Romans


Yves Ravey

L'Épave


2006
112 p.
ISBN : 9782707319661
12.15 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


La voiture d'un touriste allemand dérape dans un virage : trois morts. Et déjà List le mécanicien est sur place pour piller l'épave et proposer ses services au père du chauffeur. Car cet homme, obsédé par la mémoire de son fils, ne quittera pas la ville sans avoir récupéré certaines affaires restées dans la voiture.
Il a de l'argent. Et List a les photos, comme les autres souvenirs.

ISBN
PDF : 9782707326096
ePub : 9782707326089

Prix : 8.49 €

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Jean-Baptiste Harang, Libération, jeudi 12 octobre 2006

 

L’épave, certes, mais quelle épave ? Notre monde est rempli d’épaves, nos dictionnaires aussi, on y trouve cette épave « qui demeure, survit parmi des choses abandonnées, rejetées, oubliées, perdues ». Ou bien « les Epaves, recueil de poèmes de Baudelaire (1866) ». Ou cette spécialité : « Véhicule accidenté considéré comme irrécupérable. » Ou encore, une « personne désemparée qui ne trouve plus sa place dans la société ». Dans le livre d’Yves Ravey, on peut croire que L’Epave qui lui donne son titre ressort de cette pénultième catégorie, une Volkswagen qui a raté un virage et tué ses trois occupants, le père, la mère et la fille. On sait seulement que c’est une belle Volkswagen, le modèle n’est pas cité, les belles Volkswagen ne courent pas les rues, il nous faudra attendre le dessin que l’auteur a bien voulu nous confier (il illustre cette page) pour comprendre qu’il s’agit d’une Karman Ghia, et ça, oui, c’était une sacrément belle Volkswagen.

Dans le ravin, après qu’on a relevé les morts, List, un mécano du coin, récupère dans l’épave tout ce qui n’a pas encore été couché sur le procès-verbal de la gendarmerie : « Une poupée, des affaires de couture, une boucle d’oreille, un sac à main, deux chaussures de femme à talon haut, une mallette à moitié ouverte, la serrure disloquée, et dans les poches, au dos des sièges avant, deux albums de coloriage. » List est plutôt de l’ultime espèce d’épave signalée par notre dictionnaire, de celles qui ne trouvent pas leur place dans la société, moitié voyou, moitié désemparée. List a une maman, un boulot, et la dépouille des épaves automobiles lui est une routine. Pour revendre, ou plus, si affinités. Les affinités arrivent bientôt dans le café du bourg, un Allemand, un homme qu’il a dessiné dans cette page, et dont on ne saura pas le nom, c’est l’Allemand. Il est le père du conducteur mort, un père qui n’a pas revu son fils depuis plusieurs années et qui veut, à tout prix, il en a les moyens, reconstituer la mémoire de son fils. Une aubaine pour List qui va lui revendre à prix d’or tous les objets, et même plus, dont il a dépouillé l’épave de la Volkswagen. Voilà pour l’intrigue. D’autres destins s’invitent dans l’histoire jusqu’à en donner une fin imprévisible. List va devenir « épaviste », comme dit le dictionnaire. Il se marie à une femme trop jeune et trop belle pour lui, Fabiola, elle partira avec son lot de minijupes, le chien et l’argent, « de toute façon, on ne retient pas une belle femme avec un garage », page 77. Quatre figures d’épaves plus ou moins rédimées en si peu de pages sans que rien ne manque à leur destin.

