Romans


Jean-Philippe Toussaint

Les Emotions


2020
240 pages
ISBN : 9782707346438
18.50 €
77 exemplaires sur Vergé des papeteries de Vizille


Lorsque Jean Detrez, qui travaille à la Commission européenne, a commencé à s’intéresser de manière professionnelle à l’avenir, il s’est rendu compte qu’il y avait une différence abyssale entre l’avenir public et l’avenir privé. La connaissance, ou l’exploration, de l’avenir public, relève de la prospective, qui constitue une discipline scientifique à part entière, alors que la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance. Mais a–t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines, a-t-on toujours envie de savoir ce que nous deviendrons dans un futur plus ou moins éloigné, quand on sait que ce qui peut nous arriver de plus stupéfiant, le matin, quand on se lève, c’est d’apprendre qu’on va mourir dans la journée ou qu’on va vivre une nouvelle aventure amoureuse ou sexuelle dans les heures qui viennent ? Le sexe et la mort, rien ne peut nous émouvoir davantage, quand il s’agit de nous-même.
Le moment est donc venu de dire un mot de la vie privée de Jean Detrez.

ISBN
PDF : 9782707346452
ePub : 9782707346445

Prix : 12.99 €

En savoir plus

Philippe Lançon, Libération, 12-13 septembre 2020
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Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, 9 septembre 2020

Un roman d’anticipation

Jean-Philippe Toussaint poursuit un nouveau cycle romanesque commencé avec La Clé USB et dresse le portrait d’un homme qui fait l’expérience de l’imprévisibilité.

On n’en avait donc pas fini avec Jean Detrez. Le narrateur de La Clé USB, précédent roman de Jean-Philippe Toussaint, est en effet au centre de ce nouveau texte, qui n’est pas une suite de ses aventures mais une reconfiguration des questions posées alors, et notamment : que faire avec le temps, celui qui passe et celui qui viendra ?
Fonctionnaire européen spécialiste de la prospective, c’est avec une rigueur toute scientifique que Jean Detrez travaille sur l’avenir. Pourtant, l’imprévu semble envahir sa vie, tant professionnelle qu’intime. Le référendum sur le Brexit, l’élection de Trump, la séparation d’avec sa compagne, la mort de son père, mais aussi : une nuit inexplicablement passée avec une inconnue.
Toussaint, comme à son habitude, construit un dispositif littéraire sophistiqué et sous tension. Alors que Jean Detrez regarde s’effondrer ses incertitudes, l’auteur de La Vérité sur Marie (2009) multiplie les énigmes, étire les scènes du roman et examine jusqu’au plus petit espace séparant une situation d’une autre. Ainsi la possibilité d’un premier baiser lors d’une rencontre amoureuse : « Même si on sait l’un et l’autre que quelque chose de tendre est susceptible de survenir à tout instant, il y a un dernier cap à franchir, qui peut sembler minuscule, et dont on peut même se rendre compte, a posteriori, en se retournant pour revoir la scène dans son souvenir, que ce n’était en réalité qu’un tout petit gué tellement aisé à traverser, mais qui, tant qu’il n’est pas franchi, tant qu’on ne l’a pas passé, demeure un obstacle insurmontable. »
Du grand art, coloré de la délicatesse facétieuse de Toussaint. Car chez lui, tout est écriture et, comme Made in China (2017), le roman est une expérimentation de questions purement littéraires, sur la façon dont la fiction vient perturber notre représentation du réel : Jean Deprez prévoit des événements qui ne surviennent pas, n’imagine pas ceux qui vont l’écraser, ne perçoit pas toujours ce qu’il est en train de vivre, et n’est jamais certain que sa reconstitution du passé soit fidèle à ce qui a été.


Eléonore Sulser, Le Temps, 19 septembre 2020

Une symphonie intime et bruxelloise

Dans « Les Emotions », Jean-Philippe Toussaint retrouve Jean Detrez, le héros de « La Clé USB », spécialiste en prospective à la Commission européenne. Il le lance, cette fois, dans ses tempêtes amoureuses et politiques


Souvent, dans les romans de Jean-Philippe Toussaint, le récit semble se cristalliser autour d’une image frappante. Elle en forme, en quelque sorte, le noyau, le point d’achoppement, le lieu d’où paraît surgir l’imaginaire, l’endroit où, peut-être, la fiction se met en route. La Vérité sur Marie tournait autour de l’évocation d’un pur-sang dans un avion en vol. Nue puisait dans une robe de miel l’énergie de sa narration. Et, dans ce nouveau roman, Les Emotions, Jean-Philippe Toussaint fait apparaître une photo troublante dans le téléphone portable de son héros, Jean Detrez, spécialiste en prospective à la Commission européenne.

Ce cliché représente une jeune femme à moitié dénudée dans une chambre d’hôtel. Or Jean Detrez, qui reconnaît là une chambre de l’hôtel qu’il a fréquenté à l’été 2016, en Angleterre, à l’occasion d’un séminaire de prospective, n’a plus aucun souvenir des circonstances dans lesquelles cette photo a été prise. La rêverie qui s’ensuit ouvre Les Emotions et entraîne la mémoire de Jean Detrez dans le tourbillon de ses amours durables ou fugitives, passées ou présentes, dans une sorte de bilan – pertes et profits – intime.
Première et dernière fois

