepts. Elle est production d’événements conceptuels. Deleuze et Guattari citent au début de leur livre cette belle formule de Nietzsche : “ Les philosophes ne doivent pas se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. ” Et Deleuze et Guattari lancent alors une question qui dans son apparente simplicité risque de se révéler explosive : “ Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concepts, il n’a pas créé ses concepts ? ” La charge, on s’en doute, vise tous ceux qui, aujourd’hui comme hier, essaient de stériliser la pensée en invoquant les auteurs canoniques, en ressassant éternellement les textes de Kant ou d’un autre pour les opposer aux pensées inventives : “ Quelle est la meilleure manière, demandent Deleuze et Guattari, de suivre les grands philosophes : répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? ” Et d’ajouter : “ Ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre de l’évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. ”
Il est d’autres plaies qui vont, chacune à son tour, être dénoncées : si la philosophie est une activité créatrice, cela signifie qu’il faut abandonner l’illusion que son rôle se définit par la “ réflexion ”, et que son travail consiste à donner sens à la pratique des autres. Comme si les scientifiques et les artistes avaient besoin des philosophes pour comprendre ce qu’ils font. Qui parlera mieux de la peinture que le peintre lui-même ? Mais si elle n’est pas “ réflexion ”, la philosophie n’est pas non plus “ communication ”. Deleuze et Guattari ont des mots très durs pour les courants qui cherchent à promouvoir l’idée d’une philosophie engagée dans l’instauration des règles d’un “ dialogue rationnel ”. Or ce dont nous manquons, ce n’est pas de communication. À l’ère de la publicité et du marketing, nous en sommes au contraire saturés. Ce dont nous manquons, c’est de “ résistance au présent ”. Les penseurs de “ l’activité communicationnelle ” ne font rien d’autre qu’offrir une philosophie à l’univers de la publicité et du marketing. La philosophie de la communication s’épuise “ dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitalisme ”.
Que ce mot de capitalisme n’étonne pas : Qu’est-ce que la philosophie ? est un livre politique. Créer des concepts, cela veut dire se connecter avec son propre présent, et s’en arracher en même temps pour en parcourir les virtualités, les devenirs. La philosophie est profondément “ utopique ”, elle projette ses concepts dans l’avenir et le philosophe est donc avant tout “ révolutionnaire ”. Il veut, toujours et partout, la “ révolution ”. En vingt ans, Deleuze et Guattari n’ont pas changé. Il n’ont pas désarmé et continuent de proclamer leur haine du capitalisme. Et qu’on ne vienne pas leur demander de “ bénir le capitalisme au nom des droits de l’homme ”, tant il est vrai que “ les États démocratiques sont tellement liés et compromis avec les États dictatoriaux que la défense des droits de l’homme doit nécessairement passer par la critique interne de toute démocratie ”. C’est un sentiment de honte qui étreint le philosophe dans cette société qui est la sienne et avec laquelle il doit chaque jour passer des compromis. Mais cette honte devient alors un des plus puissants ressorts de la philosophie et, par conséquent de la volonté créatrice.
La place manque ici pour suivre pas à pas Deleuze et Guattari dans leur étonnant voyage dans les arcanes de l’activité productrice, quand le penseur se connecte sur les lignes du devenir et se voit dessaisi du pouvoir de dire “ je ” par la violence du geste de l’invention. Car “ philosopher, c’est toujours suivre une ligne de sorcière ”. Il faudrait aussi accompagner Deleuze et Guattari dans leurs analyses sur la science et sur l’art, deux domaines de pensée qui ne procèdent pas par concepts, mais par “ fonctions ” pour la première, par “ affects et percepts ” pour le second, et avec lesquels le philosophe doit s’efforcer d’entrer en résonance, en jetant ses concepts à la rencontre des “ fonctions ” et des “ affects ”...
Mais comment dire la grandeur d’un tel livre, qui excède tous les commentaires qu’on pourrait en donner, et encore plus tous les résumés ? Oui, le livre de Deleuze et Guattari est un très grand livre. Un de ces livres – si rares – qui font bouger la pensée, qui nous forcent à voir les choses autrement. Un livre auquel on reviendra souvent pour sa force inventive, pour l’éclat de ses formules, pour l’image qu’il donne de la pensée... Qu’est-ce que la philosophie ? va très vite devenir un classique. Et rejoindre ainsi la légende qui l’a précédé. »

Xavier Delcourt (La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1991)


Les filles de Chaos
Qu’est-ce que la philosophie ? Tout le monde a son opinion là-dessus. Les lycéens, avec lesquels en débattent des professeurs patients et résignés. Et même les candidats aux jeux télévisés qui, logiquement, se mesurent à la question (trois propositions, appuyez sur le bouton). Est-ce pour cela que les philosophes la formulent rarement ?
