Paradoxe


Gilles Deleuze

Sur la peinture

Édition préparée par David Lapoujade


2023
352 pages
ISBN : 9782707349156
26.00 €


De 1970 à 1987, Gilles Deleuze a donné un cours hebdomadaire à l’université expérimentale de Vincennes, puis de Saint-Denis à partir de 1980. Les huit séances de 1981 retranscrites et annotées dans le présent volume sont entièrement consacrées à la question de la peinture.

Quel rapport la peinture entretient-elle avec la catastrophe, avec le chaos ? Comment conjurer la grisaille et aborder la couleur ? Qu’est-ce qu’une ligne sans contour ? Qu’est-ce qu’un plan, un espace optique pur, un régime de couleur ?...

Cézanne, Van Gogh, Michel-Ange, Turner, Klee, Pollock, Mondrian, Bacon, Delacroix, Gauguin ou le Caravage sont pour Deleuze l’occasion de convoquer des concepts philosophiques importants : diagramme, code, digital et analogique, modulation. Avec ses étudiants, il renouvelle ces concepts qui bouleversent notre compréhension de l’activité créatrice des peintres. Concrète et joyeuse, la pensée de Deleuze est ici saisie au plus près de son mouvement propre.

 
Appel : Toute personne disposant ou ayant connaissance d'enregistrements de cours de Gilles Deleuze à Vincennes qui seraient antérieurs à 1980 est invitée à nous écrire à l'adresse suivante :

                                         coursdeleuze@leseditionsdeminuit.fr

ISBN
PDF : 9782707349170
ePub : 9782707349163

Prix : 18.00 €

En savoir plus

Olivier Rachet, Mediapart, 29 novembre 2023

Deleuze et la peinture


Les cours sur la peinture donnés par Deleuze de mars à juin 1981 à l'université de Saint-Denis sont retranscrits aujourd’hui par les Éditions de Minuit et constituent un document exceptionnel sur la pensée rhizomatique du philosophe, saisie ici en plein mouvement.

