Romans


Jean-Philippe Toussaint

La Réticence


1991
160 pages
ISBN : 9782707313959
18.00 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


C'est une très petite chose qui m'est arrivée. Qui aurait très bien pu vous arriver. Vous êtes en vacances à l'hôtel avec votre fils dans un petit village et vous vous apprêtez à aller voir des amis, mais quelque chose vous arrête, une réticence mystérieuse qui vous empêche d'aller les trouver. C'est le roman de cette réticence, minuscule et ponctuelle, et de l'inquiétude qu'elle va peu à peu fomenter. Car, non seulement vos amis ne sont pas là quand vous vous décidez à aller les trouver, mais, quelque jours plus tard, vous découvrez un chat mort dans le port, un chat noir qui flotte devant vous à la surface de l'eau.

ISBN
PDF : 9782707327338
ePub : 9782707327321

Prix : 12.99 €

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Jean-Claude Lebrun (Révolution, 12 octobre 1991)

Monsieur et son bébé
 
« Pour “ entrer ” dans le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint, il faut le lire d'une seule traite. Sinon, à l'instar d'un film passé vue par vue, L’essentiel ferait défaut : ce mouvement, né d'une savante combinaison entre une sorte de délire de l'inquiétude et un humour pince-sans-rire. En cela, La Réticence retrouve ce ton singulier, ce composé parfaitement subtil de sérieux, de dérision et de poésie, qui, depuis La Salle de bain (Éditions de Minuit, 1985) en passant par Monsieur (Éditions de Minuit, 1986) et L’Appareil-photo (Éditions de Minuit, 1988), signale le territoire d'écriture du romancier d'origine bruxelloise.
Une fin de mois d'octobre le narrateur, trente-trois ans, le même âge que l'auteur, arrive avec son petit garçon de huit mois dans un village de bord de mer, Sasuelo. Un indicatif téléphonique, donné dans le dernier tiers du livre, révèle que Sasuelo est une localité corse (imaginaire ?), dans la région de Bastia. Le voyage entrepris depuis Paris est destiné, explique le narrateur, “ en quelque sorte ” à rencontrer des connaissances, les Biaggi. Cet “ en quelque sorte ”, sera repris ultérieurement, comme pour placer d'emblée l’“ action ”, de la même manière que le lieu, dans les zones ambiguës de l'incertitude et du flou. Une semaine durant, exactement délimitée par une période de mauvais temps, de menus incidents à répétition vont progressivement mettre l'homme dans un état de malaise, avec l'impression grandissante que les mailles d'un filet tenu par des mains inconnues se referment sur lui. À l'origine de cette dérive un tout petit grain de sable : une hésitation. L'homme, venu passer quelques jours de vacances à l'hôtel et soudain retenu par une gêne incompréhensible, n’est pas allé saluer les Biaggi à son arrivée.
Dès ce moment tout se noue à l'égal d'un roman noir et les indices s'accumulent, laissant penser que les Biaggi, pour quelque obscure raison, en retour l'évitent et même le font surveiller. Sa position devient à la fois celle du chasseur et celle du gibier, puisque ses efforts tardifs pour établir le contact avec les Biaggi devenus bizarrement introuvables – un véritable travail de filature – s'accompagnent d'une permanente sensation de surveillance. Comme si l'hésitation du départ, la réticence, avait mis en branle un double mécanisme de suspicion. Comme si tout depuis concourait à mettre le narrateur en alerte d'un côté, en défaut de l'autre. Comme si un enchaînement de vétilles déclenchait une logique de soupçon, mais aussi de culpabilité et de persécution. Jusqu'à faire s'interroger le narrateur sur sa propre identité, voire son existence, comme en ce matin encore humide des pluies nocturnes, où, tel Peter Schlemihl son ombre, lui-même semble avoir perdu son reflet : “ ...au centre de la laque miroitait le reflet argenté de la vieille Mercedes grise, autour duquel, cependant, par je ne sais quel jeu de perspectives et d'angle mort, il n’y avait aucune trace de ma présence ”.
