Romans


Christian Oster

Le Pont d’Arcueil


1994
256 pages
ISBN : 9782707314789
14.70 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Trois jours plus tôt, Laure m'avait quitté. J'avais pris alors la direction de mon centre de Sécurité sociale afin de m'y faire établir une nouvelle carte. Dans cette modeste tentative, j'avais échoué. Il me faudrait attendre. Entre-temps, je m'efforcerais de trouver un cadeau pour France dont l'anniversaire, probablement, se situait ces jours-ci. Il s'agissait d'un projet d'autant plus viable que, les jours passant, France finirait par rentrer chez elle, à Arcueil. D'ailleurs, je l'y attendais. Par la longue baie vitrée, j'observais l'imposante silhouette de l'aqueduc. Je n'étais pas pressé Au contraire, j'étais conscient que faire le moindre geste, en pareille circonstance, eût irrémédiablement détruit le fragile équilibre où nous nous maintenions, France, Laure et moi, sur le mince fil du temps. Évidemment, je ne parle pas de Catherine.

Patrick Kéchichian (Le Monde, 23 septembre 1994)

Minutieux Christian Oster
Avec un humour glacé et une précision obsessionnelle, l'écrivain interroge, décompose, dissèque quelques moments d'une vie banale.
 
 Christian Oster publie son troisième roman aux Éditions de Minuit. On voit mal dans quelle autre maison cet écrivain aurait mieux sa place, dans quelle autre histoire éditoriale son projet romanesque pourrait plus logiquement s'insérer. Même s'il n'y a pas, clairement repérable et identifiable (sauf à simplifier outrageusement les choses), une ligne, une école ou un genre Minuit, il y a, en revanche, des livres et des auteurs dont on sait bien qu'ils ont là leur place, non du tout en groupe, mais individuellement ; une place qui leur est, ailleurs, souvent disputée ou contestée.
La manière de Christian Oster est donc originale, et s'il a lu ses pairs et aînés, de Minuit et d'ailleurs, il avance en solitaire, sur un chemin qui lui est propre.
Le narrateur du Pont d'Arcueil raconte minutieusement, avec un scrupule qui honore son obsession de l'exactitude, quelques jours de sa vie : jours ordinaires, particulièrement ordinaires, au cours desquels une femme, Laure, le quitte, et une autre, France, se fait attendre. Fluctuant entre deux pôles psychologiques élémentaires, il est le sujet de ce chagrin et de cette attente. “ Spécialisé ”, comme il le dit lui-même non sans quelque emphase, “ dans le difficultueux apprentissage de la vie ”, mais n'ayant qu'un goût modéré pour celle-ci, ce narrateur, comme celui du précédent roman d'Oster, n'est personne, ou plus exactement il est n'importe qui : “ Je me sentais petit, informe, sans poids dans un univers qui, paisiblement, sans ostentation, donnait toute ici mesure de sa puissance. ”
Cette puissance, c'est le pont d'Arcueil, objet barrant le paysage urbain et s'imposant, selon divers angles, au regard, qui est commis à l'incarner. Seul point de permanence au sein d'un monde qui s'étiole, d'une réalité travaillée par un funeste principe d'incertitude, le “ brave aqueduc (...), avec ses faux airs de sphinx, jouait pesamment aux énigmes ”. Il est là, posé au milieu d'une banlieue fantomatique, écho muet des heures grises qui s'écoulent à l'ombre de son “ ampleur ”. Pour le narrateur qui en détaille la vacuité, ces heures sont occupées à regarder, avec les yeux de l' imagination, la nuque de Laure s'éloignant sur le “ quai B ”. Il rencontre aussi quelques voisins, un chien, et Catherine, avec laquelle il noue une brève et peu empressée aventure amoureuse.
Situation simple donc, minimale, d'une banalité dont nul romancier, a priori, ne voudrait faire son bien. Mais Christian Oster, lui, par la voix de son narrateur, dissèque cette frêle série d'épisodes, avec un souci disproportionné du détail. Interrogés, décomposés, les moments de son aventure prennent une importance démesurée, où la rigueur logique frôle le délire interprétatif : “ Il m'apparaissait (...) assez douloureusement, que, par la seule volonté du temps, plus France avait des chances de revenir, plus Laure en avait de s'éloigner. Et qu'en revenant trop tard, même, la première risquait d'entraîner la disparition, au-delà d'une quelconque ligne d'horizon, de la seconde. Cette manière dont l'une effacerait l'autre ne constituerait évidemment pas un réconfort. Au-delà de l'horizon, je ne contrôlerais plus la progression de Laure, de même que sa possible réapparition sur un autre mode. Le retour de France, en réalité, représentait une menace qui, de nouveau, me rendait problématique son attente. ”
L'horizon que l'écrivain dessine et désigne avec un soin si minutieux n'a, on le comprendra à la lecture de cette citation, d'autre réalité que mentale. Le vrai réel, celui du monde, n'est qu'un espace réduit, dont seule “ quelque découpe du temps [est] propre à compenser l'indifférenciation ” – comme le constatait déjà le héros de L'Aventure.
La phrase de Christian Oster est à la fois précise, jusqu'à l'obsession, et funambulesque, à la limite de la rupture ou de l'incorrection, chargée d'une imperceptible ironie, d'un humour glacé. Elle est alourdie, surchargée, pur tous les scrupules mis en œuvre pour fixer un sens fuyant, constamment indécidable. Ce qu'elle veut donner à lire et à éprouver, c'est la vertigineuse improbabilité de tous les événements minuscules, successifs ou simultanés, dont chaque vie est tissée. 