Pourtant, lorsqu’ils le font, on dirait qu’il n’y a plus de discussion possible, plus de référence à une bonne réponse. La leur surgit comme un aérolithe, inventant un continent grandiose, étrange, inquiétant. Une Grèce de la pensée.
 
« La réponse de Deleuze et Guattari est sans détour : “ créer des concepts ” (et non pas se les remémorer, les reconnaître, ni même seulement les fabriquer) voilà en quoi, pour eux, consiste la philosophie. Créer des êtres conceptuels, comme la science crée des états fonctionnels, et l’art des êtres de sensation.
Déjà, mais ce n’est plus une surprise, les écoles ont matière à s’inquiéter. Où est passée l’image conventionnelle qui prédispose la pensée au vrai ? Où, le bon sens et le sens commun, avec leurs trois formes d’orthodoxie philosophique : la contemplation des choses mêmes, le sujet de réflexion, le consensus communicatif ? Comment prendre au sérieux des trublions qui dessinent pour Tinguely une machine kantienne au milieu de leur dissertation ? Débattre avec des provocateurs qui affirment : “ la philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable, ou d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec. Or on ne peut pas le savoir avant de l’avoir construit ” ? Des iconoclastes qui, pour aggraver les dissensions, font exprès de nommer leur créature “ constructivisme ” !
La philosophie “ donc ”, ne serait plus une discipline des facultés, ou un tribunal des bons usages, mais une sorte d’alchimie des modes d’existence, une activité poétique, analogue à la vie. Il ne s’agit plus de rectifier et d’harmoniser des capacités, de fixer et d’appliquer de bonnes formes, mais de faire vivre la pensée : d’y faire germer des êtres qui ne ressemblent à rien, puisque “ créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie ”.
Il faut se rendre à l’évidence, le concept a changé de sens, de réalité. Il n’assure plus la transition entre des idées et des phénomènes, des formes de représentation et des données de l’expérience. La philosophie de Deleuze et Guattari largue les amarres. Ses concepts ne se rattachent plus qu’à eux-mêmes. Ils coexistent, peuplant des archipels de pensée à la dérive comme une nuée d’insectes monstrueux, un semis de plantes mutantes. Ou plutôt comme autant de zoos, de jardins botaniques variés, avec çà et là des animaux inconsistants et des fleurs maladives. Parce qu’il faut tout un goût, un athlétisme philosophique pour tailler des concepts viables.
Variés signifie d’abord qu’un concept ne naît jamais seul, même si chacun est unique. Tout concept est déjà une multiplicité chiffrée par ses composantes, une araignée ou une étoile de mer détourée par des pattes ou des branches tremblées, des traits distincts. Ainsi le cogito de Descartes – le concept de moi – en a-t-il trois : douter, penser, être. Mais, d’un autre point de vue, ces traits forment un inséparable. Entre douter et penser, penser et être, il existe une zone indiscernable où les composantes se confondent deux à deux : zone de passage qui assure la consistance des composantes, leur ordination. L’essentiel, disent Deleuze et Guattari, est que les composantes soient des variations, dotées d’espaces de phases : ici, moments du doute, modes de pensée, type d’êtres ordonnent des phases du voisinage.
Voisiner sur des zones, mais aussi se connecter par des ponts mobiles, telles paraissent être les règles de sociabilité des concepts, assurées par des problèmes. Chacun entretient d’emblée des relations familiales avec d’autres concepts de son problème, et de relations de groupe avec les autres régions problématiques de l’archipel. Ainsi, une patte ou branche se condensera pour déployer d’autres phases de variation, devenir concept à son tour. Et il y aura bien sûr des accouplements et des combats d’araignées.
Variés, pourtant, peut s’entendre en un autre sens : c’est qu’il n’existe pas deux pensées semblables, bien qu’il puisse y avoir interférences. D’une philosophie à l’autre, ce n’est pas seulement le peuple des concepts qui change, mais aussi le socle germinatif. On a les concepts de ses problèmes (sinon, inutile d’en avoir).
Voilà pourquoi, disent Deleuze et Guattari, l’activité philosophique est double et même triple. Philosopher commence avec la création des concepts, mais ceux-ci sont inconcevables sans pré-supposés. Impossible de créer et répartir un zoo conceptuel sans instaurer un habitat, tracer une terre, une enveloppe pré-philosophique de la pensée.
