Romans


Jean Echenoz

Envoyée spéciale


2016
320 p.
ISBN : 9782707329226
18.00 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Constance étant oisive, on va lui trouver de quoi s’occuper. Des bords de Seine aux rives de la mer Jaune, en passant par les fins fonds de la Creuse, rien ne devrait l’empêcher d’accomplir sa mission. Seul problème : le personnel chargé de son encadrement n’est pas toujours très bien organisé.

ISBN
PDF : 9782707345943
ePub : 9782707345936

Prix : 8.99 €

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Politis, 7 janvier 2016, Propos recueillis par Christophe Kantcheff

Après une série de livres articulés autour de personnages réels ou d’événements historiques, Jean Echenoz raconte comment il est revenu au roman d’action, ancré dans notre époque.

En ces temps heurtés, commencer l’année 2016 avec un nouveau roman de Jean Echenoz, gorgé de fantaisie et d’aventure, est on ne peut plus bienvenu. Pour le dire simplement : Envoyée spéciale fait du bien. Comme de converser avec son auteur, romancier ultradoué et archi-reconnu, pourtant toujours modeste et étranger à l’esprit de sérieux, bien que fidèle à une esthétique exigeante.

Après plus de dix ans où vous avez travaillé autour de personnages (Ravel, Zatopek, Tesla) et d’un événement (la guerre de 1914) historiques, vous revenez à la fiction. Pourquoi ?
Jean Echenoz : 
J’avais le désir de revenir à la fiction et à un roman dont l’action se passe aujourd’hui. La dimension romanesque n’était pas absente de mes quatre derniers livres, mais j’étais chaque fois tenu par une réalité biographique ou historique. J’étais entré dans cette espèce de « suite » après Au piano (2003), qui m’avait posé pas mal de problèmes, et j’ai eu envie de travailler sur une époque passée, ce que je n’avais jamais fait : l’entre-deux-guerres, en l’occurrence.
L’idée était celle d’un roman peuplé de personnages fictifs mais où pourraient surgir des personnages réels, dont Maurice Ravel. Il n’avait au départ qu’un rôle de figurant, mais j’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur lui, pour finir par me rendre compte que son histoire était infiniment plus intéressante que mon projet initial. Et Ravel a pris toute la place.
Ensuite, cette construction d’une « vie imaginaire » m’a conduit à en écrire deux autres, mais je n’ai pas voulu poursuivre dans cette forme. Puis je suis tombé sur des documents concernant la Première Guerre mondiale qui, de fil en aiguille, m’ont amené à 14. Mais mon désir était revenu d’un roman, disons, « actuel », qui se déroule dans le temps où je l’écris, et j’ai commencé à monter le projet d’Envoyée spéciale.
Vous parlez d’un retour à notre époque et, en même temps, Envoyée spéciale s’ouvre dans une tonalité bien éloignée de notre modernité : on se trouve dans le bureau vétuste d’un général…
Oui, parce que ce décor un peu désuet, presque en noir et blanc, correspond au profil d’un personnage de type en fin de carrière, qui est encore là parce qu’on le tolère, même s’il a dans cette histoire un rôle d’organisateur. C’est un environnement qui fait presque partie de sa description physique.
C’est également un retour au genre, au roman d’espionnage ou d’action…
Peut-être cela tient-il simplement au sentiment que j’ai de venir de là. En partie de là. Le projet initial de mon premier livre s’inscrivait dans un cadre de Série noire. On était dans les années 1970, je lisais pas mal de romans policiers. C’était un temps plutôt théorique, la forme romanesque avait un statut un peu mineur, et comme je voulais, moi, faire de la fiction, le roman noir était une voie d’accès qui m’intéressait. Je continue à penser que c’est une forme de drame moderne très fertile.
Le roman de genre permet-il aussi de jeter un regard sur la réalité ?