La brièveté du livre est peut-être pour beaucoup dans l’effet de plénitude qu’il exerce sur le lecteur, mais ce n’est pas le seul sentiment qu’il laisse : il gêne. Et cette gêne n’est pas celle du voyeur, les vies qui nous sont offertes ne sont grevées d’aucun exhibitionnisme, au contraire, même si Fabiola use de l’impudeur comme d’un charme : « On m’a toujours conseillé à la Protection de la Jeune Fille de m’enfermer dans ma chambre quand je changeais de robe », elle ne le fait plus. Ce n’est pas non plus une gêne compassionnelle, les personnages ne sont pas des héros et leur mal-être paraît presque mérité, il n’entraîne aucune empathie. Nous sommes gênés pour nous-mêmes, l’écriture ne nous lâche pas, elle fouaille les autres mais nous entendons : ces gens sont de votre espèce, ils sont comme vous, pétris de cette glaise grise qui fait l’humanité, ces pauvres hères que je vous présente sont votre miroir. Et c’est à nous seuls qu’on peut en vouloir, ni à ces silhouettes agitées, ni à l’auteur qui ne cède rien. La force d’Yves Ravey, dans ce livre comme dans toute son œuvre, est de n’expliciter aucun commentaire, aucune explication, ni morale, ni philosophie, par la puissance des mots simples, il donne des histoires comme une matière brute avec laquelle il faut bien se débrouiller. Il ne s’en lave cependant pas les mains, ceux d’entre nous qui le suivent savent trouver dans quelques lignes l’ombre de cicatrices anciennes jamais complètement refermées, ces carcasses d’automobiles comme des scarabées, ces désincarcérations qu’il a tant dessinées, et pour toujours cette langue allemande dans la bouche d’une mère. Alors on se souvient de la toute première définition qu’on a trouvée du mot « épave » : survivre parmi les choses abandonnées.

 

 

Christophe Kantcheff, Politis, jeudi 12 octobre 2006

 

 Le dernier roman d’Yves Ravey est construit comme un champ magnétique où s’affronteraient deux personnages : List, d’une part, et « l’Allemand » d’autre part, que le narrateur ne nomme jamais. Quand le roman s’ouvre, le point de convergence est List ; à la fin, « l’Allemand » est devenu le point d’aimantation. Ce champ magnétique s’inverse selon un mouvement mystérieux. C’est ce mouvement que raconte L’Épave.

Au début, « l’Allemand » est désormais seul au monde. Dans un accident de voiture, survenu en France, à côté de chez List, il a perdu son seul fils, sa belle-fille et sa petite-fille, lui qui était déjà veuf. « L’Allemand » veut combler le vide avec ce qui reste. Impossible avec ses pauvres souvenirs lointains : il n’avait pas revu son fils depuis des années, et ne connaissait pas sa petite-fille. Alors, restent les objets qui se trouvaient dans la voiture au moment de l’accident, notamment des photos.

Au début, List a une mère, et bientôt une femme, très jeune et absolument irrésistible. Il s’est rendu quelques heures après l’accident sur les lieux pour subtiliser tout ce qu’il a trouvé dans l’habitacle. Il est donc en position de force quand il voit « l’Allemand » arriver dans sa ville : il va vers lui pour le rançonner, lui faire payer les photos retrouvées, prétextant d’une recherche nécessairement longue.

La tonalité du roman n’est pas au drame, ni à la tragi-comédie de mœurs ; elle est volontairement atone. Yves Ravey ne cherche pas spécialement à inscrire son récit dans une époque. C’est à peine si, par quelques détails – un 45 tours, l’usine du coin qui embauche facilement…–, on devine que, sans doute, l’action se passe il y a plus de vingt ans. Il est très difficile de savoir sur quelle piste Yves Ravey veut emmener son lecteur. A-t-on affaire à un (faux) roman noir ? À une histoire de meurtre camouflé ? Aux piètres aventures d’un maître chanteur de sous-préfecture ?

Fausses pistes. L’Épave se focalise sur la relation entre List, le vendeur, et « l’Allemand », l’acheteur. Mais, contrairement à ce qui se passe dans la pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, l’acheteur désire avidement ce que le vendeur lui propose. List reste au niveau de l’argent qu’il soutire à « l’Allemand », tandis que celui-ci se reconstitue littéralement en payant ce qu’il lui achète. Car, avec ces photos, ces objets retrouvés, il peut de nouveau habiter sa mémoire, et, par là, sa vie. Peut-être y a-t-il dans L’Épave une dimension morale, mais l’auteur se garde bien de la suggérer. En revanche, Yves Ravey signe là un très beau roman sur la dépossession, la dépossession de soi à son insu. Car List, pour finir, est désormais seul au monde. Et la dernière phrase se clôt sur le mot « adieu ».

