Romans


Jean-Philippe Toussaint

Fuir

Prix Medicis 2005


2005
192 p.
ISBN : 9782707319272
13.20 €
60 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille
* Réédition dans la collection de poche double


Pourquoi m'a-t-on offert un téléphone portable le jour même de mon arrivée en Chine ? Pour me localiser en permanence, surveiller mes déplacements et me garder à l'œil ? J'avais toujours su inconsciemment que ma peur du téléphone était liée à la mort — peut-être au sexe et à la mort — mais, jamais avant cette nuit de train entre Shanghai et Pékin, je n'allais en avoir l'aussi implacable confirmation.

ISBN
PDF : 9782707327413
ePub : 9782707327406

Prix : 6.99 €

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Bernard Pivot, Le Journal du dimanche, 11 septembre 2005

 

 

 

Pour qui sonne le portable ?

Le téléphone portable est l'invention la plus romanesque depuis l"invention du train, de la voiture et de l'avion. C"est le moyen de transport absolu : n’importe où, n’importe quand. Comment s’étonner que son utilisation soit déconseillée ou réglementée dans les trains, interdite dans les voitures et les avions ? Ils ne veulent pas de ce rival si commode.
Depuis que le téléphone existe, les romanciers et les cinéastes s’en sont beaucoup servi pour introduire brutalement des rebondissements, des coups de théâtre, des digressions, des histoires dans l’histoire. Mais c’est le plus souvent au domicile des personnages. Ils sont chez eux pour recevoir le choc. Avec le portable, ce peut être dans un lieu et à un moment où ils ne s’y attendent pas, vraiment pas. Cette irruption exotique et incongrue d’une sonnerie, d’un appel, d’un tiers, du destin, quoi, en effet, de plus romanesque ?
En voici un exemple.
Aussitôt débarqué de l’avion à Shangai, le narrateur reçoit de Zhang Xiangzhi, son correspondant en affaires très chinoises, un portable. Pour le surveiller ? Pour l’appeler à toute heure du jour et de la nuit ? Il n’a jamais aimé le téléphone. Trop de connivence avec la mort, a-t-il toujours pensé. Il fourre l’appareil dans son sac et il n’y songe plus. Il lie très vite connaissance avec la douce Li Qi. Elle lui demande de l’accompagner en train à Pékin. Pourquoi refuser un voyage aussi prometteur ? Mais il a la désagréable surprise de constater que Zhang Xiangzhi les accompagne. Ils parviennent à lui fausser compagnie pendant la nuit et à se réfugier dans le cabinet de toilette du wagon couchettes où, enfin, ils s’embrassent et se caressent. Ils commencent à se déshabiller quand le téléphone sonne. Ce ne peut être que l’inquiétant, secret  et pervers Zhang Xiangzhi. Non, c’est Marie, son employeuse, qu’il a aimée, qu’il aime encore. « Serait-ce jamais fini ave Marie ? » De Paris elle lui apprend que son père est mort et qu’il sera enterré à l’île d’Elbe où il vivait. Le portable a gagné. Le charme est rompu. Pauvre Li Qi… la maldonne des sleepings.
Fuir, le septième roman de Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain, L’Appareil- photo, Faire l’amour, etc.), est le récit d’une course entre la pensée vagabonde et le corps itinérant. Il contient une scène d’anthologie : la poursuite par la police dans les rues de Pékin de la moto sur laquelle sont serrés, arc-boutés, les deux hommes et la femme. Les personnages, et donc le lecteur, sont toujours en mouvement : à l’avion, au train, à la moto déjà cités, s’ajoutent le bateau, le cheval, le corbillard, la voiture, et même la nage. Fuir, toujours fuir. Mais qui ? Mais quoi ? Pour se retrouver ? Pour revenir à celle que l’on n’aurait jamais dû quitter ? Aller et retour. Bougeotte et accélération. Le cœur ne connaît pas les décalages horaires. Le narrateur arrivera-t-il à temps à l’île d’Elbe pour participer aux obsèques du père de Marie ? Il transpire souvent. Rendez-vous ratés, attentes, disparitions, filatures. Ah, on ne s’ennuie pas !
Jean-Philippe Toussaint a écrit un endiablé roman d’amour et d’aventures. Sauf que…
Sauf que l’on n’est pas du tout dans un récit classique, avec explications, justifications, et tout le saint-frusquin de l’analyse psychologique. On embarque avec énigmes, on débarque avec d’autres. Les personnages ont des attitudes bizarres, des comportements imprévus. Par exemple, le narrateur, que ce soit à Shangai ou à Pékin, est étonné, dérouté par ce qui lui arrive. Il se laisse faire. Il ne sait jamais où il va, ce qui va se passer. Nous non plus. Qu’est-ce qu’il fiche sur cette moto lancée dans la nuit pékinoise ? Et pourquoi Marie, qui n’est pas cavalière, précède-t-elle à cheval le corbillard ? Tout cela est très divertissant. C’est fou et c’est charmant. Un charme fou. Sauf que…

