Romans


Éric Laurrent

Clara Stern


2005
192 p.
ISBN : 9782707319296
14.70 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Sitôt l'eus-je rencontrée, je mis tout en œuvre pour séduire Clara Stern. Je ne croyais alors que la désirer — il m'apparut bientôt que je l'aimais éperdument. Mais elle ne m'aimait pas.

ISBN
PDF : 9782707330710
ePub : 9782707330703

Prix : 10.99 €

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Pierre Assouline, Le Nouvel Observateur, 22 septembre 2005

« Clara Stern » sonne comme « Dora Bruder ». Ils n’ont rien d’autre en commun que la musicalité du titre, mais c’est déjà beaucoup. Elle donne le la d’une écriture. L’incipit est proustien en ce qu’il lance à l’assaut du lecteur désarmé une superbe phrase de 18 lignes, mêlant « le Jugement dernier », de Giotto à Padoue, le solstice d’été, la borne d’appel d’une station de taxi du boulevard Saint-Germain et un snack borgne de la rue de l’Ancienne-Comédie aux douleurs manducatoires du narrateur. Lequel ne va pas chez le dentiste comme tout le monde, mais se résout à mobiliser les compétences du corps médical comme personne. Il n’y a que lui pour déceler des vanités à la Holbein en lieu et place de radiographies de la mâchoire. Qu’importe si l’on nourrit quelques doutes sur le sens de « mélarance », « térébrant », « chamérops », « faseyant », « compendieux » et « trismus », l’orchestre de chambre d’Eric Laurrent s’est installé dès les premières pages pour notre plus grand plaisir.
La Partition ? Une douce petite musique de nuit : le narrateur désire Clara Stern dès leur première rencontre, mais comprend vite qu’il l’aime, bien que ce ne soit manifestement pas réciproque. Délices du spectacle et cruauté de l’observation quand un libertin se prend au piège du badinage amoureux. Rien ne démasque un cynique comme de prendre ces choses-là au sérieux. Tout le roman dit la souffrance  de voir s’incarner la forme exacte du bonheur tandis qu’au même moment s’élève l’impossibilité absolue de son avènement. Jusqu’à la sentence mortelle lâchée par Clara Stern dans un nuage de fumée bleue : « Tu ne m’aimes pas assez pour que je t’aime davantage. » On comprend qu’après il s’accorde avec un chauffeur de taxi à considérer qu’elles sont toutes des salopes : « Mais toutes, cher monsieur, toutes sans aucune exception ! » Nous suivons l’homme et la gambiste dans leur pas de deux, même si au passage il faut encore se cogner délicieusement à « bruxomanie », « recordable », « tomentosité », « bénéolence », « acromion », « empyreume ».
Contrairement aux apparence, un dictionnaire de la langue française ne suffit pas à saisir l’intégralité du propos, d’autant que certains n’y figurent pas (« les lourdes gouttes de mon éjaculat » ou « des vêtements invaginés ») ; un dictionnaire de la peinture est un complément indispensable, ne fût-ce que pour se remettre en mémoire la « Méduse » du Caravage, la « Madeleine à la veilleuse » de De La Tour, les bas-reliefs de Domenico de Paris, le « Sommeil de l’Enfant Jésus » de Luini, et les « Adorations des mages » de Ghirlandaio.
En fait, le langage est le véritable fond de ce roman. On n’ose écrire : sa trame. Les mots ne sont plus un moyen au service de quelque chose qui les dépasse, mais une fin. C’est la limite de ce genre d’exercice, fût-il virtuose, plein d’incises et de digressions, de parenthèses entre les parenthèses, de noms suivis de leurs synonymes. Mais jamais il ne sent le dictionnaire. Son vrai mystère et sa réussite tiennent à ce que, malgré tout ce qui nous échappe de son sens, on ne se précipite pas pour le connaître. Faut-il  qu’un roman possède un charme puissant pour nous décourager de comprendre ce qui n’a pas à être expliqué.