Bien sûr, que ce soit sur les rapports humains, sur les arrière-plans sociaux, politiques, etc.Il peut permettre de tenter un portrait du monde, de certains de ses aspects. Il suppose en tout cas, dans mon travail, une part importante de repérage, de recherche et de documentation. Même si je n’utilise au bout du compte que très peu d’informations recueillies, j’ai besoin d’appuyer mon récit sur des bases réelles.
Par exemple, pour la partie du roman qui se déroule en Corée du Nord, j’ai lu beaucoup de choses, des témoignages ou des essais, des récits de voyage, etc. J’ai vu quantité d’images, d’actualités filmées… J’avais pas mal de matériaux sur ce pays, mais je me suis servi d’assez peu de chose : celles qui me servaient à en inventer d’autres. Beaucoup n’avaient pas leur place dans le roman.
Comme dans plusieurs de vos romans, Paris est très présent. Plus particulièrement la ligne 2 du métro…
Paris a toujours été pour moi une machine à produire de la fiction. Les scènes du métro que vous évoquez, par exemple, ont pour origine la voix qui annonce les stations sur la ligne 2, et qui a retenu mon attention. C’est l’un des premiers petits moteurs du livre. Cela suppose de choisir deux points géographiques desservis par cette ligne, deux points qui m’intéressent : l’un du côté de Villiers, l’autre vers Ménilmontant, où je vais faire ensuite des repérages.
Puis ces lieux produisent ou développent, par associations, des actions.
Idem pour la ferme de la Creuse qui se trouve dans le roman : je la connais dans la réalité et j’avais le désir depuis longtemps d’en faire quelque chose.
Les personnages ne sont que des silhouettes au début, puis ils se déploient simultanément. Ils deviennent de plus en plus nets, et ce qu’ils disent ou font finit par découler d’une certaine logique. Tout ça – l’intrigue, les décors, les enjeux… – se développe au fur et à mesure des différentes versions que j’écris.
Vous venez de décrire le processus de réalisation d’Envoyée spéciale. Quel était votre point de départ ?
Au début, j’avais quelques éléments en tête. Une vague histoire de renseignements ou d’espionnage. Une chanson qui pourrait jouer un rôle de code ou de quelque chose comme ça dans ce cadre. Des scènes de séquestration. L’idée d’une mission lointaine, dont j’ai rapidement trouvé la destination, la Corée du Nord. Quelques décors, quelques profils, quelques idées de dialogues, je suis parti de ça. Puis les choses s’organisent en écrivant.
Les différentes versions qui se succèdent sont autant de versions du scénario qui se développe. Mais qu’en est-il de votre écriture ?
Les premières versions, que je trouve très informes, ne sont pas seulement vouées au scénario. Même dans ces brouillons, je ne peux pas laisser une phrase trop approximative. Ou j’en laisse une entre parenthèses, en me disant que je vais y revenir. Mais de toute façon, à la relecture de l’ensemble, plus rien ne va. Donc il faut tout reprendre, chaque fois.
N’y a-t-il pas chez vous une préséance de l’écriture ? Au fond, l’écriture n’est-elle pas plus importante que l’histoire ?
Le plaisir du travail est dans la manière dont ce qui est écrit sert le récit, peut-être parfois plus encore que dans le récit lui-même. Mais l’intrigue est un mal nécessaire. Puis il y a des développements à l’intérieur d’une phrase, d’un paragraphe, qui non seulement s’écartent de l’intrigue, mais peuvent faire repartir celle-ci dans un sens inattendu.
En général, l’axe principal de l’histoire, je l’ai prévu. Mais, à l’intérieur d’un chapitre, il peut arriver qu’une façon d’écrire un détail induise une ambiance provoquant tel événement qui n’était pas dans l’intrigue envisagée. Et puis j’ai toujours besoin d’avoir une image mentale de ce que je raconte, comme un plan cinématographique. Or, un plan produit d’autres plans.
Dans une interview, on vous demandait de choisir entre Stendhal et Flaubert, et vous choisissiez Flaubert. L’idée de faire « un livre sur rien », selon l’expression de l’auteur de l’Éducation sentimentale, a-t-elle encore un sens pour vous à une époque où on met surtout en avant les romans à sujets importants, graves, sociétaux ?