 

Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 15 décembre 2006

 

Certains romans ressemblent à des maisons de famille. Les générations s’y sont succédé, des alliances et des mésalliances s’y sont conclues. Nourrissant la chronique du temps perdu, des drames anciens imprègnent les murs. Yves Ravey, qui a publié depuis 1989 sept romans – le premier chez Gallimard, puis aux Editions de Minuit – et trois pièces de théâtre, n’habite pas ce type de demeures, ne puise pas dans leur charme et leur patine. Ses livres ressemblent plutôt à des logements de fortune, avec des pièces vides, froides ; les quelques objets impersonnels qui traînent n’ont pas d’histoire. Rien d’ailleurs, ici, ne fait histoire. On vit là sans souvenirs ni avenir.

List ne sait rien du culte des morts. Son horizon s’arrête bien avant. Un jour cependant, il prend conscience que cet usage peut lui rapporter de l’argent. Et d’argent justement, il en a besoin pour reprendre l’atelier de mécanique de son père décédé et le transformer en garage, pour se marier avec Fabiola, pour s’éloigner de sa mère… « L’argent, c’est facile à gagner », dit-il à celle-ci. Et justement,  non loin de là, dans un mauvais virage, un accident d’automobile a fait trois morts, un couple et leur petite fille. « L’Allemand », qui est le père du conducteur, Samuel, serait prêt à donner beaucoup d’argent pour récupérer les objets personnels de son fils, de sa belle-fille et de leur enfant. Surtout les photos, car il s’était fâché avec Samuel. Veuf, il ne l’avait pas revu, ni sa famille, depuis plusieurs années.

List va donc monnayer ce qu’il a pu récupérer dans l’épave de la voiture, notamment un porte-cartes, avec les photograhies des défunts. « L’Allemand » ne discute pas, ne marchande pas : il a un besoin vital de ces photos, il paye. D’ailleurs, il a vite compris le manège du jeune homme. Tandis que List lui demande de plus en plus d’argent, il subvertit peu à peu son créancier… Une sorte de contrat s’établit, par lequel List signe une sorte de reconnaissance de dette éternelle : « Il y avait d’autres objets dans la voiture, a ajouté l’Allemand. Je suppose, ce n’est qu’un début. Jusqu’à ma mort je viendrai vous rendre visite. List lui a répondu que dans ce cas il essaierait jusqu’à sa mort de retrouver les objets égarés lors de l’accident. »

Fabiola, l’épouse qui, n’ayant vraiment rien d’une reine, part sans laisser d’adresse, la mère de List qui lui apparaît telle une étrangère, « l’horlogère », son ancienne maîtresse, qui quémande de l’amour, occupent les seconds rôles dans ce drame nu comme un os. La seule percée hors de ce périmètre de détresse muette, c’est lorsque « l’Allemand », sur les lieux de l’accident, récite « une litanie qui n’avait rien à voir avec les prières murmurées par la mère ». Et plus explicite : « Parfois même, il chantonnait à voix basse en balançant la tête d’avant en arrière. List a supposé qu’il était d’une autre religion. » Quant à la fin du livre, on ne sait s’il faut l’interpréter comme une ouverture, mais c’est fort peu probable.

Yves Ravey ne donne pas d’explication, ne tend aucune perche à son lecteur. Il se refuse à transformer son roman en apologue. Il ne le conclut pas à l’aide d’une morale en faveur ou en défaveur des déshérités. Dans un bref essai, Pudeur de la lecture (Ed. Les Solitaires intempestifs, 2003) il définissait avec éloquence son esthétique de la littérature. Il parlait notamment de la transparence, comme haute qualité de l’écriture romanesque. L’Épave porte pleinement témoignage de cette qualité. Et aussi, dans un style serré et sec, d’une étrange, impérative nécessité.

 

 

 

 

 


 




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