Philosophie


Jean-Louis Chrétien

La Voix nue

Phénoménologie de la promesse


1990
Collection Philosophie , 352 pages
ISBN : 9782707313430
28.00 €


Nous vivons tous selon des promesses, celles que nous avons faites, celles que nous avons reçues. La promesse est par excellence la parole donnée. Elle donne ce qui n’est pas encore et n’apparaît qu’en elle, à même la voix. Que donne-t-on et comment donne-t-on en donnant sa parole ? Est-elle une parole parmi d’autres, ou toute parole en quelque manière promet-elle ? Telles sont les questions centrales de ce livre. À travers l’analyse de penseurs fort divers – Platon, Plotin, saint Thomas d’Aquin, Malebranche, Kierkegaard, Heidegger... – et de figures multiples de la manifestation – la nudité, le récit, le rêve, le journal intime, le témoignage, la confession… – ce livre critique les théories qui posent une transparence et une plénitude ultimes de la communication, nous dispensant du risque et de l’obscurité de la promesse et il analyse positivement les modes du don de la parole, la finitude de la décision.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction.

I. Critique de la transparence
1. La gloire du corps – 2. L’âme nue – 3. Entre l’obstination et la persévérance – 4. Le langage des anges selon la scolastique – 5. L’obliquité humaine et l’obliquité divine dans les Conversations chrétiennes de Malebranche – 6. Rêve et responsabilité – 7. Amiel et la parole donnée.

II. Le passé de la promesse
8. Le moi et le péché selon Kierkegaard – 9. Les prestiges pris à revers – 10. Le regard de l’amitié – 11. Peur et altérité – 12. Le Bien donne ce qu’il n’a pas – 13. La joie d’être – 14. La limite de la métaphysique selon Malebranche – 15. Le feu selon Plotin – 16. L’amour du neutre.

‑‑‑‑‑ Extrait de l’introduction ‑‑‑‑‑

Seule éclaire la voix nue. De la crypte de la gorge à l’intimité de l’oreille, souffle traversant l’air, c’est toujours un secret qu’elle porte et qui la porte, jusqu’à l’essouffler parfois et la suspendre, la faisant taire sans que le verbe puisse la délaisser. Le ferait-il et se perdrait-elle que la main n’aurait plus rien a prendre, le regard plus rien à garder, rien qui soit ne les appelant plus. Invisible, elle oriente le regard, insaisissable, elle conduit la main, les risquant, avant toute chose et après elle, au péril du monde. Les yeux qui s’ouvrent pour la première fois, et les bras qui pour commencer se tendent ne s’avancent que dans ce qu’elle a déjà ouvert, et promis déjà. À ce qui les requiert, ils ne peuvent correspondre que pour l’avoir entendue. Origine de tout commencement, appel béant dans tout appel, elle n’est pourtant pas première. Toute voix humaine répond, toute inauguration est en souffrance et en passion sous une voix antérieure qu’elle n’entend qu’en lui répondant, qui la précède et qui l’excède. Elle ne parle qu’en écoutant, elle n’écoute qu’en répondant, et ne continue de parler que parce qu’il n’y a pas de réponse plénière ni parfaite, pas de réponse qui ne soit au plus intime d’elle-même en défaut et en retard sur ce qu’elle seule fait entendre. La voix seule dit le propre, mais il n’est de voix qu’altérée par ce qui lui donne la parole, irrémédiablement. La nudité de la voix nous exposant corps et âme à l’être, sans retour, frappe depuis toujours et pour toujours d’impossibilité la transparence, l’adéquation, la plénitude, la perfection, la parousie. Devancée, défaite, elle l’est en elle-même, et c’est là ce qui la fait, en toute parole, promettre, promettre ce qu’elle ne peut tenir.