Cela a peut-être à voir avec ce que je vous disais sur le fait que le scénario est un mal nécessaire. J’aime bien cette idée de « livre sur rien », c’est une abstraction séduisante, mais c’est aussi une pose – d’autant plus séduisante, d’ailleurs.
En fait, je suis un peu pris dans un paradoxe. Il me faut accumuler beaucoup d’informations sur ce que j’ai décidé de raconter, ce qui est le contraire du rien. Et, en même temps, il faudrait que le récit de ces informations ait une forme d’efficacité qui déborde l’information elle-même. C’est en tout cas le plaisir rythmique, actif, aventureux de la fiction, le désir romanesque qui m’ont donné envie d’écrire ce livre.
Les interventions du narrateur sont très nombreuses. Est-ce parce que vous avez besoin de rappeler au lecteur qu’il est dans la fiction ?
Le narrateur se manifeste par « je », « on », « nous » ou « vous » : on peut donc aussi considérer que ce sont des simulacres de narrateur, et donc des personnages supplémentaires. L’usage du « nous » ou du « on », plus complotistes ou ambigus, me plaisait bien pour ce roman, davantage que le « je », qui est lié au type qui raconte l’histoire. Et cette présence multiple, polymorphe, du narrateur renvoie aussi au fait que les personnages sont entièrement manipulés. Ce qui se résume dans le titre d’un roman de Balzac, les Comédiens sans le savoir, que cite le personnage du général dont nous parlions au début.
Dans Envoyée spéciale, la plupart des personnages sont à peu près ça : des exécutants qui ont l’illusion d’user de leur libre arbitre.
Tout en étant très drôle, votre roman porte un regard sans illusions sur le monde, et notamment sur l’amour…
Je n’ai pas une vision très heureuse du monde, ce qui n’empêche pas de jouer, justement, avec ses laideurs, mais sans effets de manche, sans posture tribunitienne, en tâchant d’éviter le pathos. A posteriori, je constate que ce que racontent mes histoires est rarement très joyeux. Et, en effet, les personnages amoureux ne sont pas ceux qui sautent immédiatement aux yeux…
Cela dit, ce qui peut adoucir le point de vue assez sombre qui est le mien, c’est tout simplement l’amour de la littérature. C’est une chose très puissante dans ma vie, je crois que c’est un peu ce qui me fait vivre. Et si quelque chose de l’ordre d’une entente ou d’une connivence arrive à passer par là avec le lecteur, tout n’est peut-être pas perdu.


Nathalie Crom, Télérama, 6 janvier 2016

Autour de l'enlèvement de Constance, son héroïne, l'écrivain tisse un dispositif romanesque complexe et génial. Voyage entre Paris, Pyongyang et la Creuse.