Dans Faire l’amour, premier roman du cycle centré autour du personnage de Marie, tout commençait par une rupture. Celle du narrateur et de Marie. Et voici que Jean Detrez lui aussi constate, dès les premières lignes du livre, la fin d’une histoire d’amour : « A Bruxelles, la journée avait été caniculaire. Nous vivions avec Diane les dernières heures de notre vie commune. Depuis quelques semaines, nous ne nous parlions plus. Notre mariage, qui avait duré dix ans, s’achevait dans la froideur et le ressentiment. »
Et dans Les Emotions, comme dans tout le cycle de Marie, il sera question de première et de dernière fois : la première fois qu’il a fait l’amour avec Diane, et la dernière ; les occasions manquées avec d’autres femmes, les retrouvailles avec une ancienne compagne, et enfin d’une nouvelle première fois, née dans les couloirs de la Commission européenne.
Mais Les Emotions – et avant lui La Clé USB, roman où surgit Jean Detrez et qui consacre Bruxelles, capitale européenne, comme territoire romanesque – ne fait pas seulement écho au cycle de Marie. Il réveille aussi les souvenirs de textes plus anciens comme La Télévision, où la dérision, l’ironie et un rire parfois inquiétant s’installaient. On y trouve ainsi un désopilant passage sur les fuites d’eau que le narrateur tente de colmater dans l’appartement commun et une digression comique sur les coupe-ongles, véritable obsession du père du narrateur, ancien commissaire européen et dont la disparition hante le livre. Sans oublier que ce roman de rupture – amoureuse – commence le 23 juin 2016, jour du référendum sur le Brexit, jour d’une autre rupture – politique celle-là – aux accents parfois grand-guignolesques.
L’éruption de L’eyjafjöll
Le livre s’achève également un jour précis, le 18 avril 2010. C’est un nouveau moment de bascule intime pour Jean Detrez, tandis que l’Eyjafjöll en pleine éruption paralyse le trafic aérien. Jean-Philippe Toussaint joue avec le temps et les synchronies, et se réclame de Stefan Zweig et de ses Très riches heures de l’humanité pour organiser dans le roman « certains alignements d’étoiles ». « Ces dates indélébiles de nos vies, ces dates qui restent à jamais gravées dans nos mémoires, prennent un écho encore amplifié, une résonance prodigieuse si elles surviennent en même temps qu’un grand événement qui concerne l’histoire, s’il y a une coïncidence fortuite ou nécessaire entre l’actualité du monde et le cours de notre vie. »
Tandis que le roman remonte le temps et la vie de Jean Detrez, il plonge aussi dans des profondeurs : non pas dans les abîmes naturels ou psychiques, mais vers le cinquième sous-sol du Berlaymont – le bâtiment qui abrite à Bruxelles les bureaux de la Commission européenne, où les intrigues se trament. Et ce bâtiment en forme de croix, habillé de verre, aux grandes rampes intérieures de béton et aux entrailles mystérieuses se dresse dans le livre comme une chambre d’écho, comme un autre point de départ et d’arrivée, comme un autre lieu – encore un – où se nouent les fictions, où passé et présent se rencontrent.
Ainsi d’image en image, d’émotion en émotion, de lieu en lieu, Jean-Philippe Toussaint construit-il ses romans, tentant chaque fois de faire résonner ses visions entre elles, de les entrelacer et de composer ainsi la trame musicale et atmosphérique – ici en trois mouvements – de ses subtiles symphonies personnelles.
 


Jérôme Garcin, L’Obs, 24 septembre 2020

Temps de Toussaint


« On ne sait jamais ce que le passé nous réserve », aimait à dire Françoise Sagan, notre sibylle à frange et à regrets. La formule s’applique très bien à Jean Detrez qui appartient à une unité de prospective stratégique de la Commission européenne, s’ingénie à imaginer et modéliser l’avenir, mais que, soudain, le passé rattrape et bouscule. En décembre 2016, son père, diplomate et commissaire européen, succombe en effet à un cancer du poumon. On avait déjà appris sa disparition à la fin de « La Clé USB », le précédent roman de Jean-Philippe Toussaint, et premier volume de son nouveau cycle. Retour d’Asie, où il avait joué les James Bond, Jean était arrivé trop tard à Bruxelles pour dire adieu à ce père aimé, tout en confessant – c’était la dernière phrase du livre – sa vieille réticence « à exprimer [ses] émotions ». Voici donc venu, après la geste de la blockchain et du bitcoin, le temps des émotions, celui de l’imparfait. Que ce père humaniste et européaniste ait assisté, depuis son lit de mort, au naufrage de ses idéaux avec la montée des populismes, le Brexit et l’élection de Trump ajoute au chagrin du fils prospectiviste. Même dans sa vie sentimentale, Jean Detrez a dû choisir le « leave » contre le « remain » : il a divorcé de sa femme, qui invente un méchant stratagème pour ne pas assister aux obsèques de son beau-père ; leur couple n’avait plus d’avenir. Il se console dans les bras d’un amour italien d’autrefois et joue au séducteur romantique devant de belles étrangères dans les salons du pouvoir.
Afin de ne pas trop céder aux émotions du titre, Jean-Philippe Toussaint, plus sensible et pince-sans-rire que jamais, nous fait assister à de théâtrales retraites de prospective dans un château anglais, décrypte la fermeture du trafic aérien après l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll, raconte la rénovation du Berlaymont, siège bruxellois de la Commmission européenne, et nous révèle, au niveau – 5, un passage secret, dont notre héros fera ici un usage rocambolesque. En somme, ce boyau le conduit de la vie professionnelle, où l’anticipation est une discipline scientifique, à la vie privée, où le passé embarrasse le futur. On ignore ce que, dans un troisième volume, l’avenir de Jean Detrez nous réserve, mais tant que le virtuose Toussaint est à la manœuvre, on fonce.



Lire "Entretien avec Jean-Philippe Toussaint" par Norbert Czarny, En attendant Nadeau, 7 octobre 2020.



Lire l'article de Jacques Dubois "Jean-Philippe Toussaint : Héros eurocrate, père démocrate, cinq femmes et une crise mondiale (Les Emotions)", Diacritik, 10 septembre 2020







 

 




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