Mais impossible aussi de tisser ce plan d’immanence, cet horizon absolu des concepts, sans l’intercession d’agents d’énonciation. Pour échapper à la transcendance, la philosophie doit également inventer une troupe de personnages sympathiques et antipathiques (comme il y a des concepts attractifs ou répulsifs) qui n’appartiennent qu’à la pensée : des types de penseurs, d’embrayeurs philosophiques, des opérateurs de navette, comme Socrate, le parieur de Pascal, l’Amant de Kierkegaard, ou le Zarathoustra de Nietzsche. Créer des concepts, tirer un plan d’immanence, inventer des personnages conceptuels : les trois composantes de l’activité philosophique. Tout un théâtre de l’étrange.
De l’inquiétante étrangeté. Car les personnages conceptuels, “ qui sont les véritables sujets de la philosophie ”, (ceux qui disent “ je ”, les créateurs) n’intercèdent pas sans affronter le pire : le cloaque tapi au fond de toute pensée, la terreur du chaos mental. Plongeurs de fond, ils arrachent à l’abîme l’image de la pensée et la matière de l’être. Autant dire que devenir philosophe ne commence pas par des moyens très avouables, ni des procédés communicables : “ ce sont des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresse, ou d’excès ”. Le danger, bien sûr, est de n’en pas revenir.
Il existe une autre forme de danger, lorsque l’on en revient, qui tient à la nature du plan d’immanence. Car c’est là que divergent les horizons de l’ami grec de la sagesse et les arrière-mondes du sage oriental. Le sage est toujours aux ordres, soulignent Deleuze et Guattari. Il lui faut une transcendance dont sa sagesse émane : le grand despote, le dieu jaloux, la garantie de bonne fin. C’est pourquoi sa pensée est verticale, comme un écran sur lequel se projette quelque chose d’autre : une figure, qui garde en creux la trajectoire d’une spirale descendante, avec ses niveaux de traversée.
Devenir philosophe, pour les Grecs, passerait par un mouvement horizontal, un cri de résistance et de victoire : plutôt la liberté au prix du chaos que l’ordre des servitudes, la coexistence des rivalités dans l’illimité que la paix haineuse venue d’en haut. Salamine. La démocratie et le chaos, non pas l’une sans l’autre : les conditions d’un exercice libre de la pensée.
Qu’est-ce que le chaos ? Ce que Deleuze et Guattari entendent par là, ils le disent deux fois. Une fois pour son existence mentale (p. 44), l’autre pour son existence physique (p. 111) : infinie vitesse, infinie défaite. Vitesse infinie d’ébauche et d’évanouissement des déterminations, défaite infinie de toute consistance, référence, conséquence. Le chaos contient tous les mouvements, toutes les formes possibles, mais ne cesse d’engloutir les rapports : pure virtualité du devenir.
Devenir est donc l’autre nom de la création, parce qu’elle tire des plans sur le chaos. Mais l’on pourrait dire aussi varier, faire mouvement. Ce que les personnages conceptuels soutirent au chaos mental, ce sont des mouvements infinis, des traits diagrammatiques, ou mailles de plan. Des déterminations de ce qui revient en droit à la pensée : connaître, croire, juger... À chaque agent d’énonciation sa sélection (bondir, parier, danser, courir, surfer), à chaque troupe ses mouvements compliqués, positifs et négatifs (parier sur connaître et tomber dans l’erreur, faire place à croire et faire lever des mirages).
Le plan d’immanence, l’image de la pensée, se distingue d’abord des concepts qui le peuplent comme la condition du conditionné, l’enveloppe infinie d’une intuition des mouvements finis qui y découpent des coordonnées intensives, le réservoir des événements de leurs déversoirs. Mais il s’en distingue aussi comme les flots des îles, dessinant de grandioses paysages philosophiques : rafales d’archipels tourbillonnant à une vitesse infinie, distribuées sur des mers fractales.
Bien, balance l’indécis, c’est un peu difficile, et je n’imaginais pas ça. Mais quels rapports entre ces “ devenirs ” philosophiques et la vraie vie, le vécu historique ? “ À quoi sert la philosophie ? ” Deleuze et Guattari pourraient répondre : les problèmes de notre temps, nous nous sommes efforcés toute notre vie à les poser, les résoudre au mieux. Laissez-nous maintenant jouir d’un troisième âge mérité, raconter simplement comment nous avons fait, en froissant nos livres anciens. Mais non. Ces rapports, il faut bien en effet les établir, pour les concepts, les plans, les personnages, en distinguant des perspectives.