Mélange indistinct de modestie et d'aristocratique désinvolture, Jean Echenoz aime à définir ses romans comme des « machines à fiction », des « mécaniques bricolées » . Soit, mais pas si bricolées que ça, disons plutôt des mécanismes de haute précision, divinement conçus, réglés avec une minutie d'horloger suisse et huilés par un humour hautement métaphysique à la Chaplin. La pièce centrale du nouveau dispositif échenozien, de la radieuse « machine à fiction » qui sous-tend Envoyée spéciale, se nomme Constance. Et, puisqu'on ne sait trop comment s'y prendre pour aborder sans trop de maladresse la délicate histoire dont elle est bien malgré elle l'héroïne, concentrons-nous sur son sort.
Constance, donc, jeune femme sans histoire, est un beau jour enlevée à deux pas de chez elle, dans l'Ouest parisien, du côté du Trocadéro. Bien entendu, on tremble pour elle, malgré la rassurante courtoisie dont font montre ses trois ravisseurs. En réalité, on a tort de s'en faire, car voici bientôt la marmoréenne Constance, certes recluse au fin fond de la campagne creusoise, mais bien moins paniquée que nous, vivant sa détention comme une sorte de cure de repos, nouant avec ses geôliers (quelque peu empotés...) des liens proches de l'affection. L'absence soudaine de Constance, son mari, le dénommé Lou Tausk (oui, c'est un pseudonyme...), ne la vit pas trop mal non plus. D'ailleurs, le voici déjà en ménage avec une autre femme, Nadine Alcover, ancienne assistante de son avocat et par ailleurs cousin, Hubert...
Tant de personnages, tant de rebondissements, tant d'incessants et virtuoses changements de points de vue. Sans compter, à chaque page, mille et un détails et précisions en tous genres, tantôt utiles à l'avancée de l'histoire, plus volontiers franchement digressifs, mais qui dressent peu à peu de notre époque, de nos paysages urbains ou ruraux, des us et moeurs quotidiennes de l'individu contemporain un extraordinaire et cocasse tableau qui n'est pas sans évoquer le geste romanesque du Perec des Choses...
Reste que l'intrigue d'Envoyée spéciale est résolument rétive à tout résumé. Ce n'est pas qu'on s'en moque, loin de là, au contraire, des aventures de Constance, qui la mèneront jus­qu'à Pyongyang — cela, on peut le révéler sans déflorer le suspense. On est même captivé, littéralement fasciné par le génial dispositif romanesque dont Jean Echenoz tire ici les ficelles. On croirait entendre l'écrivain soudain prendre la parole lorsque au coeur du livre un agent des services secrets (car, oui, la DGSE, ou quelque officine de ce genre, est mêlée à toute cette affaire, et Envoyée spéciale est un roman d'espionnage) se félicite : « Tout est en place et chacun joue sa partie. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font, mais ils font tout comme je l'avais prévu. » Plus sophistiquée, plus maîtrisée que jamais, la « machine à fiction » de Jean Echenoz est une incomparable fabrique de sortilèges...


