Paradoxe


Georges Didi-Huberman

Survivance des lucioles


2009
Collection Paradoxe, 144 p.
ISBN : 9782707320988
15.00 €


Dante a, autrefois, imaginé qu'au creux de l'Enfer, dans la fosse des  conseillers perfides , s’agitent les petites lumières (lucciole) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (luce) promise au Paradis. Il semble bien que l’histoire moderne ait inversé ce rapport : les  conseillers perfides  s’agitent triomphalement sous les faisceaux de la grande lumière (télévisuelle, par exemple), tandis que les peuples sans pouvoir errent dans l’obscurité, telles des lucioles.
Pier Paolo Pasolini a pensé ce rapport entre les puissantes lumières du pouvoir et les lueurs survivantes des contre-pouvoirs. Mais il a fini par désespérer de cette résistance dans un texte fameux de 1975 sur la disparition des lucioles. Plus récemment, Giorgio Agamben a donné les assises philosophiques de ce pessimisme politique, depuis ses textes sur la  destruction de l’expérience  jusqu’à ses analyses du  règne  et de la  gloire .
On conteste ici ce pronostic sans recours pour notre  malaise dans la culture . Les lucioles n’ont disparu qu’à la vue de ceux qui ne sont plus à la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux. On tente de suivre la leçon de Walter Benjamin, pour qui déclin n’est pas disparition. Il faut  organiser le pessimisme , disait Benjamin. Et les images — pour peu qu’elles soient rigoureusement et modestement pensées, pensées par exemple comme images-lucioles — ouvrent l’espace pour une telle résistance.

ISBN
PDF : 9782707337979
ePub : 9782707337962

Prix : 10.99 €

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Eric Aeschimann, Libération, jeudi 29 octobre 20009

Didi-Huberman rallume la lumière. Le philosophe prend ses distances avec Pasolini et Agamben