Sauf qu’il y a place aussi pour le sentiment et le ressentiment amoureux, pour la souffrance, pour la tendresse, pour les larmes.
Impossible de ne pas se demander comment Jean-Philippe Toussaint s’y prend pour réussir à mêler si bien la fantaisie et la romance, le rire et le blues, le mouvement perpétuel et les arrêts sur images. Un art tranquille de la description. Il prend son temps, et pourtant, quel conteur ! Ça filoche ! Il a un don. Plus sérieusement, il a une écriture vive, simple, concrète, précise, sensuelle, efficace. Cinématographique ? Il est tentant de le dire puisqu’il fait aussi des films.
Arrivé à l’île d’Elbe, le narrateur appelle Marie sur son portable. D’une voix chuchotée, très sourde, elle lui dit qu’elle ne peut pas lui parler. C’est alors qu’il entend en même temps dans l’appareil et dans la rue le bruit lent et lugubre des cloches. Pour qui sonne le portable ?

Patrick Kéchichian, Le Monde, 9 septembre 2005

 

 

 

 

La mesure noire du temps

Shanghai, Pékin, l’île d’Elbe. Jean-Philippe Toussaint se joue de l’espace, resserre le temps, croise les hasards et les sentiments. Il démontre surtout, à nouveau, son art de rendre le monde à sa densité, à ses mystères, à sa contingence