On dira donc que toute philosophie est certes de son temps. Cependant, elle l’est d’abord parce qu’elle en extrait les événements, les traits diagrammatiques, personnalistiques, qui n’appartiennent qu’à la pensée. Elle l’est aussi parce qu’elle résiste à pire que le chaos : l’obstination changeante des majorités d’opinion qui veulent nous protéger du chaos en nous infligeant, par exemple, les “ concepts ” du marketing et leur maîtrise imaginaire des marchés. Devenir philosophe, savant, artiste : plutôt les risques variés de la folie que les varioles de la “ communication ”, avec ses vérités, relatives, ses propositions ciblées, ses clichés mimétiques.
Plus profondément, pourtant, chaque philosophie est d’abord prise dans un temps philosophique : “ les images de la pensée ne peuvent surgir dans n’importe quel ordre, puisqu’elles impliquent des changements d’orientation qui ne peuvent être repérés que sur l’image antérieure ”. Et cela vaut pour la philosophie tout entière, quoique d’une manière plus complexe. Car des couches anciennes peuvent soudain remonter, traverser des plans qui les recouvraient, et affleurer directement sur un plan actuel. “ Bien plus, suivant les régions considérées, les superpositions ne sont pas forcément les mêmes, et n’ont pas le même ordre. ” Géologie de la création philosophique.
La philosophie de Deleuze et Guattari, pourtant, ne prétend pas à toute la création, ni à tout le cerveau. C’est pourquoi elle doit se distinguer des autres filles du Chaos, tout en maintenant une zone d’indiscernabilité entre les Chaoïdes : créer le concept de la science, de l’art, du cerveau. Mais c’est pourquoi elle doit aussi terrasser le dragon logique, qui prétend lui imposer – comme à la science – une police discursive du langage. La seconde partie du livre est consacrée à ces opérations.
L’activité scientifique y gagne son plan de référence sériel, ses fonctifs et ses observateurs partiels, qui sont comme les sensations des singularités scientifiques. L’art s’y voit redonné ses plans de composition techniques et esthétiques, ses variétés d’affects et percepts de matériaux, figures cadrées dans des habitats et emboîtés dans des univers. Et c’est là, bien sûr, que l’on trouve les pages non pas les plus belles, mais les plus sublimes de ce livre des Merveilles, toutes limites franchies.
Quant à l’alouette phénoménologique et au cheval logique qui composent, en Amérique, les départements de philosophie, ils y reçoivent la pâtée attendue. Ils sont réduits au règne ordinaire de l’opinion, au cynisme insignifiant des colloques et propos de table : le Banquet chez M. Rorthy est une page qui fera date dans les relations internationales.
Reste le passage du chaos au cerveau, les trois modes de subjectivation chaoïdes : un pour la philosophie, le second pour l’art, et le troisième pour la science. Superjet (je conçois), injet (je sens), éjet (je fonctionne) écrivent Deleuze et Guattari, où forme, force, fonction sont les trois fragiles feuillets du cerveau-sujet, chacun plongeant à sa manière dans le chaos... Et si tout cela était vrai ? Car il n’y a guère de doute. Philosophes, Deleuze et Guattari le sont comme nul autre, sinon, peut-être, Spinoza : créateurs de concepts. »

Raymond Bellour (Magazine littéraire, octobre 1991)

Gais savoirs
Petit traité de géophilosophie par Deleuze et Guattari. Un ouvrage lumineux qui croise, par menus plateaux, l’histoire universelle.
 
« Il aura eu L’Anti-Œdipe (“ Capitalisme et schizophrénie ”, 1972), son énergie si neuve, cette façon unique d’être le livre d’un Mai 68 coupant et trop vite oublié : violence du concept bâti à l’arraché, à deux, c’est-à-dire à beaucoup, avec minutie et emportement, dans la joie d’en découdre avec ce qui, depuis toujours, fait obstacle au régime des “ machines désirantes ”, la psychanalyse avant tout, cette forme accomplie de l’État intérieur. Il y aura eu Kafka (1975), soustrait à la tyrannie du Père, des gardiens de la loi et de l’Œdipe, rendu à ses devenirs-animaux, ses territoires, ses séries, ses intensités, rendu au célibat, à l’inceste-schizo, à la cartographie du monde, à l’errance et à la résistance d’une “ littérature mineure ”. Il y aura eu Mille Plateaux (1980), suite et fin de “ Capitalisme et schizophrénie ”, où la philosophie fait feu de tout le bois dont elle ne s’est jamais chauffée pour redistribuer ses cartes et renaître, métamorphosée : plus de fondements ni de fondations, mais une circulation intensive, par blocs ou plateaux, propre à inscrire de façon ouverte, aléatoire, positive, depuis l’origine des temps, l’infini des désirs sur le corps de la Terre. Rhizome, ritournelle, géologie de la morale, micropolitique, nomadologie. Et voilà aujourd’hui, enfin, dernier tour d’écrou nécessaire, la question adressée à la philosophie, ce qu’il en ressort à l’issue de l’aventure. Si Mille Plateaux est sans doute le plus beau livre de la philosophie contemporaine, celui-ci pourrait bien devenir le plus utile, car il invite le lecteur à remettre ses compteurs à zéro et à risquer son propre “ coup de clés ”, face au chaos dont se nourrit toujours plus la pensée.
