Paradoxe


Jean-Louis Chrétien

Conscience et roman, I. La Conscience au grand jour

La conscience au grand jour


2009
288 p.
ISBN : 9782707320735
28.40 €


Nous ne pouvons connaître les autres hommes que par leurs gestes, leurs paroles et leurs actes. Depuis deux siècles, le roman ne s'en est plus satisfait, et s'est voué, avec une intensité toujours croissante, à nous montrer la conscience au grand jour. Ce qu’elle a de plus secret, et parfois pour elle-même, vient sous nos yeux dans le moindre récit. Et ce que la Bible réservait à Dieu, sonder les reins et les cœurs, est devenu l’attribut commun des romanciers.
Quel est le sens de cette transformation radicale ? Comment a-t-elle eu lieu ? Quels chemins a-t-elle suivis, et quelles formes a-t-elle produites ? De quelle compréhension de la conscience est-elle lourde ?
Ce volume se concentre sur le monologue intérieur, en se tenant au plus près de ses usages variés, conversations intimes des héros de Stendhal, fulgurations décisives de Balzac, « tempêtes sous un crâne » de Victor Hugo. L’exploration se poursuit avec Virginia Woolf (Les Vagues), William Faulkner (Lumière d’août), et Samuel Beckett (L’Innommable).

ISBN
PDF : 9782707322371
ePub : 9782707322364

Prix : 19.99 €

En savoir plus

Patrick Kéchichian, La Croix, jeudi 23 avril 2009

Le philosophe Jean-Louis Chrétien étudie l'irruption de l"intime dans le roman moderne, à travers les œuvres de Balzac et Flaubert à Beckett

On a beaucoup glosé sur les rapports de la littérature et de la vie avec le roman, ce genre supposé vieillissant et usé au centre des discussions. On a surtout beaucoup affadi le débat en le tirant vers la seule issue qu’on voulait bien lui accorder: l’avènement de la subjectivité. Toutes les nuances et les combinaisons romanesques de l’autobiographie ont servi de marches à ce triomphe. Même si, de ce côté-là, le roman contemporain ne semble pas encore avoir fait toutes ses preuves…
Qu’un philosophe décide de se pencher sur des questions esthétiques et littéraires n’est pas, en soi, une nouveauté. Qu’il concentre son attention et sa capacité d’analyse sur le roman, sans vouloir lui faire la leçon mais au contraire en se laissant enseigner par lui, est déjà beaucoup plus rare. Et qu’enfin ce philosophe se nomme Jean-Louis Chrétien et qu’il soit engagé dans l’une des réflexions les plus fécondes, les plus hautes et les plus rigoureuses de ces dernières décennies sur la parole et sur son incarnation constitue une chance, et même une promesse.
L’auteur de La Voix nue (Minuit, 1990) ne vient pas de quitter les rayons élevés de sa bibliothèque où trônent la Sainte Bible, les philosophes et les Pères de l’Église pour s’intéresser soudainement à la littérature. Si l’on prend seulement ses derniers livres - Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité (PUF, 2007) ou La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation (Minuit, 2007) – l’on s’aperçoit que les écrivains (poètes aussi bien que romanciers) sont sans cesse invoqués, sollicités. Mais, encore une fois, il s’agit moins, pour Chrétien, de trouver un renfort ou une illustration à ses thèses que de se faire véritablement lecteur (et donc critique) afin d’être lui-même «lu par les livres qu’il lit», comme il l’expliquait dans la préface récente de Sous le regard de la Bible (Bayard, 2008).
Quelle que soit la question que l’on aborde, il ne faut jamais perdre son centre. Même si l’approche est longue, patiente, ardue. Ainsi procède Jean-Louis Chrétien dans le premier volume de cet essai qui traite de la question de la conscience et de l’exposition de l’intimité dans le roman moderne. Étant entendu qu’avant cela, la «maison de l’âme» restait, inviolée, à l’extérieur des préoccupations ou des buts du romancier. «Les Anciens n’auraient jamais fait ainsi de leur âme un sujet de fiction ; il leur restait un sanctuaire où même leur propre regard aurait craint de pénétrer», écrivait Mme de Staël, citée par l’auteur.
Une fois soulevé le toit de la maison, une fois le secret du cœur violé, ou en passe de l’être, un mouvement irrépressible est engagé. Par l’entremise de ses personnages qui se parlent à eux-mêmes ou à autrui, le narrateur-auteur endosse, à ses risques et périls, un attribut divin. «Le murmure silencieux de la conscience», discours sans autre frein ou limite que ceux voulus par le romancier, ne cessera plus. Lecteur, nous sommes invités à entrer dans cette conscience en qualité de tiers. «Mais de quoi faisons-nous ainsi l’expérience dans le roman moderne, qui était inconnu aux époques antérieures ?» demande l’auteur. Et un peu plus loin, ce qui est moins une réponse que l’élargissement de la question à tous ses attendus: «L’objet de cet ouvrage n’est pas d’assigner une cause à cette transformation du roman, mais d’en penser le sens et les conséquences, en décrivant aussi comment la conscience y est présentée et montrée.»
Alors qu’un second volume est annoncé, cette première étude traite du monologue intérieur, c’est-à-dire «la parole que se tient quelqu’un silencieusement, présenté en mode direct par le récit». Sont donc ici abordés trois auteurs du XIXe siècle – Stendhal, Balzac, Hugo – et trois du siècle dernier – Woolf, Faulkner, Beckett. Conscience et roman formant, aux dires de Jean-Louis Chrétien, l’une des étapes d’un «plus vaste dessein, celui de la généalogie des figures de l’intériorité».
Mais ces «intrusions extrêmes dans la conscience d’autrui» ne vont pas sans soulever directement un problème théologique. Dans les années 1920-1930, François Mauriac, Jacques Maritain et Charles du Bos (et pas seulement eux) avaient débattu du caractère licite ou illicite, pour le romancier catholique, de revendiquer une telle omniscience qui est, en droit et en principe, le privilège de Dieu. L’auteur ne s’attarde pas sur cette querelle qui est un chapitre anecdotique de l’histoire littéraire et dans laquelle Mauriac se montra le plus lucide. La question est beaucoup plus vaste et fondamentale. Qu’en est-il de ces secrets? De cette connaissance, quel est le véritable et dernier objet? Pour Jean-Louis Chrétien, il est moins dans la subjectivité et les particularismes de tel ou tel narrateur ou auteur (ou encore lecteur) que dans le caractère sacré, «biblique», universel du «cœur» ainsi sondé.
Nous ne pouvons hélas entrer dans l’extrême précision et la subtilité des analyses de Jean-Louis Chrétien à propos des œuvres qu’il aborde. Notons simplement l’honnêteté critique, soulignée par de multiples traits d’humour, de son approche. Par exemple, à le lire, on comprend fort bien qu’il prise davantage Balzac que Stendhal et encore plus, s’il est possible, Hugo que Balzac. Il ne marchande jamais son admiration, ce qui est la preuve de l’honnêteté dont nous parlons. Dans le célèbre chapitre des Misérables intitulé «Tempête sous un crâne», Hugo, magnifique, affirme: «Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive.» Quelquefois lassé, souvent déçu, le lecteur de romans pourra se réchauffer au feu de cette immense épopée virtuelle, dont Jean-Louis Chrétien vient de pointer quelques-unes des plus belles pages déjà écrites.

Fabrice Hadjadj, Le Figaro, jeudi 11 juin 2009

Dieu a été détrôné par les romanciers

Jean-Louis Chrétien. Le philosophe s'interroge sur l"ambition du roman moderne qui prétend « sonder les reins et les cœurs ».

Il y aura toujours cette chose étonnante : un homme se tient au milieu d'autres, parmi lesquels plusieurs femmes charmantes, avec, face à lui, ce paysage ouvert à l'aventure, mais le voilà qui reste immobile, les mains confisquées par un rectangle de feuilles, les yeux fixés sur les petites taches noires qui s'y alignent. C'est pour lui comme si le papier avait plus de palpitations que la chair, et que l'encre, quoique séchée depuis longtemps, fût le sang d'une plus haute vie. Que trouvons-nous dans les romans qui puisse ainsi nous captiver ? Quelle « expérience vicaire » plus prenante que notre propre expérience du quotidien ? N'y va-t-il que d'un divertissement qui nous détourne de l'angoissante tâche de vivre ? Est-ce au contraire une plongée dans les abîmes de l'existence, au point que nous y voyons mieux, derrière l'écran des pages, qu'avec une optique de précision ?
Telle apparaît l'ambition du roman moderne : montrer la conscience au grand jour, nous faire pénétrer les recès d'une existence pour y expérimenter l'inexpérimentable, saisir de l'intérieur les pensées inavouables, les rêves obscènes, les intentions secrètes et jusqu'à l'agonie d'autrui, enfin être comme son Dieu, « plus intime à lui que lui-même ».

Le gouffre de notre intimité
Cette ambition, Jean-Louis Chrétien nous la donne à penser dans son dernier ouvrage. Qu'un des plus grands philosophes vivants, fin connaisseur des Pères de l'Église, s'attache à méditer sur le roman et réfléchir à partir de quelques chefs-d'œuvre de la littérature, l'occasion est assez rare pour qu'on la puisse signaler comme un véritable événement.
Car Jean-Louis Chrétien ne se contente pas de considérations générales sur « l'exposition de l'intime dans le roman moderne », il se tourne vers la matière des textes : à travers des études sur Stendhal, Balzac, Hugo, mais encore à propos de livres aussi différents que Les Vagues de Virginia Woolf, Lumière d'août de Faulkner ou L'Innommable de Beckett, il met la puissance de son analyse et la subtilité de son style au service d'une lecture elle-même pénétrante de la manière dont ces auteurs entendent pénétrer les âmes.
Sa première observation est simple : « Ce que la Bible réservait à Dieu, sonder les reins et les cœurs, est devenu l'attribut commun des romanciers. » Le roman moderne s'enracine ainsi dans une « dimension originellement biblique » (on le sait mieux aux États-Unis que chez nous, où la modernité prétendit rompre avec cet héritage). Sans la Bible, le cœur ne nous serait pas si abyssal : c'est elle qui, révélant que nos désirs sont clandestinement capables de l'enfer ou du paradis, nous révèle le gouffre de notre intimité.
Or, si ce dernier devient pour le roman l'objet majeur, c'est aussi son épreuve : n'approche pas le gouffre qui veut. Celui qui croit en avoir touché le fond reste sur le rebord et se complaît dans un psychologisme bien superficiel. Sans doute les plus grands romanciers sont-ils ceux qui manifestèrent l'échec d'une telle entreprise : Proust, par une déconstruction de la psychologie, Faulkner, par l'irruption sauvage des ténèbres, Bernanos, par l'excès de la grâce… Faire voir l'irréductible obscurité de nos cœurs, c'est y avoir jeté la lueur la plus profonde : une lueur qui ne s'arrête pas à nos propres lanternes, mais renvoie à une autre lumière, inespérée.

Jean Lacoste, La Quinzaine littéraire, 16 juin 2009

« Le roman se prétend instruit de tout ce qui se passe dans le cœur des héros » observe Stendhal dans les Chroniques italiennes. Cette prétention est constitutive du roman moderne - la prétention de connaître le for intérieur, de dévoiler le « cœur » qui se cache derrière les comportements visibles, de révéler la « conscience » – mais elle ne va pas de soi, en réalité, et c'est de cette interrogation que part le philosophe Jean-Louis Chrétien.