Michel Paquot (La Cité, 1er septembre 1994)

Oster sur le pont
 
 Sa quasi-homonymie avec l'Américain Paul Auster ne va pas manquer de provoquer quiproquos et malentendus (oh, la vilaine faute d'orthographe ! ah, New York !). Dès lors, précisons-le bien : Christian Oster est Français, vit, on le suppose, du côté de Paris, et Le Pont d'Arcueil est son troisième roman, publié, comme les deux précédents, aux Éditions de Minuit. Dans Volley-ball, celui qui allait, bien malgré lui, devenir le héros d'un livre se voyait appelé par sa voisine pour constater, c'est un fait qui ne mérite aucune contestation, la présence du corps sans vie d'un homme, son mari dit-elle, étendu sur le carrelage de la cuisine. Dans L'Aventure, le narrateur pistait jusqu'à un village côtier une jeune femme à qui il était précédemment venu en aide, plus précisément à sa voiture coincée entre deux pare-chocs intraitables. Deux entrées en matière qui donnaient l'envie d'aller plus avant, et la suite comblait ce désir.
Ici, dans ce troisième roman, le narrateur, le même que le précédent peut-être, est abandonné par une femme sur un quai de gare, se rend chez une autre dont il se pourrait que ce soit l'anniversaire, un faisceau de circonstances tendrait à le prouver, et rencontre une troisième, voisine de la seconde, absente, mais impossible de s'en débarrasser, elle a peur d'un chien. Entre-temps, son amie n'est toujours pas rentrée et l'appartement, s'il est confortable, reste modeste dans ses dimensions, notre homme se balade entre Arcueil et Cachan, villes voisines que domine un célèbre double aqueduc. À la recherche d'un cadeau, d'abord, pour le plaisir d'approcher l'imposant monument, ensuite, afin de tromper moins son ennui que sa faim, aussi, et enfin pour d'autres raisons dont l'urgence et la nécessité s'imposent au fil des quatre journées d'attente.
Mais tandis que son personnage déambule du côté de l'aqueduc, se ménageant toutefois quelques percées dans le centre-ville – on ne sait jamais –, l'auteur se livre à un autre voyage, consubstantiel du premier, au cœur de la langue dont il explore les méandres et circonvolutions. Il suit ainsi le narrateur dans les plis et replis de sa pensée. Pensée complexe au demeurant puisqu'il convient, face à toute situation, quelle qu'elle soit, anodine ou essentielle, d'en examiner l'envers et l'endroit, la face et le dos, les côtés et les à-côtés afin de n'être pas pris au dépourvu. Voilà donc les thèses et hypothèses déroulées, analysées, confrontées, sans laisser le moindre vide où pourrait se nicher l'aléatoire. Et c'est pourtant cet aléatoire qui, à chaque fois, survient, laissant le protagoniste quelque peu perplexe, voire désemparé, mais condamné à réagir.
Il se passe toujours quelque chose chez Oster. D'abord parce que son narrateur ne reste jamais en place, et même lorsque c'est le cas, son esprit ne connaît pas de repos. Mais c'est avant tout son écriture qui est en mouvement perpétuel, parle travail sur la langue avec laquelle il ne cesse de jouer, la construction savante de ses phrases qui semblent se perdre pour toujours retomber sur leurs pieds, le choix rigoureux des mots, mots usuels au demeurant, qui est constitutif de l'humour qui se dégage du récit. “ Je mis la main, certes, sur un roman authentiquement touffu, mais, à le parcourir, je compris qu'il l'était exagérément, au point d'épuiser trop vite les ressources de la mémoire. Ainsi j’identifiai par hasard, à la page 416, le nom d'un personnage, chimiste de son état, qui, venu au monde à la page 25, s'en était semble-t-il absenté alors que je feuilletais l'ouvrage, et dont l'oncle, ingénieur des Ponts et Chaussées, ayant perdu de vue sa troisième femme, en recherchait tout comme moi la trace, en compagnie de sa sœur apparue à la page 115 et recherchant, elle, son fils, dans une labyrinthique galerie de personnages secondaires pourvus chacun d'une déconcertante généalogie qui le plus souvent, me sembla-t-il, en recoupait plusieurs autres. ” Qu'ajouter d'autre, sinon que ce Pont d Arcueil offre un point de vue sur la littérature de premier ordre. 

Jean-Claude Lebrun (L'Humanité, 1994)

 Une ironie de la mise à distance, produisant un effet d'étrangeté au cœur du quotidien, court tout au long du livre de Christian Oster, lui donnant sa coloration souriante, alors même que son personnage se trouve engagé sur la pente qui peut tout droit conduire à la folie ou au suicide. 

Jean-Baptiste Harang (Libération, 1994)

 Notre héros, qui ne semble pas différent de caractère de ceux de Volley-ball et de L'Aventure, a un talent inégalé dans l'observation des éventualités de détail, c'est un expert de tout petits possibles, des contradictions des futurs les plus immédiats. 

 




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