L'une des trois questions canoniques à laquelle, selon Kant, la philosophie se devait de répondre, se formulait ainsi : que m"est-il permis d’espérer ? Depuis les années 70, renouant avec un pessimisme aristocratique déjà à l’œuvre chez Baudelaire, certaines franges de la gauche intellectuelle ne dissimulent pas leur désespoir politique. C’est le cas, par exemple, du cinéaste Pier Paolo Pasolini et du philosophe Giorgio Agamben. Deux penseurs dont Georges Didi-Huberman, philosophe spécialiste de l’image, s’est beaucoup nourri, mais avec lesquels il éprouve aujourd’hui le besoin de formuler son désaccord.
Pollution. C’est à partir de 1974 que Pasolini développe son thème du génocide culturel. Le constat est emphatique, définitif : La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains. Une métaphore écologico-poétique va lui permettre d’exprimer cette idée avec plus de force : ce qui est en train de disparaître, note-t-il alors, ce sont les lucioles dans la nuit italienne, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, de la pollution de l’eau. Or, la luciole, chez Pasolini, est une image puissante et ancienne : dès 1941, il en fait le témoin, nocturne et lumineux, de l’amour, de l’intensité, de la singularité. Trois décennies plus tard, la preuve que l’humain se meurt, c’est, dit-il, que la luciole s’est éteinte.
Didi-Huberman examine ensuite le dernier ouvrage de Giorgio Agamben, le Règne et la Gloire. Paru en 2008, cette enquête minutieuse sur le concept de gouvernement depuis deux mille ans, conduit le philosophe italien à établir une sorte d’équivalence désabusée entre démocratie et dictature. Agamben analyse ainsi le processus par lequel le roi, l’empereur et même le führer accèdent à la gloire grâce à l’acclamation de la foule et le compare à la gloire médiatique et objective de la communication sociale. La télévision serait une machine contribuant à faire de nous des peuples asservis. Ici, la lumière n’est pas morte, au contraire, elle éblouit et empêche de voir. Mais le résultat est le même : Agamben clôt son enquête sur la couleur sombre, gris acier, d’une conscience malheureuse condamnée à son propre horizon, à sa propre clôture.
Stades. L’ouvrage comporte deux intuitions fortes. La première est de rapprocher ces deux auteurs très lus aujourd’hui dans les divers courants de la gauche radicale. Au passage, on apprend qu’Agamben jouait l’un des douze apôtres dans L’Evangile selon saint Matthieu, tourné par Pasolini en 1964. Il y a chez ces deux penseurs une très grande impatience quant au présent. La seconde intuition est de montrer que cette impatience, tout en se parant des vertus de la lucidité, contient sa part de cécité. Est-ce la luciole qui a disparu ou l’aveuglante clarté des temps nouveaux (projecteurs des miradors, des shows politiques, des stades de football, des plateaux de télévision) qui nous la rend moins perceptible ? Le travail d’un intellectuel est-il de décréter qu’il n’y a plus rien à voir ou au contraire de traquer ces petites lumières de vie, si ténues fussent-elles comme le faisait Pasolini dans ses films ?
Archéologie. Quant à Agamben, ne passe-t-il pas, dans le Règne et la Gloire, à côté de tout ce qui manque au règne (je veux dire la "tradition des opprimés" et l’archéologie des contre-pouvoirs) comme à la gloire (je veux dire la tradition des obscures résistances et l’archéologie des "lucioles") ? Et que dire de ce concept d’acclamation, emprunté à Carl Schmitt, philosophe et théoricien du nazisme ? Je ne parviens pas, pour ma part, à imaginer une pensée politique qui laisse à son principal ennemi la définition et le contrôle de ses concepts les plus fondamentaux. A tout le moins, il aurait fallu y opposer une histoire de la manifestation, ce moment où les peuples se constituent en sujets politiques à part entière.
La luciole est une autre façon de désigner ce que Lacan appelait le sujet : c’est ce qui insiste, ce qui résiste, ce qui persiste. Même à deux doigts de n’être plus rien, sa nature est de survivre. Didi-Huberman cite Pascal : Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose. Les dispositifs de contrôle peuvent bien réglementer nos vies, dans la nuit clandestine, près de Sangatte, la vie palpite dans cette silhouette qui s’enfuit, sous la caméra de Laura Waddington. Silhouette fragile et obstinée comme une luciole, infiniment précieuse, car porteuse de liberté, mais aussi angoissante, car toujours soumise à un péril palpable. Image-luciole, donc, qui nous permet de protester contre la gloire du règne et ses faisceaux de dure lumière.
Alors, à ses deux maîtres, Didi-Huberman peut répondre : Les lucioles ont-elles disparu ? Bien sûr que non.

Nicolas Truong, Le Monde, vendredi 4 décembre 2009

Lueurs d'espoirs face aux lumières aveuglantes du pouvoir

Contre le pessimisme d"une certaine pensée  radicale , Georges Didi-Huberman met en valeur les  trouées de lumière  qui éclairent l’époque