Au fil des ouvrages depuis La Voix nue – « une phénoménologie de la promesse », chez le même éditeur, en 1990 – il a construit une œuvre riche et ambitieuse, qui parle de la voix et du dialogue (de l"appel et de la réponse), mais aussi du corps et de le joie – on lui doit une belle étude sur ce qu’il appelle la « dilatation ». Une œuvre originale, voire provocante, sous des dehors classiques, car le philosophe, l’un des plus brillants de sa génération, formé par la phénoménologie, mais nourri de littérature, de poésie, ne dissimule pas la problématique au fond chrétienne, sans jeu de mots, de sa démarche. Il s’agit toujours par les voies détournées de l’analyse, d’ouvrir un espace dans lequel il serait possible d’entendre une autre « Parole ».
Cette « pensée de derrière la tête » n’est pas dissimulée (« il demeure que la Parole parle » est-il dit en conclusion de l’analyse de Beckett) mais il n’est pas nécessaire d’y souscrire pour suivre et admirer sincèrement les réflexions qu’elle suscite. Nulle récupération pieuse ici, mais une réflexion serrée sur un paradoxe qui constitue la littérature à partir du romantisme, et un travail sur les œuvres qui rappelle la tension qui anime le grand critique qu’a été Charles Du Bos.
Car, enfin, la capacité de scruter les cœurs, d’exposer l’intime des personnes, de capter « le murmure silencieux de la conscience », n’est-ce pas une prérogative de Dieu et de Dieu seul ? C’est Dieu seul, en droit, qui, dans son omniscience, est en mesure de « sonder les cœurs et les reins », d’évaluer la foi des autres et de percer l’incrédulité des autres. Le Nouveau Testament grec a même un nom pour cet attribut divin que le romancier « moderne » tente d’usurper : cardiognostes (Actes des apôtres I, 24) : d’où la cardiognosie, néologisme pédant, que Jean-Louis Chrétien affecte de forger avec une pointe d’humour – comme souvent – pour désigner cette ambition sacrilège du roman à partir de Stendhal.
« La conscience au grand jour » est donc le premier volume d’un travail (Conscience et roman) qui doit comporter deux parties : il est consacré au monologue intérieur, le procédé littéraire par lequel le romancier prétend révéler non seulement les délibérations, mais aussi les pensées non formulées, à peine conscientes, presque évanescentes, de ses personnages, en attendant un second volume qui devrait être consacré au récit et au style indirect libre.
Paul Bourget avait déjà noté l’importance du monologue intérieur chez Stendhal ; c’est avec lui, semble-t-il, qu’apparaît dans le roman ce langage intérieur qui met le cœur « presque à nu » – mais pas totalement à nu ; Jean-Louis Chrétien montre très bien, par exemple à propos de Lucien Leuwen, ce roman trop méconnu, que règne entre les personnages stendhaliens une forme d’incompréhension, d’incommunicabilité générale, et que les « héros » s’illusionnent souvent sur eux-mêmes et sur l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes aux autres. Ainsi la revendication romanesque de transparence est-elle atténuée par le constat d’une irréductible opacité entres les êtres. Mais c’est Balzac qui, dans ses Etudes philosophiques, « pense » vraiment cette aptitude quasi divine à sonder les cœurs, cette « vision spirituelle » qu’il appelle du terme tout aussi énigmatique de « spécialité ». C’est par exemple « le génie de l’observation » du juge Popinot qui sait intuitivement saisir les causes et les conséquences d’un événement, la chaîne des péripéties. Avec Balzac la découverte stendhalienne est vraiment vécue et présentée pour ce qu’elle est : une intrusion, un acte grave que le romancier doit commettre avec « tact ». Mais c’est peut-être dans le chapitre consacré à Hugo que Jean-Louis Chrétien apporte à la lecture des œuvres une sympathie et une empathie qui font tout le prix de ce livre. L’auteur des Misérables voit en effet plus que d’autres les limites et les apories du monologue intérieur : « Qu’est-ce que les convulsions d’une ville auprès des émeutes de l’âme ? » écrit-il. Le monologue intérieur n’a chez lui rien d’un paisible flux de conscience : c’est un tumulte permanent, une tempête sous un crâne, une « rêverie » et un « songe » en présence de l’ombre, du chaos, de l’obscur. Hugo, et c’est l’essentiel, manifeste du respect pour « le for intérieur », il ne prétend pas l’élucider pour le lecteur impatient, car pour lui la conscience est un abîme, et il parle en philosophe : « C’est la dimension philosophique de la réflexion de Hugo qui lui a fait apparaître la cardiognosie comme question et la conscience comme abîme. »
Certes, Jean-Louis Chrétien étudie avec la même finesse les tentatives modernes pour rendre compte de ce paradoxe, avec des études sur Les Vagues de Virginia Woolf, la « docte ignorance » de Faulkner dans Lumière d’août, ou, la « critique subjective de la subjectivité moderne » dans L’Innommable de Beckett. Mais c’est Hugo qui donne à la problématique que Jean-Louis Chrétien dessine sa vraie dimension. Hugo, dit-il, « laisse le secret être secret », et « montre l’abîme de la conscience comme abîme » : « c’est là ce qu’il a d’unique dans la littérature de son temps, et un trait d’une fulgurante modernité dans ces romans que d’aucuns jugent d’un romantisme obsolète". Hugo, vrai père du roman moderne ? Acceptons-en l’augure en attendant le second volume qui doit traiter du style indirect libre et, entre autres, de Flaubert et de Henry James.

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année