C’est un livre clair, dense, difficile, à cause de sa clarté même, de sa logique circulaire, de sa progression en spirale, qui porte la pensée vers ses limites avec le sérieux enjoué qui est l’indice le plus sûr de sa force de résistance. Mais je vois au moins cinq raisons qui le rendent d’emblée précieux, libérateur.
1. La question posée n’a de sens que par comparaison. On ne peut savoir ce qu’est la philosophie que si l’on sait aussi ce qu’il en est de l’art et de la science. C’est qu’ils se co-entendent, forment ensemble et chacun par rapport aux autres une image de la pensée qui se construit, par des régimes différents quoique interférents, selon un jeu dont les écarts et les règles sont énonçables sans qu’aucun ait barre sur l’autre dont il tient sa nécessité (même si c’est ici la philosophie qui I’énonce, à sa façon). Bref, fin de la philosophie comme origine, retour, quête, modèle de vérité et pensée des pensées : elle n’est ainsi avant tout ni contemplation (idéalisme objectif), ni réflexion (idéalisme subjectif) , ni communication (idéalisme intersubjectif). Reconnaissance de la philosophie comme acte, création et construction : “ constructivisme ”.
Car la philosophie est une activité précise : elle est la discipline qui consiste à créer des concepts. Il faut donc dire ce qu’est un concept (ce qui le qualifie à la fois en lui-même et par rapport aux fonctions de la science, aux sensations – percepts et affects – de l’art). Il faut le cerner, dans sa rigueur immatérielle et formelle, ses composantes et son devenir, ses mouvements finis et sa vitesse infinie, sa valeur d’Événement pur et de virtualité. Un concept n’est pas discursif, un concept est sans référence (mais il renvoie à un problème). Un concept est un “ point en survol absolu ”, un “ centre de vibrations ”, un nœud de variations : c’est ce qui fait sa circonstance et le rapport à un plan d’immanence. Le philosophe est celui qui crée des concepts et trace un plan, et sans cesse les relie l’un à l’autre, comme les “ vagues multiples ” saisies dans “ la vague unique qui les enroule et les déroule ”. De ce plan d’immanence (la notion centrale du livre), disons vite que pour chacun (le plan est aussi “ pré-philosophique ”, c’est par là que la philosophie s’adresse aux non-philosophes), il est “ l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser. ” “ Coupe du chaos ”, à la fois Pensée et Nature, porté par l’intuition, il “ agit comme un crible ”, et en appelle ainsi à la création de concepts.
2. Tout concept a un devenir (dans son actualité, par rapport à d’autres concepts situés sur le même plan), tout concept a aussi une histoire (en zigzag, au gré des variations de composantes, de problèmes et de plans). Il en va de même des plans, qui se chevauchent et se succèdent, d’un philosophe à l’autre ou chez le même philosophe. L’une des forces de ce livre est de fonder cette articulation entre histoire et devenir, entre un développement temporel et un “ temps stratigraphique ” qui fait de la philosophie une coexistence de plans et non une succession de systèmes. Et, par là, en cherchant à dégager le ou les plans d’immanence des vecteurs de transcendance qui en minent la force, il esquisse une véritable petite histoire de la philosophie. En acte. Dynamique. Exemplaire (faite d’“ exemples ”). Qu’on rêve d’emporter, comme boite à outils (comme la Petite cosmogonie portative de Queneau). Et comme la difficulté ne se partage pas, mais se résout par insistance, on comprend que Qu’est-ce que la philosophie est l’instrument pédagogique qui nous aura manqué, et devrait être au programme du peu qui reste de classes de philosophie. D’autant que cette histoire est aussi, avant tout, une géographie. “ Géophilosophie ”, qui croise, par menus plateaux, l’histoire universelle : les territoires, les cités, les races, les pays, les États, les nations (de la Grèce – repère aux trois grandes aires France-Allemagne-Angleterre).