A une littérature saturée de messages et d’idées, toute pleine d’avis péremptoires sur le monde, sur le présent et sur le devenir de nos sociétés, il est loisible de préférer des approches plus dépouillées et libres de la réalité. Ce n’est pas à une évasion tapageuse que l’on est alors convié. Le monde n’est pas refait à la convenance du romancier, embelli, « poétisé », ou repeint plus noir qu’il n’est. Il est simplement là, dans sa densité impénétrable, rendu à ses mystères, à ses hasards, en même temps qu’à son prosaïsme et à sa contingence. L’imagination n’est pas un prétexte pour s’éloigner de cette alchimie qui est notre condition même, mais pour trouver l’un des chemins qui y ramènent.
Jean-Philippe Toussaint, avec Faire l’amour (1) ? avait démontré, d’une manière éclatante, magnifique, son art de restituer une telle densité, de faire se croiser les êtres et les circonstances, les lieux et les sentiments. Tout cela avec une gravité et une hauteur qui marquaient un vrai enrichissement de sa manière initiale. Fuir se situe exactement au même niveau. Les deux livres formant une sorte de diptyque asiatique. Le Japon en vedette du premier, la Chine comme partenaire principale du second. L’hiver là, ici l’été - ce qui laisse donc aux lecteurs l’heureuse perspective de deux autres volets. Comme le Japon, mais différemment, la Chine offre au romancier l’avantage d’un cadre parfaitement étranger, exotique, et la possibilité d’isoler son héros dans une bulle invisible, de la confronter à des codes, à une langue et des usages illisibles. Et donc à une multitude de malentendus. Il y a cinq ans, Toussaint, explorant les agréments du dépaysement, soulignait : « … je sais qu’aux voyages s’associe toujours la possibilité de la mort - ou du sexe » (2). Les charmes éventuels et surtout les angoisses d’une telle association constituent la matière des deux romans.
Faire l’amour, Fuir… Dans les deux cas, un titre infinitif tente désespérément d’objectiver ce qui ne saurait l’être, tant le désir et l’inquiétude sont présents, tant ils agissent et perturbent. On dirait des impératifs empêchés, ou figés dans une même sidération, des lignes de conduite que l’on est impuissant à maintenir droites. Tous les éléments et détails des deux romans, même ceux qui semblent surgis de nulle part, sont à leur place. Car l’art de Toussaint est d’une précision impeccable, géométrique – son premier roman, en 1985, La Salle de bain (3), s’ouvrait sur la définition pythagoricienne du carré de l’hypoténuse – alors même que tout échappe à notre prise, et même à notre entendement, fuyant comme du sable entre les doigts.
Résumer Fuir, ce court, dense et cependant aérien roman, reviendrait pratiquement à en réécrire chaque page. Car tous les détails et les épisodes s’enchaînent, s’emboîtent, non du tout pour former un séduisant ensemble, le dessin harmonieux d’un fragment d’existence, mais pour mettre en lumière un très étrange et hétéroclite appareillage, une sorte d’entrechoquement des choses et des circonstances. Mais, justement, toute existence, dès lors qu’elle est déplacée, comme déboîtée de son axe, rendue, par telle circonstance, étrangère à elle-même, ne présente-t-elle pas cette apparence ? C’est la face sombre, angoissante, peut-être mortelle, de l’exotisme qui est ici visitée. Toussaint excelle à introduire le trouble ; il sait faire régner une fatale anarchie dans l’esprit de son narrateur – mais une anarchie qui, bizarrement, ne contredit pas l’esprit d’ordre et de géométrie
Shanghai, Pékin, l’île d’Elbe. Trois parties, trois lieux. Quatre personnages : le narrateur, Marie sa compagne, créatrice de mode pour la maison « Allons-y Allons-o », Zhang Xiangzhi, guide chinois et « relation d’affaires de Marie », et Li Qi, accorte représentante de cette virtualité érotique que l’on croise, si l’on en croit Toussaint, lors des voyages. Mais d’emblée tout cloche, flanche, menace. Sans réponse, les questions restent suspendues au-dessus du vide. Première phrase du livre : « Serait-ce jamais fini avec Marie ? »
Le temps du récit est bref, trois jours si l’on a bien compté, fuseaux horaires inclus. « Je n’avais pas dormi depuis quarante-huit heures, ou plutôt j’avais sommeillé en permanence pendant cette interminable durée brumeuse de voyage ininterrompu, où, dans des heures égales, les jours ne se différenciaient pas des nuits… »
L’essentiel de la première partie se passe de nuit, dans un train qui mène de Shanghai à Pékin, où le narrateur, Zhang Xiangzhi et Li Qi vont voir une vague exposition d’art contemporain. Il fait chaud dans les couchettes. Tout le roman poisse d’ailleurs de chaleur ; la sueur colle les vêtements, fixe la poussière. Tandis que l’Européen et la Chinoise font plus intimement connaissance dans les toilettes du train, le téléphone portable – celui que lui a remis son guide dès son arrivée – vient déranger de sa sonnerie les ébats inconfortables du couple. C’est Maire. Son père vient de mourir.
Dans la deuxième partie, on arrive en gare de Pékin, le matin. Mais rien ne va plus, et les événements, violents, inquiétants, incompréhensibles vont s’accélérer. Le narrateur n’arrive pas à suivre, à coller à cette accélération, il est submergé, son trouble grandit. « Depuis cette nuit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevais le monde comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une miniscule inadéquation entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. »
De Pékin, après une escale à Paris, notre homme arrive sur l’île d’Elbe, juste pour l’enterrement du père de Marie. « La Méditerranée était calme comme un lac. (…) j’avais le sentiment d’être hors du temps, j’étais dans le silence – un silence dont je n’avais plus idée. »
Mais il n’assiste pas aux obsèques, ou plutôt il choisit de disparaître de la vue de Marie. A la vacance du narrateur répond alors l’angoisse de la jeune femme. Les deux attachés (ou séparés) par une brutale ambivalence amoureuse et sexuelle, « comme si nous ne pouvions désormais plus nous approcher, et nous aimer, que dans le hérissement et la brusquerie ». Et toujours ce temps impalpable, accablant, lourd de chaleur et de menace… « Je sentais le temps passer avec une acuité particulière depuis le début de ce voyage, les heures égales, semblables les unes aux autres, qui s’écoulaient dans le ronronnement continu des moteurs, le temps ample et fluide qui m’emportait malgré mon immobilité, et dont la mort – et ses violentes griffures – était la mesure noire. »
Des détails incongrus ou obscènes surgissent, participant à la parfaite économie du récit. Le fortuit prend la valeur d’une nécessité.
La fin du roman – mais pas seulement la fin – est tout simplement admirable, lumineuse, surprenante. On ne sait rien, le trouble n’est pas levé, et pourtant la réalité est comme étendue, enrichie, libérée. Que demander de mieux, de plus, à la littérature ?