À cette aune les faits insignifiants n’existent plus, tout s'inscrit à charge ou à décharge et vient nourrir le soupçon ou l'atténuer : la présence de nouveaux clients à l'hôtel, la lumière allumée dans la chambre du patron insomniaque, un volet mal fermé de la maison vide des Biaggi, une voiture stationnée près de l'hôtel, un homme téléphonant dans une cabine publique, un cadavre de chat flottant dans le port, un fil de pêche encore accroché à la gueule...
Cependant, alors qu'une sorte de frénésie contradictoire de la suspicion et de la culpabilité paraît s'être emparée du narrateur, le poussant à chercher nuit et jour, dans l'hôtel et au-dehors, les indices de tout ce qui peut se tramer à son encontre, la présence de son fils ne cesse de le tirer vers un autre versant : celui des exigences simples du sommeil, de l'alimentation et des jeux enfantins. Un enfant placide, que le narrateur laisse de longues heures seul au milieu de la chambre dans son lit, décrit humoristiquement comme un “ assemblage de tubes métallıques de différentes couleurs qui s'emboîtaient les uns dans les autres pour composer un châssis rectangulaire, sorte de petit centre Georges-Pompidou ”. À chaque apparition du bébé, le roman noir qui s'esquissait vire ainsi à la tendre loufoquerie, et le seul délire qui s'affiche reste celui de l'humour : ce bébé de huit mois, “ c'était vraiment le type qui dormait le plus que je connaissais ”, annonce le père avec un sérieux irrésistible ; à la limite du non-sens, il évoque la poussette, qui sert à promener quelquefois l'enfant : “ Elle était très maniable, en tout cas, même s'il ne restait plus qu'une seule poignée, L’autre s'étant cassée le jour de mon arrivée, que j'avais toujours dans la poche d'ailleurs, avec un des taquets de la roue qui s'était détaché l’avant-veille. ” Comme si, dans le rapport aux êtres et aux choses, une attitude poétique le disputait constamment à une attitude anxieuse. Une dualité qui se retrouve dans la tonalité du livre et sa coloration. À cet égard le bébé dormeur, mangeur et joueur apparaît comme une belle trouvaille de la part de Jean-Philippe Toussaint, qui installe ainsi l'antidote la plus radicale à la paranoïa rampante et évite de jamais basculer dans le grinçant et le morbide. Mieux : qui insuffle à son texte une véritable tonicité ludique et en prépare l'épilogue, aussi rationnel que banal, à la suite de quoi s'estompe l'amorce de tentation de l'abîme, que le narrateur s'était découvert (“ ... je commençais bientôt à entendre le bruit de la mer au loin, le murmure régulier de la mer qui m'apporta peu à peu comme un soulagement des sens et de l'esprit. ”)
Au large à nouveau on peut voir passer les ferries ; le livre se referme. Le narrateur est en vue de zones étales après le bref passage de turbulences mentales. Une perturbation née de bien peu de choses, L’hésitation d'un instant, et tenue, par la présence incongrue autant que salvatrice de l'enfant dans des limites “ raisonnables ”. Pour ce faire Jean-Philippe Toussaint ne grossit jamais le trait, il “ retient ” son écriture, dans les séquences d'inquiétude comme dans les séquences d'humour, prêtant à son narrateur dans les deux cas – le délire noir et le délire drôle – cette manière de voir et de dire les choses, qui ne les fige pas en une seule posture et qui, comme pour la “ maniabilité ” de la poussette, laisse percevoir le jeu entre le réel et ses représentations. Ne serait-ce pas là au demeurant le sens ultime de ce court roman qui confirme Jean-Philippe Toussaint comme l'un des écrivains importants d'aujourd'hui ? »