3. Et puis il y a la plus belle invention de ce livre : les personnages conceptuels. Entre le plan et les concepts, apparaît cette instance, souvent floue, souterraine, parfois très manifeste, mais toujours insistante et centrale, sans lesquels ni plan ni concepts ne seraient rien : l’Ami, chez les Grecs ou chez Blanchot, l’Idiot, chez Descartes ou Chestov, Zarathoustra et tant d’autres chez Nietzsche, la Fiancée et tant d’autres chez Kierkegaard. Ce sont “ les vrais agents d’énonciation ”, “ les hétéronymes du philosophe ”, de sorte que le nom du philosophe peut devenir “ le pseudonyme de ses personnages ”. Autour de ces êtres de pensée, dotés d’autant de traits, comme des êtres de fiction (traits pathiques, relationnels, dynamiques, juridiques, existentiels), les philosophes et la philosophie s’animent et prennent corps, même si leurs corps restent incorporels.
4. En traçant une ligne franche entre philosophie et science, ce livre cherche à nous affranchir des sujétions de la science logique, comme de ses implications politiques et normatives. C’est par rapport au chaos que la différence se trace : là où la philosophie tente d’en garder la vitesse infinie, pour faire consister le virtuel, par concepts, la science renonce à l’infini pour gagner une référence capable d’actualiser le virtuel, par fonctions. Elle a ainsi un plan de référence, les autres différences en découlent : référence des fonctions à des états de chose, mode d’énonciation par observateurs partiels. Et c’est ainsi qu’elle tient à sa multiplicité, ses variables, à son infini propre, à sa propre pensée.
En prenant les fonctions pour des concepts, c’est-à-dire en dotant la science des seuls vrais concepts, et en les retrouvant dans le modèle formé par les phrases des langues naturelles, la logique se constitue en double de la science et renvoie la philosophie au vécu, à des concepts de “ troisième zone ”, aux idées générales et à l’opinion : c’est-à-dire en dernière instance à la philosophie de la communication, au consensus libéral, au marketing démocratique. Alors que la philosophie, comme la science, comme l’art, ne résistent au chaos que pour y puiser leur force, d’invention et de résistance, toujours virtuelle, utopique et minoritaire. Elles sont “ les trois filles du chaos, les Chaoïdes ”.
5. Enfin, il y a le plus difficile, peut-être le plus excitant : les alliances, bifurcations, substitutions, les interférences entre ces trois modes de la pensée. Entre la philosophie et l’art par exemple (mais aussi bien philosophie et science, science et art). Si celui-ci tient à la sensation, procède par affects et percepts, trace un plan de composition, crée ainsi des figures, il y a aussi ce moment où les plans “ peuvent se glisser l’un dans l’autre, au point que des pans de l’un soient occupés par des entités de l’autre ”. Moments de confusion, de trouble. Igitur dans la poésie de Mallarmé, Zarathoustra dans la philosophie de Nietzsche (mais ces moments s’appellent aussi Hölderlin, Kleist, Kafka, Pessoa, Artaud, Melville, etc...). On sent ici le livre partagé, comme virant autour d’un point d’obscurité. D’un côté, maintenir jusqu’au bout la spécificité des plans et des opérations (interférences extrinsèques). De l’autre la remettre en jeu, à partir de ces “ plans complexes difficiles à qualifier ” (interférences intrinsèques). Mais selon quel jeu, et pour quel enjeu ? Michaux est le nom qui condense ici le mieux ce trouble. Il est souvent cité, aux instants stratégiques, seul ou presque à côté des philosophes, de Spinoza, “ prince des philosophes ”, pour la pensée-vitesse et les idées vitales. Sa présence insistante suggère l’idée d’un télégramme théorique à expédier en salut amical aux auteurs, comme un supplément de programme. Y aurait-il, en dépit des disjonctions proposées, des modalités qui n’en seraient pas moins communes aux champs ainsi posés, au point de peut-être porter à les retransformer ? Par exemple ce qu’il pourrait y avoir en partage entre penser (penser-sentir et penser-concevoir) et raconter. »

Robert Maggiori (Libération, 12 septembre 1991)


Une bombe sous la philosophie
Qu’est-ce que la philosophie ?, demandent Deleuze et Guattari. Ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Ni art, ni science. Mais construction de concepts.
