Romans


Hélène Lenoir

Bourrasque


1995
160 pages
ISBN : 9782707315168
13.15 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui a déclenché ce violent affrontement à la fin du dîner ? Une insolence ? Une provocation ? Lina avait-elle de nouveau laissé traîner un de ses cahiers codés ? Et pourquoi cette écriture illisible, Sütterlin, dit-elle, une forme de gothique, paraît-t-il, pourquoi rend-elle si agressifs ceux qui ne peuvent pas la déchiffrer ?

ISBN
PDF : 9782707326690
ePub : 9782707326683

Prix : 9.49 €

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Pierre Lepape (Le Monde, 21 avril 1995)

Lieux communs et singuliers
 
« Dedans ou dehors : ainsi se tiennent, vis-à-vis de leurs personnages, les romanciers depuis qu'on écrit des romans. Du moins est-ce ce qu'ils voudraient nous faire croire : qu'ils habitent à l'intérieur des êtres d'encre et de papier qu'ils créent ou qu'ils les observent de L’extérieur. Mais, en fait, nous savons qu'il s'agit là d'une convention, d'un mensonge initial, et que les auteurs – “ subjectifs ” ou “ objectifs ” – font toujours semblant. Ils font semblant de croire qu'il existe bien deux mondes distincts : celui de la “ vie intérieure ”, des pensées, des sentiments, des émotions ; et celui du monde en soi, des choses, des autres, des faits et des actes. Entre ces deux planètes, il y a des échanges, des conjonctions, des oppositions, des expansions et des retraits, des idylles et des guerres, mais leurs réalités n'en restent pas moins clairement séparées. C'est pourquoi les romans – si terribles puissent être les histoires qu'ils nous racontent – demeurent au fond rassurants : ils nous disent que nous sommes tous singuliers. S'il peut y avoir des personnages, c'est que nous sommes des personnes.
En apparence, Hélène Lenoir respecte cette convention. Il y a des personnages dans Bourrasque. Ils ont des noms, une situation, des caractères. Il y a Lina, qui vient de quitter la maison après une altercation avec son père (qui n'est pas nommé) ; il y a Mitz, la mère, toujours apeurée ; Paule, la belle-sœur, et Richard, son mari. Ces cinq-là s'entassent dans la même maison, s'observent, s'épient, se séduisent, se meurtrissent et se cognent les uns aux autres. Au-dehors, dans un cercle plus éloigné, se meuvent d'autres personnages, des étrangers qui paraissent obéir à d'autres lois qu'à celles qui régissent le groupe familial et qui sont, pour cette seule raison peut-être, admirés, jalousés et tenus en suspicion. Un soir, donc, à la fin du dîner, un affrontement a lieu entre Lina et le chef de famille. La jeune fille quitte la table et monte dans sa chambre. Quand on va l'y chercher, elle a disparu.
Tout est en place pour un roman à huis clos construit sur le thème de l'enfer des tribus : aigreurs, sanglots, coups de gueule, rancunes et médisances. Dans le système fermé qu'est le quintette familial, la fugue de Lina libère un violent flux d'énergie qui en détache les atomes les uns des autres et rend chacun à son errance, à sa solitude et à sa vérité. Mais ce roman-là, Hélène Lenoir ne l'écrit pas. Il lui faudrait pour cela se faire la complice de ses personnages ou leur observatrice, s'embarquer dans la psychologie ou dans la sociologie, faire de Lina et de son entourage des “ cas ” des “ caractères ”, ou des “ emplois ”. Du particulier ou du général. Si Bourrasque est un livre si prenant, si inquiétant, c'est que l'auteur a installé son récit à la frontière du dedans et du dehors, dans ce no man's land qu’est la parole quand elle ne para~t plus appartenir à personne et qu'elle égrène des lieux communs.
On pense évidemment à Nathalie Sarraute lorsqu'on lit Hélène Lenoir. L'une et l'autre minent les confortables et sournoises conventions du roman en les frottant aux visibles conventions du théâtre. Les personnages de Bourrasque ne pensent pas plus qu'ils n'agissent : ils parlent ; et ils laissent à la parole, aux mots les plus simples, aux phrases les plus usées, le soin de sentir et d'agir. Le lieu commun, ce n'est pas seulement l'amas de pensées toutes faites, d'expressions rebattues qui forment le fond sonore de toutes les conversations : c'est aussi l'endroit où chacun se dépouille de sa singularité pour s'offrir à la communauté. C'est une zone neutre, un refuge dans la tempête. Tant qu'ils peuvent encore échanger des lieux communs, des phrases de rien, des banalités, des injures ordinaires, des gémissements convenus, Mitz, Richard, Paule et les autres ont encore le sentiment tranquillisant d'exister, d'appartenir à la même cellule, d'utiliser les mêmes points de repère.
Mais Lina ne joue pas le jeu. Elle refuse de se fondre dans cette pâte fluide et molle. Elle est jeune ; elle a un âge où l'on croit encore à sa singularité ; L’âge où l'on se fabrique des secrets pour que quelque chose vous appartienne. Lina tient un journal, des cahiers qu'elle écrit dans une graphie illisible aux autres, du Sutterlin, une forme disparue de gothique que des amis lui ont fait connaître. Et elle laisse traîner un peu partout ses cahiers codés afin que nul n'ignore qu'elle a des pensées cachées. Mais s'agit-il bien de pensées ? D'autres lieux communs plutôt, appartenant, ceux-là, à l'ordre de la sensation plutôt qu'à celui de la morale, mais mêmement javellisés, aseptisés, dévitalisés. Lina ne semble rien dire, comme les autres, elle laisse les mots s'enchaîner et s'engendrer pour parler à sa place. Et pourtant, de tous ces morceaux de paroles anodines collées bout à bout et comme interchangeables naissent des mélodies inédites, insistantes et graves. Hélène Lenoir ne récuse les sortilèges faciles du roman que pour mieux nous plier à la rigueur des siens. Ces mots de tous les jours, ces phrases d'une banalité presque risible, elle semble en laisser courir le flot alors que, en fait, elle les dirige avec une précision de géomètre afin qu'ils forment des dessins précis. On se croit en territoire connu et balisé, dans les remous usés des eaux quotidiennes, et puis, sans qu'on y prenne garde, imperceptiblement comme la lumière change, les personnages se mettent à exister autrement. Ils continuent à être ordinaires, compréhensibles donc, semblables à nous, coutumiers, mais nous découvrons une part d'eux-mêmes, peut-être la plus importante, la plus vitale, qui nous avait jusqu'alors échappé. Une nouvelle image dans le tapis. Hélène Lenoir s'amuse d'ailleurs à livrer dans son livre le schéma de son art romanesque. Elle parle des stéréogrammes, de la troisième dimension, “ c'est-à-dire des images, des dégoulinades plutôt – turquoise, jeunes, orange, ou alors boueuses –, comme si un enfant avait crayonné n'importe comment, puis barbouillé en mettant ses doigts sales dans la couche de peinture fraîche ”. Mais si l'on fixe très attentivement un point du gribouillis, si on le tient près du visage, vient l'impression qu'on entre dans l'image ; des formes émergent des taches et des zébrures comme si elles s'y tenaient auparavant cachées : “ Je regarde et tout d'un coup c'est là, comme une espèce de gros rat vautré dans les panses grasses, les jambes épaisses et les rondeurs exagérées de certaines lettres. Je le sens bouger et me guetter sous les enchevêtrements de ces grosses nouilles bleues qui flageolent, et j'enlève mes lunettes, mais ça me pénètre. Je ne sais pas par où ça rentre. Je sens ça remuer après. Et peser. Peser. ”
Ainsi le père, sans vraiment pouvoir déchiffrer le Sutterlin des cahiers de Lina, se laisse-t-il envahir par le message affreux qu'il devine, malgré tout, tapi dans ces hiéroglyphes étranges ; ainsi le lecteur de Bourrasque découvre-t-il dans l'écoulement tiède des phrases stéréotypées que prononcent les personnages des abîmes de détresse, des gouffres de perversité, des précipices de sentiments aigus et inavouables. Est-ce la romancière qui les a dissimulés là, piégeuse ? Ou bien est-ce nous, lecteurs, qui donnons à ces lignes simples, à ces pensées timides et craintives, une ampleur, un mouvement qui les soulèvent, les hérissent de pointes tranchantes, les agitent de frissons, les alourdissent de roulements et de gonflements ? Le fait est qu'Hélène Lenoir nous mène par le bout du nez au point de faire de son roman une sorte de machine interactive. Chacun croit s'y reconnaître ; mieux : s'y découvrir. On vit l'histoire des autres, leur vie, comme si c'était à la fois la leur et la nôtre, aussi familière, aussi mystérieuse, aussi limpide, aussi opaque. C'est peut-être l'ultime raffinement du roman psychologique, la pointe extrême de l'analyse, la réussite quasi parfaite du vieux pari mimétique. C'est peut-être autre chose aussi, de plus audacieux, de plus nouveau : L’invention d'un lieu d'écriture – et d'une langue qui s'y rattache – où s'abolissent les distinctions entre le singulier et l'universel, entre les personnages et les lecteurs, entre les sentiments et les pensées. Un lieu de malaise et d'instabilité, étrange et comme archi-connu. Un lieu d'où émane une violente et terrible beauté. »

 




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