Qu'est-ce que la philosophie a à dire de la peinture ? Bien plus sans doute que les historiens et les critiques d'art réunis, si l’on en juge par la pensée que déploie Deleuze dans ces cours inédits de 1981 prononcés à l'université de Saint-Denis. Le philosophe s'exerce ici à penser la peinture à partir de concepts qui valent autant pour la peinture que pour la philosophie : "diagramme", "catastrophe-germe", "modulation". Autant de concepts opératoires qui permettent de saisir l’histoire de l'art, et plus singulièrement celle des avant-gardes du début du XXème siècle, à travers des distinctions d'une grande justesse entre la gestuelle de l'Action painting et la codification de l'art abstrait ; deux aventures picturales dans lesquelles le geste de peindre se détache peu ou prou de l'oeil.
Peindre, explique d'abord Deleuze, c'est affronter la catastrophe. Pas seulement en termes de représentation, mais en tant que l'acte de peindre "se met comme dans la situation d'une création du monde ou d'un commencement du monde". L'acte se confronte au "chaos-catastrophe", c'est-à-dire à l'origine peut-être du mouvement et du cœur atomique de la matière. Il est une physique de la peinture, et des peintres par là-même, à côté de laquelle les historiens et les critiques d'art passent bien souvent, aveuglés par leur souci d'établir des chronologies, là où le peintre, précise Deleuze, "peint toujours un espace. Il peint un espace-temps, mais un espace." Sans dénigrer la peinture figurative ou la peinture d'Histoire, Deleuze porte son attention sur des peintres tels que Turner, Bacon, Cézanne, Pollock ou de Staël, dont la pratique s'appuie donc sur ce que Bacon définit par le terme de "diagramme", c'est-à-dire un vide moteur, une "instance opératrice" dit le philosophe, à partir de quoi l'univers plastique se construit ou se compose.
Supprimer la narration et l'illustration, ça serait ça, le rôle du diagramme et du chaos-catastrophe. Supprimer toutes les données figuratives car les figurations et les narrations sont données. Faire passer les données figuratives et narratives par le chaos-catastrophe, par la catastrophe-germe, pour qu'en sorte quelque chose de tout à fait autre, à savoir le fait.
L'auteur de Logique de la sensation, publiée la même année que ces cours se tiennent, revient largement sur la figure de Francis Bacon dont il montre qu'il crée moins des formes qu'il ne rend visibles des forces invisibles. Prolongeant la définition de Paul Klee selon laquelle "l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible", Deleuze place la peinture sous la coupe des intensités émotives.
L'acte de la peinture, le fait pictural, c'est lorsque la forme est mise en rapport avec une force. Or les forces, ce n'est pas visible. Peindre des forces, c'est ça, le fait. (...) La catastrophe, c'est le lieu des forces. Évidemment, ce n'est pas n'importe quelles forces. Le fait pictural, c'est la forme déformée. Qu'est-ce qu'une forme déformée ? La déformation, ça, c'est un concept cézannien. Il ne s'agit pas de transformer. Les peintres ne transforment pas, ils déforment. La déformation comme concept pictural, c'est la forme en tant que s'exerce sur elle une force.
Où l'on perçoit qu'après Duchamp, Deleuze règle, à sa façon, son compte à la peinture rétinienne, toujours dotée d'un fort coefficient d'intentionnalité, pour lui opposer une peinture gestuelle plus en phase avec les lois de la physique et du cosmos.
Quel est le caractère de ce chaos-germe ? Je dirais, en second lieu, qu'il a pour caractère d'être essentiellement, fondamentalement, manuel. Seule une main déchaînée peut le tracer. (...) Tant que la main suit l'oeil, je peux dire qu'elle est enchaînée. La main déchaînée, c'est la main qui se libère de sa subordination aux coordonnées visuelles.
De là, Deleuze distingue, dans une clarté éblouissante, les lois de l'expressionnisme abstrait qui aurait l'audace d'affronter le "chaos-germe" et celles de l'abstraction géométrique d'un Mondrian ou d'un Kandinsky limitant justement le chaos "pour faire surgir un ordre moderne qui serait un code de l'avenir".
La catastrophe que frôle l'expressionnisme, c'est la chute dans le chaos pur et simple. La catastrophe que frôle la peinture abstraite, c'est l'application d'un code extrinsèque.
Tout le génie de ce cours, en avance sur son temps, est d'arriver à esquisser une distinction entre ce que serait d'un côté un langage analogique en lutte avec le chaos et, d'un autre côté, un langage digital qui en ferait abstraction. Tout l'art de Deleuze est de procéder ici de façon rhizomatique, n'hésitant pas à exhiber les impasses de sa pensée toujours en mouvement, laquelle est en permanence relancée par des étudiants qui le poussent souvent dans ses derniers retranchements. Anticipant sans le savoir sur l'émergence des IA et leur perpétuation d'une peinture rétinienne asservie désormais aux règles des technologies numériques, Deleuze avance le concept de "modulation", qu'il emprunte à Cézanne, pour tenter de définir une peinture qui en finirait avec tout impératif mimétique.
En d'autres termes, le diagramme est un modulateur. Voyez que ça répond bien à mes exigences : le diagramme et le langage analogique sont définis indépendamment de toute référence à la similitude. Il ne faudra pas que l'on réintroduise les données de similitude dans la modulation. Le langage analogique, c'est de la modulation. Le langage digital, ou de code, c'est de l'articulation.
Et d'appuyer son intuition par un détour par l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau dont l'idée fondamentale, et fondamentalement poétique, était que le langage n'avait pas pour origine l'articulation, mais la musique.
L'articulation ne peut être que comme une seconde étape du langage. J'exagère : tout langage est articulé pour Rousseau, mais l’articulation ne peut être qu'une seconde étape de la voix. Avant le langage articulé, il y a la voix mélodique, dit Rousseau.
Il s'ensuit tout un développement sur le lyrisme de la peinture et l'importance des couleurs dont il montre, en s'appuyant notamment sur le Caravage et les écrits de Goethe, comment celles-ci commencent à se détacher d'un fond sombre ou à surgir, comme dans la peinture sublime d'un Nicolas de Staël - et nous aimerions ajouter d'un Ahmed Cherkaoui -, d'un faisceau de formes laissant entrapercevoir la lumière.
Il va faire surgir les couleurs éclatantes, et évidemment la tâche principale du peintre va commencer à être la dégradation. Ilva dégrader ces couleurs vives vers les ombres - c'est un tout autre régime de la couleur - et ça va être un des pôles de la naissance du luminisme, ces lumières éclatantes qui jaillissent d'un fond sombre.
Nul doute que la lecture de ces cours achevée, l'envie d'aller voir de la peinture ne vous saisisse à la gorge !

 