 
«“ Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse et l’heure de parler concrètement. (...) C’est une question qu’on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n’a plus rien à demander. ” On ne se doutait pas que Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient atteint une telle “ vieillesse ”, et la “ souveraine liberté ” qu’elle donne, pour avoir désormais le culot non seulement de poser la question Qu’est-ce que la philosophie ? , mais d’y répondre de manière directe, non oblique, sobre. Il n’est pas un philosophe qui n’ait tenté de dire ce qu’est la philosophie. Dans le meilleur des cas, le grand philosophe en produit une, de philosophie, pour qu’on se rende compte, comme en voyant une maison-témoin. Mais on a alors la philosophie de Platon, de Descartes, ou de Kant, sans lesquelles, toutefois, la philosophie ne serait pas ce qu’elle est. Dans les cas plus courants, on joue du paradoxe : la philosophie serait cette curieuse discipline qui tente de répondre à la question “ Qu’est-ce que la philosophie ? ”.
Si le livre de Deleuze et Guattari est si déroutant, c’est qu’il évite les pirouettes et ne fournit pas une philosophie dont on pourrait dire qu’emblématiquement, ou allusivement. elle dit ce qu’est la philosophie : il fournit vraiment, de l’intérieur, une réponse, mais une réponse qui a pour principale fonction d’éclairer les réquisits, les conditions, les inconnues de la question. De cette réponse, on connaissait déjà la formule, c’est-à-dire la forme sous laquelle elle peut être colportée. Deleuze, notamment, l’avait à maintes reprises donnée : “ La philosophie est l’art déformer, d’inventer, de fabriquer des concepts. ” Définition qui, au demeurant, parait bien anodine et susceptible d’une telle extension qu’elle peut, à un extrême, faire croire aux “ concepteurs ” et autres “ créatifs ” de la publicité. du design et du marketing qu’ils sont des philosophes, ou, à l’autre pôle, donner à la philosophie une invraisemblable précellence sur toutes les autres sciences. Dire qu’il revient à la philosophie seule de créer des concepts, et voir là ce qui la spécifie, c’est d’abord s’engager dans une tentative, ardue, complexe, technique, de définir le concept de concept, afin de ne pas en faire une représentation ni une proposition. Puis préciser “ en quoi consistent les autres Idées créatrices qui ne sont pas des concepts ” – celles qui appartiennent aux sciences et aux arts. Et, enfin, justifier l’abrogation des définitions qui présentent la philosophie comme contemplation, comme réflexion (“ personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit ”) ou comme communication (la communication “ ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du « consensus » et non du concept ”).
Si l’on excepte quelques piques et quelques pointes d’ironie, il n’y a, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, aucun esprit pamphlétaire. C’est avec la plus grande quiétude, et la plus exquise courtoisie, que Deleuze et Guattari placent leur bombe sous la philosophie, comme, avec L’Anti-Œdipe, ils l’avaient placée sous la psychanalyse. Dans les années à venir, on jugera de l’effet. Que l’on songe seulement à toutes les théories, passées ou présentes, qui se rabougrissent ou s’étiolent si on range du côté des illusions tout ce qui, de la philosophie, se définit comme contemplation, réflexion ou communication ! De Platon à Habermas, il ne doit plus rester, si on exagère, que Nietzsche et Spinoza ! Plus exactement ; le livre de Deleuze et Guattari est inassimilable par la philosophie d’aujourd’hui, car, s’il était assimilé, c’est-à-dire si les concepts qu’il usine et utilise, entraient en résonance avec le plan sur lequel s’est inscrite l’histoire de la philosophie, la philosophie n’aurait plus la même histoire ni le visage qu’on lui connaît. Mais revenons – bien qu’il soit, dans le livre, question de l’Ami, de l’Étranger, de la Maison, de la Démocratie, de l’Utopie, de la Terre – au concept de concept, car c’est là, finalement, que tout se joue. Et c’est là, aussi, que tout se corse. Passe encore pour le concept d’oiseau, qui n’est ni dans son genre ni dans son espèce mais dans “ la composition de ses postures, de ses couleurs et de ses chants ”, et donc dans l’indiscernable “ inséparabilité des variations ” (infinies). Mais pour celui de visage, de cogito, d’Autrui ou d’ego transcendantal ? Force est de passer sur la démonstration et de donner tout de go la conclusion provisoire de Deleuze et Guattari : non discursif, le concept est “ une multiplicité, une surface ou un volume absolus, autoréférents, composés d’un certain nombre de variations intensives inséparables suivant un ordre de voisinage et parcourus par un point en état de survol. Le concept est le contour, la configuration, la constellation d’un événement à venir ”. Il est ce qui “ taille l’événement, le retaille à sa façon ”. La première tâche de la philosophie, lorsqu’elle crée des concepts, c’est “ dégager toujours un événement des choses et des êtres ”. Deuxième tâche : inventer les “ personnages conceptuels ” (l’“ ami ” dans la philosophie grecque, l’“ Idiot ” chez Nicolas de Cues, Descartes ou Chestov, “ Don Juan ” chez Kierkegaard, “ Zarathoustra ”, “ Dionysos ” ou “ Socrate ” chez Nietzsche...), lesquels sont des “ puissances de concepts ”. Troisième tâche : assurer le raccordement des concepts, avec des connexions “ fractales ” toujours croissantes, c’est-à-dire tracer le “ plan d’immanence ”, qui n’est pas un programme ni un dessein mais un plan préphilosophique, la base d’instauration, le “ sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts ”. Chaque grand philosophe trace un nouveau plan d’immanence, “ apporte une nouvelle manière de l’être et dresse une nouvelle image de la pensée ” : pourtant, l’histoire de la philosophie n’est pas la mise en perspective des divers plans, car chaque plan est “ feuilleté ” et “ trouée ”, si bien que la Terre de la philosophie est loin d’être pacifique : les plans s’entrecroisent, s’emboîtent, se déboitent, se collent, se décollent, et, par leurs “ trous ”, laissent sourdre les leurres, les mensonges, la transcendance qui les dénature, et cet Impensé, cet “ Impouvoir de la pensée qui reste en son cœur même ” et qui la fait “ avancer ” non pas “ méthodiquement ”, mais à la “ manière d’un chien dont on dirait qu’il fait des bonds désordonnés ”.