Marcel Neusch (La Croix, 15 décembre 1990)

Exils de la transparence
 
 L’énigme du corps est à l’origine de la méditation de Jean-Louis Chrétien dans La Voix nue.
Même méfiance envers les formules toutes faites. “ Je suis mon corps ” et “ Je me distingue de mon corps ” : ces expressions ne traduisent chacune que la moitié de la vérité, comme le montre d’emblée le sentiment de la honte. Que j’éprouve de la honte face au regard d’autrui est le signe que “ je suis mon corps ”, mais parce que “ je ne suis pas mon corps ”, je ne me reconnais pas dans le regard d’autrui lorsqu’il réduit la totalité de mon être à mon corps.
J.-L. Chrétien n’accorde que peu d’intérêt aux théories, bien qu’il n’en ignore aucune et qu’il lui arrive même de faire de profondes incursions sur leur territoire. Tous ceux qui, de Platon à Plotin, de Thomas d’Aquin à Malebranche, de Maître Eckhart à Heidegger, ont fait du corps l’objet de leur méditation, sont appelés à témoigner. S’il arrive à J.-L. Chrétien d’invalider leur propos, il est rare qu’il n’y découvre pas un enjeu actuel. Dans cette série d’études publiées dans diverses revues au cours de ces dix dernières années et rassemblées dans La Voix nue, il interroge de diverses manières le langage du corps pour en recueillir le secret.
Il prend parfois des détours surprenants, par exemple le vieux débat qui portait sur le langage des anges. Jeu sans enjeu s’il en est, qui a passionné la scolastique et qui, bien compris, est encore riche de leçons. On y trouve en filigrane le vœu de transparence totale qui n’a cessé de hanter l’homme. Qu’est-ce que le langage des anges sinon l’utopie d’un langage sans limitation ni dissimulation, tel que les humains rêvent parfois de l’accomplir dans le poème, le regard ou le corps ? “ Déchéance du langage angélique, le langage humain ne cesse de l’avoir pour horizon. ” C’est à l’aune de cette communication angélique, supposée parfaite, que nous mesurons, explicitement ou implicitement, le langage humain.
Qu’il prenne comme thème de sa méditation la nudité, le péché, la responsabilité, la vérité, la promesse, l’amitié ou l’amour, etc., J.-L. Chrétien décèle partout et toujours la même nostalgie de la transparence, le rêve d’un monde intelligible dont Plotin disait que “ toutes les paroles qu’ici-bas le besoin ou le doute nous font échanger seront absentes ”. Tel pourrait être le sens de ce corps astral, bizarrerie des néoplatoniciens, ou du corps glorieux dans lequel saint Paul voit le destin des hommes. Mais il s’agit d’utopies, de rêves, qui ne se réalisent nulle part ici-bas où le corps fait sentir sa loi. L’échec de la transparence ici-bas oblige à s’avancer dans l’existence par des voies obliques. C’est précisément cette condition-là qui ouvre l’espace de la liberté et de la responsabilité.
Amiel disait : “ Le soleil lui-même ne peut tout voir, car un cheveu même a son ombre. ” À plus forte raison l’homme. Exilé de la transparence, il ne dispose jamais d’une clarté parfaite. Il doit se décider, promettre, s’obliger, engager sa responsabilité, sans pouvoir dissiper toute obscurité. “ Où règne la prise en compte du prévisible, la promesse est superflue. Promettre, c’est toujours promettre plus qu’on ne peut prévoir tenir, et ce plus est le surcroît même qui n’est tenable que par la grâce de la promesse. ” Quand il s’agit de se porter responsable, l’homme doit s’engager à “ voix nue ”.
Quel est le statut du corps ? “ Je ne suis pas mon corps, donc je ne suis pas soumis à la nécessité. Mais je n’ai pas mon corps non plus. Je balance donc de l’un à l’autre. ” Cercle impossible à briser. Tel était le paradoxe auquel s’arrêtait Ligier-Belair et dont J.-L. Chrétien a montré les multiples facettes, dans un style éblouissant. Est ainsi soulignée à merveille l’impossibilité d’une auto-fondation du Je. Il resterait à dire comment la responsabilité advient concrètement dans l’existence – à ce sujet, Levinas et Ricœur seraient de bon conseil –, et par quelles médiations, dans l’ordre social et interpersonnel, une liberté responsable peut se donner figure concrète et parer ainsi à sa propre fragilité. 

 




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