Daniel Martin, La Montagne, 18 septembre 2005

 

 

On ne tombe pas amoureux par hasard. Voilà ce dont se convainc le héros d’Eric Laurrent, dont on peut penser qu’il lui ressemble un peu depuis qu’il dit « je » dans ses romans. Cet homme parle d’expérience. Il eut d’abord une vie sentimentale des plus agitées, ou plus exactement une activité érotique des plus intenses. Entre vingt-cinq et trente-trois ans. Entre le moment où une fille lui fit comprendre qu’il plaisait, plaisait beaucoup, et pouvait, de ce fait, tout demander. Et celui où débute cette histoire, lorsqu’il rencontre Clara Stern.

Il est alors un peu lassé par ses ébats à répétition. « La multiplicité de mes amantes m’ayant progressivement amené à la conclusion que rien n’est plus difficile pour deux corps inconnus l’un à l’autre, a fortiori quand leurs cœurs ne s’accordent nullement, que d’établir d’emblée, lors de leur première union, un langage commun, si bien qu’en définitive ceux-ci se contentent la plupart du temps de soliloquer chacun de leur côté, dans leur idiome propre, ne parvenant à échanger dans le meilleur des cas que des généralités, des lieux communs, conférant par là à leur colloque horizontal un tour assez oiseux, insignifiant dans le fond et grossier dans la forme, assez comparable somme toute à celui que représentent les coïts dans les films pornographiques ».
Il recherche des conversations plus profondes, de plus riches complicités. Mais n’ose encore s’avouer qu’il rêve d’une relation durable avec une seule femme. Il va jusqu’à s’en défendre. Et s’amuse encore à jouer les libertins. Quand après avoir rencontré Clara Stern, il entreprend de la séduire, lentement, ses résistances ne l’étonnent pas. « J’étais en effet convaincu que la jeune femme ne se refusait à moi que par pur orgueil, tout simplement pour ne pas être assimilée aux nombreuses conquêtes qu’elle me prêtait ».
Ce qui est d’abord un jeu, devient sérieux, jusqu’à l’obsession. Il ne voit qu’elle, ne pense qu’à elle. Les autres filles s’éloignent de lui. « Je demeure aujourd’hui convaincu que ce discrédit brutal et nouveau parmi la gent féminine tenait à ce seul fait que j’étais tombé amoureux ». Ainsi réduit à l’abstinence il calme ses ardeurs d’une main ferme. Abuse parfois d’alcool ou d’autres substances. Cherche partout la distraction. Ne la trouve pas.
Il aime mais ne sait comment convaincre Clara Stern de sa sincérité, la conquérir.
Comment cette affaire va-t-elle progresser ? Aller vers une fin heureuse, malheureuse, ou pire, conduire au malentendu ? C’est tout l’enjeu de ce roman, le neuvième de Laurrent. Une occasion de s’affirmer comme un analyste hors pair des sentiments, des émotions, un scrutateur du désir. Ce qu’il fait, de cette prose élégante et raffinée qu’on lui connaît, et qu’il sait mettre au service de toutes les situations. Même – surtout – des plus triviales : ainsi dépeintes, à phrases longues, d’un vocabulaire recherché ; la débauche, les dérives, n’en paraissent que plus sombres, plus terribles, plus désespérantes.
Mais, de même que le personnage recherche par-delà les conquêtes faciles, une relation plus enrichissante, il semble que Laurrent, se lasse des purs effets de style pour atteindre à une belle maturité. Il gagne en lisibilité, en force, et ses détracteurs en seront pour leurs frais !

 Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, 1er septembre 2005

 

 