Bernard Pivot, JDD, 3 janvier 2016

Attention, danger ! Jean Echenoz enrôle

Pas con, ce général. Il a besoin d'une femme. Pas pour son repos de vieux guerrier. Pour une mission difficile, de la plus haute importance, dans un pays hostile, dangereux. Chef d'un réseau officiel de barbouzes, secondé par un type malin, plein de ressources, le général veut recruter une femme innocente "qui ne comprend rien à rien, qui fait ce qu'on lui dit de faire et qui ne pose pas de question. Plutôt jolie, si c'est possible". On lui fera subir une cure d'isolement, en sorte qu'elle devienne encore plus souple, plus obéissante, plus ductile. "Ductile" est un mot qui plaît beaucoup au général.
Constance a été enlevée dans une rue qui longe le cimetière de Passy. Bonne pioche. Elle est jolie, agréable, et ne s'inquiète pas trop de ce qui lui arrive, même pas de se retrouver dans un bled paumé de la Creuse, surveillée par deux geôliers enchantés de ses bonnes manières. Détail qui en dit long sur son caractère : pressentant que sa retraite à la campagne serait longue, elle a entrepris la lecture, depuis la lettre A, de tous les volumes du dictionnaire encyclopédique Quillet, opportunément disponible dans sa prison écologique.
Constance est l'épouse d'un compositeur, Lou Tausk, qui, quinze ans auparavant, a pondu un tube d'audience planétaire, Excessif, chanté par Constance. Il vit encore des droits d'auteur de sa chansonnette, mais de moins en moins bien, et il ne parvient pas à renouer avec le succès. Les couples mari-femme, compositeur-parolier, battent de l'aile. Et Tausk n'est pas pressé de payer la rançon demandée par les ravisseurs.
Jean Echenoz, lui, au contraire de son compositeur en panne, est en grande forme.Envoyée spéciale fait craquer les coutures du polar dans sa première partie, du roman d'espionnage dans la seconde. C'est drôle, jouissif, subtilement ironique. Pourtant, comme dans les romans policiers et d'espionnage, le lecteur, crédule, incrédule, toujours étonné, voire stupéfait, a hâte de connaître la suite et d'apprendre où ce diable d'écrivain va l'entraîner. Eh bien, jusqu'en Corée du Nord, où Constance, devenue l'amante d'un puissant camarade du régime, est chargée de lui soutirer des secrets d'État. Et même de "déstabiliser le pays", rien que ça.
Entre-temps, nous serons les témoins, à Paris, d'une foireuse attaque de banque, de la réception d'un doigt coupé, d'un suicide sous une rame de métro, de balles d'un pistolet semi-automatique de poche tirées trop vite. "Que d'action, bon sang, que d'action." Cette réflexion n'est pas d'un personnage du livre, mais de Jean Echenoz, qui, fidèle à sa manière, n'hésite pas à se faire le commentateur de ce qu'il écrit. Toujours, bien sûr, avec humour. Avec une sorte d'implication amusée ou de détachement moqueur. Enrôlant au passage le lecteur lui-même, s'adressant directement à lui : "Quant à ceux qui n'avaient pas compris que le commanditaire se nomme Clément Pognel, nous sommes heureux de le leur apprendre ici." Merci. Je suis de ceux qui n'avaient pas compris. Mais autant je suis d'accord pour jouer un certain rôle dans cette histoire de barbouzes branquignols, autant je refuse d'être entraîné en Corée du Nord où je pressens que ça se terminera mal. Lecteur scrupuleux, dévoué, je veux bien, Jean Echenoz, coucher avec votre Constance à Paris ou dans la Creuse, mais pas à l'hôtel Yanggakdo, à Pyongyang. Trop risqué. Je ne voudrais pas que ma vie s'arrête sur la lecture de votre Envoyée spéciale, si épatant soit le livre.
D'autant que j'ai encore bien des choses à apprendre, en plus de celles dont, écrivain méthodique, précis, vous vous faites l'informateur tout au long de votre, pardon, de notre roman. Ainsi instruisons-nous le public, trop souvent ignorant, des taux d'incapacité retenus par la Lloyd's suivant les différentes mutilations des doigts ; des signaux chimiques envoyés par les éléphantes en chaleur qui sont les mêmes chez les femelles d'une centaine d'espèces de papillons ; des avantages esthétiques du chignon déstructuré, négligé, dit "chignon lâche" ; de la technique du taekwondo, art martial coréen qu'on ne saurait confondre avec le wing chun.
Ma très modeste contribution à votre roman, Jean Echenoz, se situe page 90, lorsqu'un personnage aimerait qu'on lui expliquât pourquoi les boîtes neuves des médicaments s'ouvrent toujours du mauvais côté, celui où la notice d'utilisation empêche l'accès aux gélules. Cette question me hante.