Jean-Louis Ézine (Le Nouvel Observateur, 19 septembre 1991)


Le vide, mode d'emploi
L'auteur de La Salle de bain publie La Réticence. Ou comment faire un roman de rien. Où tout manquerait sauf le talent.
 
« À quoi reconnaît-on un écrivain ? Parce qu'il avait aperçu un jour André Gide au fond de la brasserie Lutétia, pelant une poire et lisant un livre, Roland Barthes répondait en substance : un écrivain, c'est quelqu'un qui se laisse traverser par les phrases, dans toutes les circonstances de la vie, qu'il soit occupé à manger une poire au fond d'une brasserie ou à descendre en pirogue le fleuve Congo. C'est un peu comme Jean-Philippe Toussaint : on ne peut plus l'imaginer autrement qu'immobile et prostré, occupé en somme à se laisser traverser par les phrases, au bord de sa fameuse baignoire, celle de la non moins fameuse salle de bain qui fit à elle seule le titre, le mobilier, le thème et la fortune de son premier roman.
D'autres narrations ont suivi, mais elles n'ont guère délogé le quidam pensif qu'elles se donnent chaque fois pour héros. C'est le même personnage déshabité, nonchalant et contemplatif, comme en orbite autour de son inexprimable ego, qu'on voit de livre en livre avancer dans l'existence avec la souriante circonspection des modestes. Il avait “ vingt-sept ans, presque vingt-neuf ”, quand il jouait aux fléchettes en écoutant le football à la radio dans sa salle de bain, sans perdre de vue une phrase de Gramsci qui lui passait par la tête (Gide, c'était Bossuet, dont ni les fléchettes, ni le football, ni le fleuve Congo ni même les poires ne l'ont jamais distrait). Il avait vingt-neuf ans accomplis dans Monsieur, où on le retrouvait au fond de son petit appartement, une machine à écrire sur les genoux, tapant un traité de minéralogie fondamentale où il était question du fluosilicate d'aluminium orthorhombique et même de la structure du pentagonohexaoctaèdre. Et à deux doigts encore, quand Monsieur, avec la main entière, ne parvenait qu'à grand-peine à héler un taxi : là il semble que l'auteur, qui fut champion de Scrabble dans la catégorie juniors, lui ait prêté une part de son talent. Bref, il avait trente et un ans révolus quand, las de héler, il prenait dans L'Appareil-photo, des leçons de conduite automobile. En vain semble-t-il, en tout cas sans passion puisque cet aveu était glissé entre les pages. “ Je n'ai rien traité dans ce livre, voyez, presque rien, quelques transitions farceuses, des souplesses de pupille, le murmure d'un fleuve infini miroitant dans la clarté de la nuit apaisée de mon esprit. ” Nous allons sur nos trente-trois ans dans La Réticence, et nous pourrions signer la même confession sans y changer un mot. Nous sommes l'intangible, l'inviolé narrateur d'un roman impeccable sous l'aspect des subjonctifs : “ Se pouvait-il que les Biaggi fussent quand même rentrés et qu'ils dormissent maintenant au premier étage de la maison ? ”, nous interrogeons-nous par exemple à la page 116. Par une heureuse et simplifiante coïncidence, notre ouvrage se trouve d'ailleurs parfaitement résumé par cette citation de pure forme, puisque, condamné à un séjour sans mobile apparent dans un village, balnéaire du pourtour méditerranéen, peut-être corse, mais peut-être pas, nous passons cent soixante pages à nous demander si les Biaggi sont rentrés, s'ils rentreront jamais, s'il se pourrait qu'un seul Biaggi fût rentré et qu'il nous épiât derrière son volet clos, tout comme nous épions nous-même à n'en plus finir les signes qu'il aurait pu abandonner, par volonté ou par distraction, de sa présence résolument invisible, une boîte aux lettres vidée, une auto qui a bougé, une grille mal fermée ou bien encore, car nous sommes doté d'un caractère fâcheusement paranoïde, le cadavre d'un chat noir flottant la gueule ouverte dans les eaux du port. On voit par là que nous faisons bien des histoires : après tout, nous sommes venu ici pour rencontrer Biaggi (dans quel but, nous ne le saurons jamais, c'est comme le bébé que nous appelons “ mon fils ”, à longueur de phrases, amoureusement : car nous sommes venu ici avec notre bébé, la poussette de notre bébé, les couches-culottes, les petits pots et le si remarquable lit portatif de notre bébé, avec tous ces tubes multicolores qui le font ressembler, une fois déployé sur la moquette de notre chambre d'hôtel, à un minuscule centre Georges-Pompidou). Pourtant, à cause peut-être de ce bébé qui dort, ou de ce chat qui flotte, ou d'un pressentiment dont se nourrirait notre trop pensive nature, nous ne voulons plus du tout voir notre ami Biaggi, dont l'absence au demeurant nous paraît trop manifeste pour ne pas maquiller la présence. Voilà voilà voilà.
Le schéma pourrait être hitchcockien, si nous ne nous complaisions tant à la délectable insignifiance qui fait notre spécialité. Nous ne proposons nulle énigme à résoudre, et notre méditation sous le balcon des Biaggi est sans objet, que cette sorte de délire où tournent les sottes névroses de l'oisiveté, tandis qu'on fait quelque chose sans plus penser à rien, comme regarder la mer, fumer une cigarette ou veiller sur le sommeil d'un enfant. C'est alors que les phrases vous traversent, comme vous traverse l'incessant cliquetis de bômes et de haubans où s'évanouit la rumeur des ports. Reconnaissons même qu'à notre façon d'user et d'abuser des caprices d'écriture, pour donner le change et tromper le lecteur sur nos intentions, nous sommes décidément un écrivain. Un vrai. Et bien qu'il ne se passe rien dans nos livres, nous irions jusqu'à dire : le plus imaginatif, sans doute, de sa génération. »

 




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