Ce n’est rien de dire que le narrateur de ce roman est un séducteur. Embrasser des femmes est sans doute son activité principale, sachant qu’il n’a pas de métier défini et que son emploi du temps est surtout occupé à la fréquentation des cocktails, inaugurations et autres visites. Sorte de dandy, il vit beaucoup la nuit et a beaucoup de mal à rester seul dans son lit. L’activité frénétique à laquelle il se livre est bouleversée par la rencontre avec Clara Stern. Elle est gambiste, mariée à un homme « ni-ni ». Il se prénomme Jean-Michel et rien, sur le plan physique, ne le caractérise. Ce qui, dans l’univers d’Eric Laurrent, n’est pas innocent. Heureusement il parle un peu, et ce chef de produit dans une grande entreprise de charcuterie sèche, cherche « à lever le frein à la fois diététique, esthétique et social autour du saucisson par une re-sémantisation de son image ». Passons, comme le narrateur obligé de l’écouter, sur la suite. Nous n’avons en effet d’yeux que pour Clara Stern. Qui a déjà lu Eric Laurrent connaît son écriture d’une précision extrême, son goût des mots rares (moins flagrant dans ce roman), son art de la phrase longue. Sa « manière » en somme, sans que ce mot ait quoi que ce soit de péjoratif.
   La rencontre avec Clara Stern est un coup de foudre, comme on trouve dans les romans les plus classiques : leurs yeux se rencontrèrent. A ceci près que seuls les yeux du narrateur rencontrent ceux de la jeune femme qui prendra un malin plaisir à lui résister. Elle connaît sa réputation et le fait très longuement attendre. Nous tairons le dénouement de ce roman puisqu’il se lit comme le récit à suspens d’un amour fou. La passion devient rapidement exclusive. Clara Stern fait tout pour éprouver son soupirant, lui envoyant ses plus jolies amies pour le faire vaciller, acceptant de le voir tous les jours sans lui donner le moindre signe, sinon, de temps à autre, un baiser sur la bouche. Le récit de sa résistance est l’un des aspects les plus amusants de ce livre, où l’on apprend que l’onanisme et le goût des oignons peuvent mener à une forme de sainteté.
   L’écriture d’Eric Laurrent est inimitable. Il adopte une forme, un cadre, dans lequel il inscrit ses personnages, voire les enferme. La référence à la peinture est constante ; rien ni personne n’existe qui n’ait un équivalent chez les artistes les plus classiques. Laurrent crée une unité de lieu, Paris, et dans cette ville choisit une certaine micro-société. C’était par exemple le cas dans Remue-ménage, avec la description de ces jeunes cadres trentenaires, on retrouve ce trait ici, à travers l’évocation d’un bar à mode dans la rue Oberkampf. L’observation sociologique se combine avec le goût de l’observation tout court ; tous les signes y figurent.
   Ce qui vaut pour les lieux vaut pour les personnages. Laurrent procède par « couches ». Détails et allusions se mêlent pour composer des portraits vivants d’une génération modelée par les codes de la publicité, n’existant souvent que par l’apparence. Dans ses premiers romans, les êtres avaient la consistance des personnages de dessins animés et les femmes la plastique des héroïnes de Tex Avery. Cette plastique est toujours là et elle provoque des effets ravageurs chez le narrateur, mais il y a autre chose : la comédie sociale prend un tour plus grinçant. Rien d’étonnant à ce que le héros énamouré lise des pages de Flaubert, Proust et surtout Saint-Simon à Clara, dans les jardins du Palais-Royal. Le sourire fait mal.
   Ce roman est donc une composition, au sens pictural du mot. Des personnages vont et viennent dans un cadre, se débattent parfois entre sentiment éthérés et cynisme, à l’instar de Victor Trévise, héros emblématique de ces années sans morale ni valeurs. Il ressemble au Balzac de Rodin, il a surtout les goûts de Vautrin à l’amoralisme des héros de la « Comédie Humaine ». Eric Laurrent évoque cette contradiction entre l’amour et le sexe, entre les idéaux issus de la tradition chevaleresque, et une pratique sans tabou, sans conscience. Mais il le fait avec drôlerie, ce qui laisserait croire qu’il n’est pas sérieux. Or cette drôlerie, cet art de la mise en scène est justement ce qui donne sa force à ce qu’il écrit. Laurrent se place au cœur des situations les plus ambiguës, il met en relief le malaise qui traverse sa génération, absente de l’histoire, jetée dans un monde sans repères. Il fait œuvre de moraliste, ce qui consiste d’abord à observer et à raconter. Jamais à juger.
   La langue est chez Laurrent le baromètre d’une civilisation. C’est particulièrement frappant lorsque le narrateur, dont la vie est faite de rencontres et donc de paroles, relève les tics de langage, les « cuirs » qui alourdissent ou qui déforment, ces « ça me gave », « au niveau de » et autres « space » qui ponctuent par exemple les propos d’Elise une amie de jeunesse. Eric Laurrent, à l’instar de Proust aime la langue pour sa charge comique voire caricaturale, autant que pour ce qu’elle révèle des personnages.
   A la fin du roman, le narrateur s’enfuit à Florence, et le roman, qui a commencé par une nuit de la Saint-Jean, s’achève sur un crépuscule automnal, sur l’Arno. Le cadre se ferme, et on a l’impression, pas du tout hasardeuse, de contempler une toile de la Renaissance. Le mot doit être pris au double sens, avec et sans majuscule. Le héros doit se reconstruire après avoir aimé Clara Stern, et il ne peut le faire qu’avec des œuvres d’art, confronté à une beauté supérieure. C’est ainsi que de roman en roman, Eric Laurrent se sauve, par la beauté de la langue, par les phrases, par la contemplation de ces œuvres qu’il cite si souvent, comme autant de repères, de signes posés contre le néant.

CHRISTINE JÉRUSALEM Eric Laurrent, un écrivain post-classique ?

 

Eclaboussante Clara Ste. Héroïne comme on n'en fait plus, ou alors seulement au cinéma (synthèse étourdissante de Cameron Diaz et Uma Thurman) et en peinture (mixte parfait des préraphaélites).  Eblouissant Clara Ste, qui invente une héroïne comme on n"en fait plus et qui mélange allègrement les genres, le Louvre et Hollywood, le menuet et le rap, l'amour et la haine, l"aveu intime et la vie parisienne. Dans cet univers où tout le monde louvoie, la frontière entre les deux univers est poreuse, comme pour mieux désigner l’équivoque qui marque les relations entre les personnages.
Les liens entre le narrateur et la splendide héroïne sont pourtant énoncés de manière transparente dès la quatrième de couverture : « Sitôt l’eus-je rencontrée, je mis tout en œuvre pour séduire Clara Stern. Je ne croyais alors que la désirer - il m’apparut bientôt que je l’aimais éperdument. Mais elle ne m’aimait pas. » Trois phrases pour un roman qui, à bien des égards, emprunte au classicisme sa règle des trois unités et pas seulement. Tout le récit baigne en effet dans le clair-obscur du dix-septième siècle, entre déferlement  baroque et idéal janséniste, lois de la raison et dérèglements du fantasme. C’est ce rapport au dix-septième siècle que l’on interrogera ici, manière de réfléchir à la constitution d’une histoire de la littérature contemporaine. Car d’autres écrivains d’aujourd’hui ont remis cette période à l’honneur, mais dans des usages esthétiques et politiques fort différents. La position d’Eric Laurrent est ainsi très éloignée de celle de Richard Millet (revisitant de manière nostalgique Bossuet) mais a plus à voir - en dépit des parti pris narratifs distincts – avec la « chasse au perdu bouleversant » de Pascal Quignard.
On ne sait pas si Eric Laurrent espère, comme Quignard, « être lu en 1640 », mais ce qui est sûr, c’est que son roman commence de manière très classique avec un formidable trompe-l’œil, digne des illusions prodiguées par le premier théâtre cornélien ou les savantes mises en scènes des jardins maniéristes : une douleur que l’on attribue faussement à une dent de sagesse  et un narrateur qui se présente comme un vrai libertin. Mais voilà, on a tort. La souffrance avait d’autres raisons – que la raison ignore – et  celle du narrateur commence véritablement avec le coup de foudre qu’il a pour Clara, glosé ironiquement par un des ses vieux amis, Félix (celui de Remue ménage [1]) qui lui ricane au nez quelques vers raciniens : « Je reconnais Vénus et ses feux redoutables. » (p.45) On connaît la chanson, mais le héros, lui, s’auto-aveugle, en dépit de ses efforts constants pour décrypter un Inconscient un brin tapageur (visions délirantes et somatisations multiples). C’est qu’il se trompe de ritournelle et de siècle et finit par se balancer sur sa chaise comme sur une « escarpolette » (p.135), en se croyant dans une peinture suave de Boucher. Parce que Clara parle de « marivaudage » (p.56),  il s’imagine en Valmont dans des termes qui pourtant sentent furieusement leur Bossuet (auteur du reste qu’il emporte dans son lit pour calmer ses ardeurs concupiscentes) : « Je tâchai enfin, poussant le marranisme jusqu’au cynisme, de mettre ostensiblement en scène une prétendue apostasie du donjuanisme en reprenant à mon compte le jugement méprisant et désapprobateur qu’il inspire aux bien-pensant. » (p.64) Le narrateur, que l’on peut – en suivant les indices du texte – appeler Eric, n’a pas compris qu’il vivait une passion tragique. L’écrivain (un autre Eric ?) est plus malin, qui réécrit l’histoire en mettant à nu les mécanismes d’une liaison largement irriguée par l’Imaginaire du Grand Siècle.
Ce sont en effet les grandes scènes « à faire » du dix-septième siècle qui se retrouvent dans le roman, à commencer par celle du Bal de La Princesse de Clèves. La fiction ménage certes  quelques assouplissements ironiques. Le monde de l’oisiveté, du divertissement et de la noblesse trouve son double rétréci dans « cette frange de la population œuvrant dans les secteurs émergents de l’activité économique, tels les nouvelles technologies, la communication, la publicité ou le design, et que la vulgate sociologique désigne par le terme de « bourgeoisie bohème » (pp.32-33). Le « raout privé » a remplacé le bal, les cafés se sont substitués aux salons, le jardin du Palais-Royal fait office de grand parc. Là encore les lieux véhiculent de l’équivoque et témoignent d’un effet de surimpression temporelle.  Le modeste bassin du Palais-Royal « dans l’espace compris entre sa margelle et la charmille de tilleuls » suscite des rêves versaillais, « joutes nautiques, ballet aquatique ou naumachie » (p.76). Simultanément, le quartier évoque au narrateur le XVIIIe siècle, avec les tripots sous les arcades et les établissements de  prostitution (p.74). D’où l’ambiguïté qui frappe la rencontre amoureuse. Désignée comme l’unique parmi les « mille autres », Clara obscurcit la donne en jouant la Merteuil au moment où le libertin s’est converti et se rêve en  duc de Nemours : « Oui, j’étais bel et bien tombé amoureux de Clara Stern au premier regard » (p.48).
Léger trouble. Les bras se touchent, les corps se frôlent mais les yeux ne se rencontrent plus. Le désarroi ne naît cependant pas seulement de cet échec amoureux. Si dans les romans de Jean Echenoz, le tragique s’éprouve à travers une femme décrétée « anatopique » [2], il s’appréhende chez Eric Laurrent via la figure d’un homme « anachronique ». Le narrateur, malgré son libertinage postmoderne (l’érotisme n’est plus suggéré de manière policée par une canne symbolique mais s’affirme crûment de diverses manières), aime comme au dix-septième siècle, aime (dangereusement) le dix-septième siècle.  Tout (lectures, peintures, objet amoureux) le ramène dans l’Acardie du dix-septième siècle. Clara est une gambiste jouant Charpentier ; l’une des « favorites » – surnommée « La rêveuse » « en référence à l’élégiaque pièce pour viole que Marin Marais a intitulée ainsi » – possède la grâce paisible de la Madeleine à la veilleuse de Georges de La Tour (pp.44-45). Les  lectures en usage sont celles de Saint-Simon « dans les Mémoires duquel j’avais sélectionné les pages ayant pour cadre les lieux mêmes où nous nous trouvions, celles évoquant par exemple l’enfance de Louis XIV et les débauches du duc d’Orléans » (p.75).
Par-delà cet ancrage référentiel, c’est la langue même qui épouse un ton dix-septième siècle. Les personnages dialoguent à la manière de héros raciniens (le narrateur, épigone de Vaugelas,  a une conception « irénique » de l’art de la conversation). Un de ses amis, grand jouisseur épicurien, plagie ironiquement quelques vers de Bérénice. L’écriture se souvient des romans d’analyse : précise et précieuse, la phrase traque le mot juste et étire vertigineusement sa syntaxe pour atteindre la transparence et conjurer les égarements du cœur et de l’esprit. La maxime se glisse naturellement dans la narration, discret hommage à La Rochefoucauld, pour établir des lois générales sur l’amour ou l’amour-propre. Mais loin d’établir des certitudes, cet effort de raison dévoile le monde pour ce qu’il est : un monde de l’apparat, de l’apparence et du masque. Eric Laurrent réécrit Calderon : le monde est un grand théâtre où le « soupirant marivaudesque » menace toujours de se transformer en « dandin moliéresque » (p.118). Le code du spectacle irrigue tout le roman : la robe de Clara évoque un rideau de scène (p.91) qui révèle obliquement son rôle de composition (une fausse vertueuse et une vraie coquette, ce dont ne manquent pas de s’apercevoir les amis lucides du narrateur, p.122). L’onomastique mérite ici d’être déployée. Si le