Critique


André Green

Le Travail du négatif


1993
Collection Critique, 400 pages, épuisé
ISBN : 9782707314598
* Réédition dans la collection de poche "Reprise"


Créé par Hegel, introduit en psychanalyse par Lacan réinterprétant Freud, puis oublié par lui, le travail du négatif a refait surface ces dernières années. André Green met en évidence le travail du négatif chez Freud sous des aspects auxquels on ne le rattache pas d’ordinaire : travail du rêve ou du deuil, identification, etc. Du point de vue clinique, on peut soutenir que le parcours freudien s’étend de la névrose comme “ négatif de la perversion ”, à ses débuts, au masochisme sous-jacent à la “ réaction thérapeutique négative ” qui témoigne du pessimisme des dernières années mais dont le mystère s’éclaire un peu quand on y reconnaît le style propre aux structures non névrotiques – les cas limites.
Le travail du négatif, tel qu’il est envisagé ici, regroupe les formes hétérogènes du refoulement, de la forclusion, du désaveu et de la négation. Il permet à la fois de saisir l’unité qui les rassemble et de reconnaître la marque de leur intervention en distinguant leurs effets, car ceux-ci sont les meilleurs repères de la structure du sujet et déterminent le sort de l’analyse.
Mais il faut se garder d’attribuer au travail du négatif un sens exclusivement pathologique. Le négatif, à travers le refoulement et la sublimation, marque la condition la plus générale : il est nécessaire de dire “ non ” à la pulsion en excès pour faire partie de la communauté des hommes. D’où vient que ce “ non ” devienne. chez certains, refus de vivre humainement sous l’empire d’une négativité destructrice ?

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Pour introduire le négatif en psychanalyse – 1. Aspect du négatif : sémantique, linguistique, psychique – 2. Hegel et Freud : éléments pour une comparaison qui ne va pas de soi – 3. Traces du négatif dans l’œuvre de Freud – 4. Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante – 5. Masochisme(s) et narcissisme dans les échecs de l’analyse et la réaction thérapeutique négative – 6. Le clivage : du désaveu au désengagement dans les cas limites – 7. Le travail du négatif et l’hallucinatoire (l’hallucination négative) – 8. La sublimation : du destin de la pulsion sexuelle au service de la pulsion de mort – Sur un chemin de crête – Annexes – Références de publications.

‑‑‑‑‑ Extrait de l’ouvrage ‑‑‑‑‑

Les tenants du négatif en psychanalyse forment une famille dont les membres ne sont réunis par aucun lien organique. Ils se retrouvent sur une certaine manière de penser qui leur est commune. Il existe en effet entre eux, comme une familiarité qui les fait se reconnaître d’emblée, non par rapport à une position doctrinale définie, mais par un tour d’esprit qui les identifie dans leur façon d’envisager les problèmes ou de chercher la voie la plus intéressante pour y répondre. C’est encore à travers la résistance qu’ils opposent à une autre catégorie de contradicteurs qu’on peux le mieux cerner l’ensemble qu’ils représentent, car rien ne serait moins évident que de soutenir qu’ils partagent des points de vue communs sur les réponses à apporter à certaines questions.
Il n’est pas facile de faire comprendre aux psychanalystes eux-mêmes à quoi répond la catégorie du négatif en psychanalyse, dont ils sont pourtant les témoins privilégiés. Lorsqu’on se sert des concepts en usage pour illustrer ce qu’ils comportent de références à une négativité patente ou allusive, on risque fort de redoubler la part d’abstraction inhérente à tout concept, et de contribuer ainsi à obscurcir davantage ce qu’on aurait voulu éclairer en le théorisant. Peut-être la difficulté majeure tient-elle à ce que la psychanalyse, à la différence de la philosophie, ne se situe pas sur le seul plan des idées – dont il est admis qu’elles possèdent leur cohérence et leur consistance propres et peuvent donc être considérées en elle-mêmes en se bornant au respect de la seule rigueur intellectuelle. L’approche psychanalytique, elle, se réfère toujours à une expérience qui se donne d’abord sous l’angle de sa positivité et des contraintes de celle-ci.

Monique David-Ménard (Le Monde, 17 décembre 1993)

Entre Freud et Hegel
Comment André Green, psychanalyste, explore en philosophe les facettes du  négatif  dans la vie psychique et ses relations au réel.
 
 Le titre, ici, correspond exactement aux différents versants du livre. Le Travail du négatif évalue, en effet, l’expérience et les concepts psychanalytiques en prenant la mesure de leur voisinage avec la philosophie hégélienne de la négation. Si la négation est la logique du réel, disait Hegel, cette vie dialectique, qui fait le mouvement de ce qui devient, est un travail : labeur de la conscience qui voit se transformer la nature même des expériences qui la déterminent, ou transformation sociale de la nature dans des situations d’esclavage, de travail forcé.
Ce titre rappelle en même temps celui d’un chapitre célèbre de L’Interprétation des rêves, dans lequel Freud montre comment le déchiffrement d’un rêve permet une théorie de sa formation. Condensation, déplacement, figurabilité, expression ou ignorance du temps, de la négation, etc. – tous ces procédés constituent non pas la pensée du rêve, mais son travail. