Le sens commun


Étienne Anheim
Paul Pasquali

Bourdieu et Panofsky

Essai d'archéologie intellectuelle, suivi de leur correspondance inédite


2025
288 pages
ISBN : 9782707356369
23.00 €


Ce livre raconte, à partir d’archives inédites, l’histoire de la rencontre entre deux figures emblématiques des sciences humaines du XXe siècle, Pierre Bourdieu (1930-2002) et Erwin Panofsky (1892-1968). Rien de commun, en apparence, entre le jeune sociologue français, œuvrant au milieu des années 1960 à la refondation de sa discipline dans un monde intellectuel dominé par le structuralisme, et le vieil historien d’art allemand reconnu internationalement, émigré aux États-Unis après avoir fui le nazisme. Et pourtant, c’est dans la collection « Le sens commun », dirigée par Bourdieu aux Éditions de Minuit, que paraît la première traduction française de Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, au printemps 1967, en même temps que les Essais d’iconologie chez Gallimard.

L’édition d’Architecture gothique et pensée scolastique est minutieusement préparée par Bourdieu qui, fait unique dans sa carrière, réalise lui-même la traduction. Il y joint une longue postface qui deviendra célèbre : c’est là qu’apparaît sous sa plume la première théorisation du concept d’habitus.

En s’appuyant sur des sources multiples – dont la correspondance des deux savants reproduite en annexe –, cette enquête retrace pas à pas une aventure éditoriale et intellectuelle unique, moment clé dans la réception d’Erwin Panofsky, mais aussi dans la carrière d’un Pierre Bourdieu en pleine construction des outils qui lui permettront de s’imposer dans les décennies suivantes comme l’auteur d’une œuvre capitale.

ISBN
PDF : 9782707356383
ePub : 9782707356376

Prix : 16.99 €

En savoir plus

En attendant Nadeau, Gisèle Sapiro, 27 juin 2025

           

En 1967, les lecteurs français découvrent le travail de l’historien de l’art Erwin Panofsky à travers deux parutions, ses Essais d’iconologie chez Gallimard et Architecture gothique et pensée scolastique aux Editions de Minuit, dans la collection dirigée par Pierre Bourdieu, « Le sens commun ». L’essai d’archéologie intellectuelle de l’historien Étienne Anheim et du sociologue Paul Pasquali s’attèle au décryptage des enjeux qui sous-tendent la fabrication du livre, sa réception et sa postérité.

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La vie des idées, Paul Bernard-Nouraud, 18 août 2025

Aux sources de l’habitus

Étienne Anheim et Paul Pasquali se penchent sur un moment capital du dialogue interdisciplinaire : la traduction et l’édition de l’historien d’art Erwin Panofsky par Pierre Bourdieu.

En mai 1967, Pierre Bourdieu publiait dans la collection « le sens commun », qu’il venait de fonder chez Minuit, la première traduction en français d’un livre de l’historien de l’art Erwin Panofsky : Architecture gothique et pensée scolastique (Gothic Architecture and Scholasticism). Celui-ci est alors âgé de soixante-seize ans et reconnu comme une référence incontournable de la discipline au niveau mondial. La traduction s’accompagne d’un travail éditorial conséquent : Bourdieu augmente le petit volume initialement paru en 1951 d’un autre texte de Panofsky sur l’abbé Suger publié en 1948, qu’il traduit de l’anglais et qu’il assortit d’une postface où il jette les bases d’un pan majeur de sa propre théorie sociologique, autour de la théorie de l’habitus. Cet « événement éditorial » (p. 11), comme le qualifient Étienne Anheim et Paul Pasquali, revêt une portée épistémologique considérable, et il acquiert pour son principal instigateur le statut d’un véritable moment fondateur.

Ce sont ces trois dimensions – de traduction, d’édition et d’épistémologie critique – qu’entend explorer cet « Essai d’archéologie intellectuelle »que les éditions de Minuit publient dans la même collection. Étienne Anheim étant médiéviste et Paul Pasquali sociologue, non seulement leur collaboration applique le principe d’interdisciplinarité au cœur de la démarche bourdieusiennne, mais elle réplique en parallèle les positions respectives qu’occupaient Panofsky en histoire de l’art et son traducteur et postfacier français en sociologie. Or, le « projet intellectuel » de ce dernier, écrivent les deux auteurs, « indissociable d’une sociologie conquérante, avait une visée interdisciplinaire englobant aussi bien l’histoire et l’anthropologie que, d’une certaine manière, la philosophie » (p. 32).