(1) Ed. de Minuit (« Le Monde des livres » du 30 août 2002).
(2) Autoportrait (à l’étranger) (Ed. de Minuit).
(3) Repris en poche dans la collection « Double », avec un court texte inédit de l’écrivain relatant sa rencontre avec Jérôme Lindon (140 p., 5,30 €).
 

Jacques-Pierre Amette, Le Point, 15 septembre 2005

 

 

Une femme disparaît

De la Chine à l’île d’Elbe, un cœur bat, chavire… Un homme pleure. Dans « Fuir », Jean-Philippe Toussaint suggère le désarroi, le manque. Tous les grands romans possèdent leur lumière, celui-là chatoie.

Les battements du cœur, voilà le sujet du récit de Jean-Philippe Toussaint. Sans cesse, dans son dernier livre qui se présente comme un carnet de voyage, le cœur bat, chavire, panique, s’arrête, repart. Comme dans Musset… avec lequel il partage un mélange de désespoir, de virginité, de nostalgie, de vaillance fêlée, d’affolement, de brusquerie narquoise.
Nous sommes à Shanghai, et le narrateur se demande au milieu de la foule chinoise : « Etait-ce perdu d’avance avec Marie ? »… puis train de nuit pour Pékin… Une jolie dragueuse à la voix fragile, Li Qi, se frotte contre lui dans des toilettes tandis que passe le grelot des petites gares nocturnes. Ajoutez un confident énigmatique, obsédé de portable, et vous aurez les personnages de cette tragédie racinienne.
La dernière partie, sur l’île d’Elbe, superbe, craquante de soleil et de chagrin, affine cette analyse du désarroi sentimental. Une île saisie par un regard net à la Antonioni.
Il y a un « style » Toussaint : frémissant, glacé, distingué, écorché, décalé, au charme d’autant plus douloureux qu’il s’infiltre au milieu de pages d’une beauté aux nuances subtiles. Il y a un chatoiement Toussaint, avec des vues de rues, de chambres, de couloirs, de vitrines, de carrelage, de silhouettes, d’eau ; beaucoup d’eau, calme, ridée, salée, sucrée, tout un ondoiement de sensations ; l’auteur donne à voir un monde d’illusion flottant qui forme piège. Ce monde cache, sous ses nappes lumineuses, douleurs, coups de foudre, panique, attentes, fébrilité.
Sous ces instantanés brillants apparaît le désœuvrement passif des princes raciniens. Rien ne s’arrime. Les mauvaises nouvelles font sonner des portables, mais, au fond, on reconnaît de loin ces personnages en sandalettes et tunique porteurs de présages : ils viennent des vestibules de « Bérénice » ou de « Phèdre » et sont bercés par la même anxiété. Même isolement couvé, mêmes larmes retenues, même chant sous un ciel vide. Il cache un point secret, là où intervient un Dieu caché. Les personnages ont beau rouler sur des autoroutes, somnoler dans l’entrepont d’un ferry, lancer une boule sous les néons d’un bowling, poser leur sac dans des chambres climatisées, ils sont toujours dans un palais vide, propre, dallé, glacé, où l’on cherche l’absente. Bérénice s’appelle Marie, claire, blanche, ardente. Elle vit sur l’île d’Elbe, enterre son père ; et le narrateur, prince des solitudes, la cherche… comme dans toute tragédie, un homme pleure, l’absence devient brûlure, la présence mélodie, la douleur vibration.
Des ampoules bleutées d’un train déglingué à la piazza Citi de Portoferraio, Toussaint explore le même sournois désamour.
En fin décorateur, l’auteur place des poissons dans des seaux en plastique, prolonge des tremblés lumineux, dispose une serviette blanche dans un sentier, des collines sont « écorchées » par les ruines d’une villa romaine.
Peu savent suggérer comme lui la réverbération sur des dalles, fraîcheur des églises, odeurs de cierges brûlés.
Livre étroit, austère, habité, serti dans une simplicité qui étonne face à la lourde quincaillerie des « romans » de la rentrée. On se dit que tous les grands romans possèdent leur lumière, et celui-là chatoie, intelligent et fraternel, désabusé et aristocratique.

Forme, style, rigueur, ponctuation, psychologie : c’est parfait.

 




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