C’est pourquoi il faudrait presque renoncer à considérer l’histoire de la philosophie pour considérer plutôt son temps, un temps qui n’exclut pas le point de vue historique de l’avant et de l’après, mais “ les superpose dans un ordre stratigraphique ”. Le temps philosophique “ est ainsi un temps grandiose de coexistence ” : la philosophie est géophilosophie comme l’histoire, pour Braudel, est géohistoire, elle est “ devenir, non pas histoire, elle est coexistence de plans, non pas succession de systèmes ”. Mais il est une autre conséquence, tout aussi importante : il n’y a pas un mouvement infini de la connaissance qui s’approcherait asymptotiquement de la vérité, et il est même vain, pour Deleuze et Guattari, de regarder le rapport de la pensée avec le vrai pour définir la philosophie. La vérité, “ c’est seulement ce que la pensée crée, compte tenu du plan d’immanence qu’elle se donne pour présupposé ”. Nietzsche l’avait déjà vu : pensée est création, et non pas volonté de vérité.
La philosophie est un “ constructivisme ” parce qu’elle travaille : elle trace (le plan : immanence), elle invente (le personnage : insistance), elle crée (le concept : consistance). L’objection vient aussitôt : l’art, les sciences. ne créent donc pas, n’inventent pas ? Toute la seconde moitié de Qu’est-ce que la philosophie ? établit les différences fondamentales entre l’activité philosophique et l’activité scientifique ou artistique (et les pages consacrées à l’art sont d’une force inouïe). Mais le livre est lui-même une telle manufacture industrielle de concepts nouveaux qu’il déjoue d’avance toute tentative de résumé. La distinction est pourtant établie trait pour trait. Au concept, au personnage conceptuel et au plan d’immanence de la philosophie correspondent, en science, la fonction ou fonctif, l’observateur partiel et le système de référence, et, en art, la sensation (l’affect et le percept), la figure esthétique et le plan de composition. “ La philosophie fait surgir des événements avec ses concepts, l’art dresse des monuments – c’est-à-dire des composés de percepts, d’affects et de blocs de sensations qui tiennent lieu de langage – avec ses sensations, la science construit des états de choses avec ses fonctions. ” Il n’y a là aucune hiérarchie : penser, c’est penser par concepts, ou bien par fonctions ou bien par sensations. Mais, à chaque fois, il s’agit de tirer des plans sur le chaos, lutter avec et contre le chaos (“ instrument d’une lutte plus profonde contre l’opinion, car c’est de l’opinion que vient le malheur des hommes ”). Depuis toujours, les hommes s’escriment à “ fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessus de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ”. L’artiste est celui qui pratique une fente dans l’ombrelle et déchire le firmament, “ pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d’Achab ”. Le philosophe et le savant font de même, inlassablement, car la fente est toujours ravaudée par l’opinion. et colmatée par “ une pièce qui ressemble vaguement à la vision ”. Penser est donc percer, encore et toujours, afin de redonner l’“ incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir ”. Ou, si l’on préfère, penser, par concepts, fonctions ou sensations, c’est pêcher, jeter un filet. Mais le pêcheur, on le sait, “ risque toujours d’être entraîné et de se retrouver en pleine mer quand il croyait arriver au port ”».

 




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