Il y a comme un accord tacite au sein de la philosophie critique. Pour nombre de contempteurs du temps présent, le monde contemporain aurait détruit l'expérience, annihilé les sens, réduit l'existence à la survie. Impossible voyage, dépolitisation de la politique, grégarité consumériste, conditionnement technologique... Le discours philosophique de la modernité serait en grande partie celui de la "merdonité", selon le mot de Michel Leiris.
Pour l'historien d'art Georges Didi-Huberman, qui mène une passionnante enquête sur la vision apocalyptique à l'intérieur de la pensée critique, c'est Walter Benjamin (1892-1940) qui a le mieux théorisé ce naufrage de la modernité. Avec la Grande Guerre, expliquait-il, "c'est comme si nous avions été privés de la faculté d'échanger des expériences". Benjamin témoignait de la sidération d'une génération "qui était encore allée à l'école en tramway hippomobile et se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n'était reconnaissable". La crise des années 1930 ne fut pas seulement économique, mais également anthropologique. C'est pourquoi, tel un krach boursier, "le cours de l'expérience a chuté", concluait-il.
Innocence perdue
Mais un autre insurgé a encore davantage incarné la conscience de cette déflagration : Pier Paolo Pasolini (1922-1975). Le cinéaste et poète italien n'a cessé de s'en prendre au "génocide culturel" perpétré par le monde contemporain contre l'expérience humaine. Ainsi de l'anéantissement des pratiques populaires de l'Italie industrialisée des années 1960 et 1970. Une belle image représente cette perte : la disparition des lucioles de la nuit italienne, dont la pollution a éteint le scintillement lumineux, déplore Pasolini dans des écrits d'une rare intensité. La luciole symbolise ici l'innocence perdue, le désir qui irradie et illumine amis et amants au coeur de la nuit. Mais elle est aussi la métaphore d'une humanité en voie d'extinction. Pire, dans une société qui déifie les gloires clignotantes de la télé et qui "stéréotype" les regards, "il n'existe plus d'êtres humains", assure Pasolini, mais seulement "de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres". Ainsi le fascisme ne serait pas mort, il bougerait encore. Il se réaliserait même beaucoup mieux à travers une modernité qui troque les bruits de bottes contre le cliquetis des caisses enregistreuses.
Or Didi-Huberman s'oppose, par une étude alerte et patiente, à cette idée qui court chez des auteurs contemporains plébiscités pour leur radicalité savante. Il montre ainsi comment le philosophe italien Giorgio Agamben prolonge et radicalise les intuitions de Benjamin et Pasolini. Car la "destruction de l'expérience" s'effectue selon lui aujourd'hui par temps de paix, comme les pratiques du tourisme mondialisé l'attestent : "Placée devant les plus grandes merveilles de la Terre (disons, par exemple, le patio de Los Leones à l'Alhambra), une écrasante majorité de nos contemporains se refuse à en faire l'expérience : elle préfère laisser ce soin à l'appareil photographique", assène Agamben.
Face à ces requiems pour la fin des temps, Didi-Huberman relève les trouées lumineuses, exhume les "parcelles d'humanité" qui n'ont cessé d'exister. Car les lucioles ont survécu. L'auteur insiste même sur "la vitalité particulière des périodes dites de déclin". Comment comprendre autrement l'existence des Feuillets d'Hypnos de René Char, lumineux fragments écrits en pleine Résistance dans le maquis, ou bien encore la Lingua Tertii Imperiide Victor Klemperer (1947), ce "SOS envoyé à moi-même", comme le disait le célèbre philologue qui décrypta la novlangue nazie ? Inutile d'aller chercher du côté de la seule intellectualité les traces de ces images ou mots-lucioles : "le moindre papillon esquissé, sur un papier jauni, dans le camp de Theresienstadt, par Marika Friedmanova, juste avant qu'elle ne soit déportée et gazée à Auschwitz, à l'âge de 11 ans" en est le plus poignant témoignage. Georges Didi-Huberman convoque toute une cohorte d'œuvres qui, plutôt que de "prendre parti" comme dans les manifestations les plus caricaturales de "l'art engagé", s'attachent à "prendre position", c'est-à-dire à déplacer le regard et à déjouer le pouvoir par de nouvelles formes esthétiques. Ainsi en va-t-il de Border (2002), images du camp de Sangatte filmées par Laura Waddington, d'où surgissent de fragiles traces d'humanité de réfugiés cherchant à gagner l'Angleterre. Dans un saisissant vidéogramme reproduit par l'éditeur, apparaît la gracieuse silhouette d'un fugitif irakien ou afghan, déjouant la peur et la traque des projecteurs par une hallucinante danse de nuit que l'artiste a saisie. Les lucioles brillent encore au cœur des nuits surveillées.


 

 

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