prénom (anti-phrastique) incarne au plus haut point le leurre, le patronyme d’origine indécidable confirme le trouble : en allemand « Stern » désigne l’étoile (et à sa manière Clara est bien une star) tandis qu’en anglais le mot évoque la dureté, la sévérité, en accord avec la description de la jeune femme, présentée comme une « marmoréenne Vierge à l’Enfant de Fouquet » (p.35). La réalité sociale, à l’instar de l’expérience intime, se vit comme un songe : voir  par exemple la fête donnée par un jeune chorégraphe (qui a mis en scène … Lully) et son cortège de figures extravagantes (« perruques luxuriantes », êtres « poudrés et fardés »,  paillettes et faux cils, p.88).
C’est donc un dix-septième siècle très baroque, pourvoyeur de multiples illusions catoptriques, qui hante le roman. On ne s’étonnera pas que les hallucinations du narrateur (la vision obsédante de cheveux féminins) convoque la Méduse du Caravage, image qui elle-même se diffracte dans le récit de multiples manières. Le monde s’évanouit doucement en vapeurs spectrales, comme le prénom de Clara, tracé sur la buée d’une vitre, se dissipe lentement (p.155). La fin du roman radicalise le propos en célébrant avec faste le néant élégant des choses.
Mais qu’est-il donc arrivé au sémillant libertin ? Il a eu des « berlues » (p.180), c’est-à-dire, selon le sens que lui donne l’époque classique, il a passionnément été épris d’une femme. L’éblouissement de la bluette l’a aveuglé : il s’est trompé  de dix-septième siècle, croyant vivre dans le sublime racinien, quand le monde n’est que simulacre baroque et mélancolie maniériste. Cela n’était possible que pour un narrateur bel esprit, ayant un « amour immodéré pour les beaux-arts » (p.171). En somme, un nouveau Swann. Si À la fin [3] réécrivait la mort de la grand-mère de façon proustienne, c’est, dans Clara Ste, tout le personnage de Swann qui est revisité. Comme le héros de La Recherche, le narrateur ne vit le monde que dans les reflets prismatiques de l’art. Son refus des lunettes le conduit à voir le monde de façon floue, « comme s’il fût issu du pinceau d’un peintre impressionniste » (p.52). Les références à la peinture et à la sculpture abondent et le Louvre est parcouru dans une extase proche d’un « état d’ivresse et d’hébétude » (p.157). Plus encore, c’est tout le réel qui se confond avec l’art : un ami est comparé au roi Balthazar dans les Adorations des Mages peintes par Ghirlandaio (p.145) tandis que Clara, nouvelle Odette, est adulée comme une icône.
Pour échapper aux tourments de l’amour et ne pas se noyer dans la mer dangereuse de la Carte de Tendre, il faut fuir. Florence, ville proustienne par excellence, semble le lieu de retraite approprié car la jouissance « esthétique intense et prolongée » (p.172) qu’elle procure peut remplacer le plaisir charnel. La cité de Raphaël et de la Renaissance devrait permettre d’oublier les préraphaélites vénéneux du début du roman. Erreur. Les chefs d’œuvre se pressent comme une multitude de femmes à séduire mais la « Vera Icona » reste aussi inaccessible que Clara, surnommée justement Veronica par le narrateur. C’est que la « Vera Icona », dans ce monde troublé des apparences, prend parfois l’allure d’une doublure souillée, tels les draps du narrateur chargés de vomissures infectes (p.139). Témoin de ce naufrage, Florence ne peut s’offrir que comme l’emblème du Temps Perdu, allégorisé explicitement dans le texte par une majuscule…
Ebahissant Clara Ste, qui, en traversant le large spectre du dix-septième siècle et en le réfléchissant dans le regard proustien, nous donne à lire une Vanité d’une actualité fulgurante.
 

[1] Eric Laurrent, Remue Ménage, Editions de Minuit, 1999.
[2] Jean Echenoz, Au Piano, Editions de Minuit, 2003.
[3] Eric Laurrent, À la fin, Editions de Minuit, 2004.

 

 

 




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