C’est donc l’archéologie d’un champ éditorial et scientifique qu’entreprennent Étienne Anheim et Paul Pasquali, en composant un texte qui se situe lui-même à la limite entre approche holistique d’un point de vue sociologique et récit de formation individuelle concernant le jeune Bourdieu. Ils retracent ainsi le contexte dans lequel le projet éditorial a germé ; l’apprentissage que fait à cette occasion Bourdieu du métier d’éditeur ; son processus de socialisation au contact de Panofsky, dont la correspondance inédite avec Bourdieu est reproduite en annexe de l’ouvrage. Ils décrivent la façon de Bourdieu d’envisager la traduction qu’il pratique alors pour la première et dernière fois ; l’élaboration intellectuelle de la notion d’habitus qui en découle ; et enfin la réception critique du livre, en sociologie et en histoire de l’art, à court comme à plus long terme

La cathédrale comme enjeu

C’est sans doute dans le chapitre 5, consacré à la notion d’habitus, que se concentrent les enjeux théoriques et épistémologiques les plus significatifs liés à l’édition que propose Bourdieu des deux textes de Panofsky. Afin d’en mesurer l’ampleur, il vaut peut-être d’opérer un détour par les dernières pages de la conclusion du livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali, où ils reviennent sur l’objet dont s’empare Panofsky – la cathédrale gothique – afin d’établir entre son architecture et la pensée scolastique un rapport d’homologie.

« Durant l’entre-deux-guerres », rappellent les deux auteurs, « circulait l’idée qu’on pouvait interpréter les sociétés européennes à partir de cet objet unique qu’était la cathédrale gothique. » S’intéresser à cette dernière, suggèrent-ils, dépassait donc d’emblée le cadre d’« un problème d’érudition propre à l’histoire de l’art » (p. 235) ; ambition plus ou moins avouée qui ne pouvait dans tous les cas manquer d’intéresser Bourdieu. De fait, abondent les deux auteurs, « la cathédrale médiévale a été une matrice, au sens étymologique, pour les sociétés européennes comme pour les processus de subjectivation des individus qui les composent » (p. 239), et cela d’un point de vue autant religieux que scolastique.

D’un côté, en effet, la cathédrale en est venue à représenter « un monde censé tenir ensemble de manière organique et harmonieuse », homogénéité qui supposait « un travail de mise en ordre et de hiérarchisation » et qui, corrélativement, imposait « une exclusion des hérétiques, des juifs et des musulmans » ; tandis que, d’un autre côté, la figure de la cathédrale légitimait « la domination des seigneurs et des clercs » (p. 239). Au cours de ce processus, tout se passe comme si ces derniers avaient succédé aux prêtres en chaire (cathedra en latin), en jouissant au passage d’un transfert de capital symbolique augmenté d’un soupçon d’érudition savante. Autrement dit, découvrir entre la pensée scolastique et l’architecture gothique une homologie de principe et de style, comme l’avait fait Panofsky, autorisait Bourdieu à mettre au jour les déterminants historiques des mécanismes de domination autour desquels se sont structurés les champs de l’art comme ceux de l’école.

L’habitus comme motif

Or, c’est précisément cet oubli déterminant, « comme si les sciences sociales avaient métabolisé ce qui les avait précédées » (p. 240), écrivent Étienne Anheim et Paul Pasquali, que Bourdieu désigne par la notion d’habitus, et que, du même coup, il l’« invente » d’après Panofsky, au sens archéologique du mot. Celui-ci parle en effet de « mental habits » en anglais dans le texte, en procédant lui-même à une traduction d’après une citation de Thomas d’Aquin, tandis que Bourdieu « traduit » l’expression « mental habits » par le terme d’« habitus » que Panofsky, pour sa part, n’écrit pas, et qu’il cautionne avec une certaine réticence.

Les conditions d’extraction de la notion d’habitus – depuis le thomisme, donc, et à travers lui d’après l’hexis aristotélicienne, jusqu’à une histoire de l’art élargie pour parvenir dans le champ d’une sociologie émancipée et à vocation émancipatrice – ont donc contribué à en faire un terme opératoire à l’intersection des différentes sciences humaines et sociales. L’habitus compte ainsi parmi ces notions elles aussi métabolisées, en l’occurrence dans le modus operandi des savants qui cherchaient à lui restituer sa fonction exploratoire et explicative. Bourdieu lui-même, notent Étienne Anheim et Paul Pasquali, « passé ce “moment panofskien” », a déployé la notion d’habitus dans son œuvre postérieur en procédant, au travers de références « de moins en moins visibles – ce qui ne signifie pas accessoires » (p. 214), à sa formalisation depuis l’ouvrage de Panofsky.

Inversement, pour nombre d’historiens de l’art français qui avaient lu Panofsky en allemand ou en anglais avant Bourdieu, mais qui le mentionnaient finalement assez peu, et qui n’avaient pas mis autant d’ardeur que leur jeune collègue à le faire traduire, la question s’est ensuite posée de savoir, « pour retrouver Panofsky, comment oublier Bourdieu ? » (p. 208) À lire les chiffres de ventes cumulées que rapportent Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu a manifestement contribué à faire connaître Panofsky auprès d’un lectorat plus vaste que le titre quelque peu spécifique de son livre ne pouvait le laisser penser. Il faut cependant admettre qu’une lecture bourdieusienne de Panofsky ne s’est pas pour autant imposée, ni même véritablement installée, dans le paysage de l’histoire de l’art française, et l’on ne peut que regretter qu’une œuvre de cette importance n’y ait par ailleurs guère donné lieu non plus à des lectures, sinon du même niveau, du moins aussi fécondes sur le plan théorique que celle de la désormais célèbre postface de 1967.

La traduction comme horizon

La raison principale de cette fécondité sans véritable équivalent mérite d’être soulignée, ne serait-ce qu’à titre d’enseignement méthodologique. Si Bourdieu a pu tirer de tels fruits du livre de Panofsky, c’est non seulement qu’y étaient stratifiées d’innombrables couches de savoirs, eux-mêmes issus d’époques et de disciplines variées, mais que son exégète avait suivi un cursus pluridisciplinaire et qu’il lisait volontiers des auteurs – en l’espèce des historiens de l’art – a priori éloignés de son propre champ de recherche. D’une certaine manière, l’éloignement disciplinaire favorisait la conceptualisation. L’un des mérites de l’essai d’Étienne Anheim et de Paul Pasquali est à cet égard d’insister régulièrement sur l’inscription de Bourdieu dans de véritables « chaînes d’écriture » (p. 92), y compris celle de « tout un “monde de l’édition” » (p. 107), insistent-ils, à même de livrer accès à « une chaîne herméneutique » (p. 114). Au sein de cette dernière, les deux auteurs soulignent combien l’intérêt de Bourdieu pour l’habitus devait à celui qu’avait exprimé avant lui un autre lecteur de Panofsky, en l’occurrence le paléographe médiéval Robert Marichal, auquel il reconnaissait explicitement sa dette dans la postface.

En remontant plus haut encore, ainsi qu’y invitent les deux auteurs, il devient évident que Bourdieu avait été préalablement « disposé » à une telle approche par l’enseignement de Maurice Merleau-Ponty, fin connaisseur de l’œuvre de Panofsky, qu’il avait notamment recommandé d’étudier à Hubert Damisch dès la fin des années 1940. Or, écrivent Étienne Anheim et Paul Pasquali, « en mettant la philosophie en position d’instance opératoire de la constitution réflexive des sciences humaines, Merleau-Ponty opérait un déplacement considérable, qui engageait à la fois une épistémologie, une théorie de l’action et une ontologie de la temporalité » (p. 163). De même, poursuivent-ils, comme en miroir, la notion d’habitus permettait à la sociologie telle que Bourdieu l’envisageait au sortir de sa formation philosophique « de faire tenir ensemble une théorie de la pratique, une épistémologie réflexive et une démarche empirique » (p. 165).

Bourdieu a moins soustrait un mot à l’histoire de l’art panofskienne qu’il ne lui a emprunté afin de la lui restituer augmentée d’une puissance critique et épistémologique que Panofsky lui-même avait en quelque sorte gardée en réserve. En sorte que, « selon Bourdieu, la postface était censée “manifester” la vérité implicitement contenue dans le livre » (p. 137). Il revient désormais aux émules de Panofsky de continuer à reprendre à leur compte, de réintégrer dans leur vocabulaire, ce mot-là, comme il appartient aux disciples de Bourdieu de continuer à se pencher sur les livres d’histoire de l’art en apparence les plus étrangers à leur discipline afin de prendre du champ à leur tour.

 


 

Le Monde des Livres, Roger Chartier, 4 avril 2025

La féconde rencontre entre Bourdieu et Panofsky

Etienne Anheim et Paul Pasquali livrent une belle étude du moment où se croisent le sociologue et l'historien, en 1967.

Dans son cours sur Manet, donné au Collège de France en 1999, Pierre Bourdieu (1930-2002) expliquait : « J'ai été un des introducteurs de Panofsky en France (...), je suis même assez vieux pour avoir échangé une correspondance avec Panofsky au sujet de la traduction de ses livres, et j'ai la plus grande admiration pour ce grand historien de l'art. » (Sur Manet. Une révolution symbolique, Seuil, 2013.) Bourdieu rappelait ainsi la publication, en 1967, aux Éditions de Minuit, dans la collection « Le sens commun », qu'il avait fondée trois ans plus tôt, du livre d’Erwin Panofsky (1892-1968) Architecture gothique et pensée scolastique, qu'il avait lui-même traduit.

L’historien Etienne Anheim et le sociologue Paul Pasquali ont retrouvé dans les archives de Bourdieu et dans celles de Gerda Panofsky, la veuve de l’historien, les treize lettres échangées entre décembre 1966 et juin 1967, témoignages d’une conversation qui, disent-ils, ne « pouvait qu'être dissymétrique ». À cette date, Bourdieu n'était encore que l’auteur des Héritiers, le livre écrit avec Jean-Claude Passeron (Minuit, 1964), et le coauteur de deux enquêtes publiées dans sa collection : Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) et L’Amour de l'art. Les musées d'art européens et leur public (1966).
En 1966, Panofsky était membre de l’Institute for Advanced Studies de Princeton (New Jersey). Après avoir été professeur à Hambourg en 1920, il s'était installé définitivement aux Etats-Unis pour fuir le nazisme. Il était l’auteur d’une œuvre immense, écrite d’abord en allemand (Idea, en 1924, et La Perspective comme forme symbolique, en 1927), puis en anglais (Essais d’iconologie, en 1939, et L'Œuvre d'art et ses significations, en 1955). Aucun de ses livres n’avait été traduit en français avant 1967, lorsque furent publiés en même temps le livre de Minuit et les Essais d‘iconologie chez Gallimard.
Bourdieu et Panofsky, d'Anheim et Pasquali, associe trois histoires. D'abord, celle d’un livre ou, plutôt, de l’invention d'un livre. En effet, Architecture gothique et pensée scolastique n'existait pas comme tel en anglais. Il associe deux textes : une conférence publiée en 1951, qui donne son titre au livre français, et une introduction à l’édition des œuvres de l’abbé Suger (v. 1080-1151), parue en 1946. Leur réunion, divisée en chapitres, est accompagnée par une postface de trente pages de Bourdieu et par un index où apparaissent des notions absentes du texte original.
Ces transformations et additions, acceptées sans réserve par Panofsky, inscrivent le livre dans une seconde histoire : celle de la notion d’habitus, qui désigne les modes de perception et de classification propres à chaque individu comme une intériorisation mentale des structures sociales. Dans Les Règles de l'art, publié en 1992 (Seuil), Bourdieu écrit : « La notion d’habitus que j'ai introduite à la faveur de la publication en français de deux articles de Panofsky (...) me permettait de rompre avec le paradigme structuraliste sans retomber dans la vieille philosophie du sujet ou de la conscience. » En fait, Panofsky n’emploie pas le mot mais rapporte les principes qui commandent, tout à la fois, l’architecture des cathédrales et le raisonnement scolastique aux mêmes « mental habits » (« habitudes mentales ») produits parle partage des mêmes « habit-forming forces » (« forces d'accoutumance »), les institutions scolaires ou sociales qui inculquent les habitudes : écoles cathédrales, universités et sociabilités intellectuelles partagées.
En utilisant dans sa traduction le terme « habitus », Bourdieu n'inventait pas un concept nouveau. « Habitus » avait une longue histoire, depuis Aristote et la scolastique jusqu'à Etienne Gilson ou Marcel Mauss. Mais, en prenant appui sur Panofsky et en allant « bien au-delà de la lettre », Bourdieu forgeait et légitimait une notion essentielle de sa sociologie. Bourdieu et Panofsky propose une troisième histoire : celle d’un moment intellectuel caractérisé par une internationalisation des échanges et par la confrontation entre les approches structuralistes et formalistes et les sciences humaines préoccupées par les contraintes sociales et les discontinuités historiques. C’est en héritiers d’une telle perspective qu’Anheim et Pasquali situent leur projet d’ « archéologie intellectuelle ». Ils démontent avec minutie et subtilité les opérations éditoriales et les mutations conceptuelles qui « ont, fait d'un ouvrage marginal au sein de l'œuvre de l'historien d'art un "classique” des sciences sociales ».


Télérama, Juliette Cerf, 19 mars 2025


Libération, Jean-Yves Grenier, 4 juillet 2025



Les Inrockuptibles
, Jean-Marie Durand, 13 mars 2025

Ce que Bourdieu doit à l’historien d’art Erwin Panofsky, dans un essai précis et éclairant

Dans leur enquête savante, Bourdieu et Panofsky — Essai d’archéologie intellectuelle, Étienne Anheim et Paul Pasquali rappellent comment la sociologie bourdieusienne s’est nourrie de l’histoire de l’art pour se construire, et permettent de relire son œuvre sous une lumière nouvelle.

Écrit par l’historien de l’art d’origine allemande Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique a été publié en 1967 dans la collection “Le sens commun” que Pierre Bourdieu dirigeait alors aux Éditions de minuit. Le sociologue français, dont l’œuvre était encore en voie de construction, avait lui-même traduit l’ouvrage de l’anglais et l’avait accompagné d’une postface dans laquelle il éclairait ses concepts-clés de “disposition” et d’“habitus” (“une disposition générale, génératrice de schémas particuliers, susceptibles d’être appliqués en des domaines différents de la pensée et de l’action”).

Le geste théorique de Panofsky consistait à ancrer l’œuvre d’art dans un environnement socioculturel, rompant avec le psychologisme des études sur l’art, et invitant à interpréter une œuvre de manière “iconologique” comme le symptôme d’une vision du monde. Ce livre d’historien, identifiant une convergence (une “homologie structurale”) entre un art (le gothique) et une pensée (la scolastique médiévale), inspira donc Bourdieu dans son propre travail. Pour lui, Architecture gothique et pensée scolastique — “l’un des grands livres de l’humanité” — était aussi important que L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber.

Dans son dernier cours au Collège de France, peu de temps avant sa disparition en janvier 2002, Pierre Bourdieu mentionnait encore l’historien d’art parmi les références majeures de son projet intellectuel : un projet prônant le dépassement de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme. C’est ce projet, et tout ce qu’il doit au travail de Panofsky, qu’analysent aujourd’hui l’historien Étienne Anheim et le sociologue Paul Pasquali dans un essai riche et savant, Bourdieu et Panofsky — Essai d’archéologie intellectuelle, nourri d’une correspondance restée inédite entre les deux chercheurs, de décembre 1966 à juin 1967.

Très précis et éclairant sur la façon dont Bourdieu s’est inspiré de l’historien de l’art, le livre reconstruit à partir de la figure de Panofsky l’horizon intellectuel de Bourdieu durant les années 1960 pour relire son œuvre sous une lumière nouvelle. De sorte que l’essai des deux chercheurs spécialistes de Bourdieu vaut autant pour les lecteur-rices familier-ères de son œuvre que pour celles et ceux qui voudraient s’y plonger, pour saisir combien la sociologie bourdieusienne entretient avec l’histoire de l’art des affinités électives. Étienne Anheim et Paul Pasquali rappellent d’ailleurs que de L’Amour de l’art (1966) au cours publié à titre posthume sur Manet, “le monde artistique fut au cœur de ses réflexions et représenta un objet d’investissement dès ses débuts, ce d’autant plus qu’il était relativement extérieur à ce domaine par sa formation et éloigné de la culture dominante par sa trajectoire”.

Les années 1950-1960, le “moment Panofksy”

Outre l'habitus, les concepts de “champ” et de “pouvoir symbolique” se sont aussi édifiés en grande partie sur le terrain artistique, point de départ des généralisations ultérieures de Bourdieu concernant les pratiques culturelles et le monde social. Le sociologue, aiguillé par Panofsky, expérimenta ce qu’il appelait une “histoire structurale” des goûts (La Distinction, 1979), de la création artistique et littéraire (Les Règles de l’art, 1992), des élites scolaires (La Noblesse d’Etat, 1989), des universitaires et intellectuels (Homo academicus, 1984). À chaque fois, le sociologue mobilisa le concept d’homologie, grâce à Panofsky, un “modèle au sens fort”.

Panofsky suscita aussi l’intérêt aussi dans les années 1950 d’autres philosophes (Maurice Merleau-Ponty) et anthropologues (Claude Lévi-Strauss), passionné-es par ses théories sur la perspective comme forme symbolique. Étienne Anheim et Paul Pasquali observent ainsi que la découverte de Panofsky constitua au-delà même de Bourdieu une ressource de premier ordre dans les débats intellectuels de ces années 1950-1960, en constituant un front opposé à la fascination que suscitait alors Heidegger au sein de la philosophie française de l’époque.

Mais, surtout, leur enquête éclaire comment ce “moment Panofsky” fut une expérience fondatrice de la méthode sociologique, dans une discussion avec l’histoire de l’art, réservoir d’une démarche à la fois autonome et ouverte à l'interdisciplinarité. L’art du sociologue, c’est de prendre l’histoire de l’art au sérieux.



Les Lettres françaises, Didier Pinaud, mai 2025



 
Le Nouvel Obs
, Julie Clarini, 31 mars 2025





 

 

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