Sabine Audrerie, La Croix, 14 janvier 2016

Il ne faut pas l’imaginer un micro à la main, plantée devant une caméra pour transmettre des nouvelles télédiffusées au monde, ou faxant ses articles à sa rédaction depuis un pays en guerre. Cette envoyée spéciale-là est… plus spéciale encore.
Elle a été longuement et minutieusement préparée à sa mission, et c’est à cette préparation que plus de la moitié de ce roman désopilant, le 17e livre de Jean Echenoz, est consacrée. À son terme commencera pour Constance «son vrai travail d’informatrice sur l’oreiller, recueillant toutes les données lâchées par l’apparatchik à propos des hautes sphères du régime».
Nulle scène scabreuse, dans cette découverte des allées du pouvoir à Pyongyang – où une faveur du guide suprême peut tenir à la longueur d’une coupe de cheveux –, mais une comédie désopilante, au moins autant que celle de la préparation du voyage de Constance, qui passera par un enlèvement et une séquestration en bonnes et dues formes, et autres répercussions sur son entourage, pas si innocent.
Autour d’elle, en effet, gravite une multitude de personnages a priori falots qui pourtant, grâce au talent de l’écrivain, s’avéreront pour le moins truculents. À son habitude, Jean Echenoz les a baptisés avec swing et allant : Nadine Alcover, Paul Objat, Clément Pognel, Christian et Jean-Pierre (surnommés Autruche et Lamantin), Philippe Dieulangard, Constance Coste… On se représente volontiers l’écrivain faisant rouler les patronymes sur sa langue en se frottant les mains. Cet auteur-narrateur est très présent dans ce livre, et ses interventions, à de nombreux détours de phrases, auront pour effet de faire éclater de rire son lecteur.
Il livre par ailleurs une véritable cartographie de Paris (à pied ou en métro), de l’Île-de-France et de la Creuse, s’amusant encore avec les noms (de lieux cette fois), zoomant et dézoomant d’un point à l’autre de la planète pour les besoins des avancées de son intrigue.
Côté style, on trouve swing et allant aussi. Depuis ses débuts, Jean Echenoz s’est payé le luxe de s’aventurer sur toutes les terres littéraires, procédant à chaque nouveau travail, nous confiait-il en 2012 (1), comme l’inventeur d’un trésor. Il a arpenté tous les genres : le roman noir avec Cherokee (1983, prix Médicis), le roman d’espionnage avecLac (1989), le roman d’aventures avecL’Équipée malaise (1986) et Je m’en vais, le roman fantastique avec Nous trois (1992) et Au piano (2003), le roman historique avec14 (2012). C’est aujourd’hui à l’espionnage qu’il revient, la liberté du style encore au rendez-vous, irriguant la trame classique que l’auteur ne cesse de subvertir.
Echenoz se paie parfois le luxe d’erreurs grammaticales (lesquelles n’en sont pas vraiment), l’ensemble tenant fort solidement, brillant beaucoup plus que s’il ne se les était pas octroyées. De même, ses choix parfois surprenants des verbes et des mots, sans afféterie ni excès d’originalité, toujours étonnent (premier temps de lecture) et épatent (deuxième temps immédiat). Chez Echenoz, les ruelles déferlent, les magazines télé sont sans illusions sur leur avenir, et les yaourts discrets sur leur date de péremption. Des personnifications impromptues dont il régale livre après livre son lecteur (ainsi dans 14, les meubles patientaient et la neige prenait le parti de tomber). Ces infiltrations et exfiltrations langagières auront leurs pendants dans le texte, puisque les personnages aux missions secrètes le seront de diverses manières, jusqu’en Corée du Nord et au Zimbabwe.
Hasard : le roman est paru la veille de l’anniversaire de Kim Jong-un, le leader nord-coréen, qui vient de s’offrir pour l’occasion un quatrième essai nucléaire à la face du monde. Jean Echenoz ne représente que lointainement dans sa farce géopolitique celui qui avait eu fin 2014 les honneurs du film comique américain The Interview, dont la sortie avait été annulée suite à des menaces terroristes. Il est probable que le livre crée moins de remous que ce film un peu vulgaire, dont il est l’opposé artistiquement.
Envoyée spéciale est une impeccable réussite. Faisons le pari qu’Echenoz n’aurait d’ailleurs pas moins excellé à installer de manière crédible son intrigue dans le Mexique des cartels, les camps américains d’Afghanistan ou sous les châtaigniers des Cévennes – lui qui, on le sait, procède par un long travail de documentation livresque avant de se lancer dans l’écriture. Question d’aptitude à la fantaisie et à l’humour, oui, mais dans l’élégance.

 




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