Christian Rosset, Diacritik, 18 octobre 2023

Après la parole d’un peintre conscient de sa difficulté à s’exprimer autrement qu’avec les moyens de son art et pourtant constamment « inspiré », celle d’un philosophe improvisant, certes après bien des répétitions (comme au théâtre, dit-il), sur la peinture, puisque tel est l’intitulé des cours de Gilles Deleuze en mars-juin 1981 à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint Denis. Bien qu’étant intimidé, puisque je ne suis pas plus philosophe que Philip Guston, je lis avec plaisir ces cours qui me font entrer en dialogue avec leur auteur, comme partageant un amour commun de la peinture, même si l’amateur un peu praticien que je suis trouve parfois de quoi sauter au plafond, mais sans jamais décrocher… Car une intuition formidable relance toujours l’attention. Il faut dire que la retranscription effectuée par David Lapoujade pour les Éditions de Minuit est impeccable. On entend une voix, que l’on a déjà mémorisée (mais ce n’est pas seulement pour cela qu’on l’entend) : une voix à partir de laquelle peuvent se développer quelques polyphonies, probablement peu « philosophiques » si j’entremêle ma voix à la sienne, mais certainement musicales, et peut-être par là-même éclairantes.
Parcourons donc Sur la peinture en peintre tant imaginaire que réel : simultanément, en jeune homme qui a longtemps tenu un crayon ou un pinceau et en homme âgé qui a remisé les outils au profit de la machine de traitement de texte sans pour autant avoir changé… Travaillé par les agencements de mots, tout en étant fasciné par ce « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers » (Mallarmé, à propos de la peinture). Donc : lire Deleuze, par pur plaisir, en parfait ignorant, c’est-à-dire sans maître ni marteau. Sur la peinture commence à peu près ainsi : « Aujourd’hui, toute ma recherche est tendue sur cette notion […] de catastrophe. Cela suppose évidemment que la peinture ait avec la catastrophe un rapport très particulier et ça, je n’essayerai pas de le fonder théoriquement d’abord. C’est comme une impression. » Ça commence sur les chapeaux de roue, avec un sens prodigieux de l’entrainement qui fait qu’on ne décroche jamais. Une telle richesse nous conduit à ne pouvoir relever que deux trois choses. Par exemple, que Deleuze dit de Cézanne « qu’il comprend mieux [Kant] qu’un philosophe » – qu’il n’y a pour lui aucun doute que Cézanne ait pu dire à Gasquet : « Je voudrais […] peindre l’espace et le temps pour qu’ils deviennent les formes de la sensibilité des couleurs, car j’imagine parfois des couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des êtres de raison pure. »
On remarque, sans en être étonné, que Deleuze part très souvent d’écrits et propos de peintres et qu’il a plus de mal avec ceux qui ne savent pas se servir des mots – on ne trouvera pas le nom de Bram van Velde. Et pas davantage ceux des artistes les plus porteurs d’avenir de l’après Cézanne, à savoir Matisse et Picasso – pourtant excellents parleurs. Ou encore Simon Hantaï, peintre hanté par la philosophie, brièvement évoqué dans Le Pli en 1988. Cette absence radicale interroge d’autant plus que l’on tombe régulièrement sur des peintres assez ennuyeux que Deleuze qualifie parfois de « souffrant d’excès de don », ce qui semble démontrer qu’il n’est pas dupe. On sourit un peu du fait qu’il se montre généreux envers ces peintres à partir du moment où ils auraient fabriqué « des toiles qui sont tellement joyeuses ». Et quand il se plante radicalement, comme quand il évoque Erased de Kooning Drawing de Robert Rauschenberg qu’il voit comme « une provocation », il retombe toujours sur ses pattes. Ou quand il s’intéresse de près à Pollock, reprenant à son sujet le terme contestable d’Action painting (qui agaçait tant Guston ou Feldman), il en profite pour amorcer une réflexion sur « le caractère manuel de cette peinture », réfutant avec justesse l’idée émise par Greenberg de « l’instauration d’un monde optique pur » : « J’ai – dit-il – l’impression exactement contraire. » Avec les drippings, « c’est la première fois qu’une ligne manuelle est absolument détachée de toute subordination aux données optiques. […] Je crois que c’est simplement un malentendu, mais c’est effectivement moi qui ai raison » – (rires) ne suit pas, mais on l’entend.
Encore une fois, ces lignes n’ont d’autre but que de faire passer quelque chose comme un avant-goût incitant à la découverte de Sur la peinture, et non d’édicter des sentences critiques, laudatives – ou non. Reprenons le montage : « Aujourd’hui il faudrait, non pas finir, plutôt indiquer des directions de recherche. » Sur quel sujets ? La couleur – ou plutôt « des régimes de la couleur ». Ça ne donne pas du Wittgenstein (essentiel à méditer sur ce sujet), mais du pur Deleuze. Le « contour » (même si on est en droit de réfuter l’idée que Morris Louis fait du « tachisme »). Ou les frontières entre abstraction et figuration (dommage qu’il ne se soit pas intéressé à Guston qui fut, à égalité, un grand abstrait et un grand figuratif). Et on gardera éternellement en tête cette géniale réfutation de l’idée de la page blanche : « lieu commun d’une bêtise effroyable. C’est bête, mais bête à pleurer. [Et] c’est aussi bête de croire que la toile est une surface blanche, je crois que les peintres le savent bien. Avant qu’ils ne commencent, la toile est déjà remplie. […] Si bien que, dans l’acte de peindre, il y aura, comme dans l’acte d’écrire, une série de soustractions, de gommages. »
Bref, c’est comme pour Francis Bacon Logique de la sensation, livre de 1981, lu malgré une certaine réserve envers ce peintre : une fois commencé, puis achevé, on ne peut s’empêcher d’y revenir. Pourquoi ? Hasardons une hypothèse : plus qu’un cours sur la peinture, il s’agit d’une promenade en huit étapes avec Gilles Deleuze. Presque un autoportrait (?) Ou un miroir tendu à au devenir-peintre de tout un chacun (?) Accrochons nos interrogations sur quelque patère du théâtre de la mémoire, on y reviendra certainement un jour ou l’autre.


 

Le Book Club, France Culture, Marie Richeux, 17 octobre 2023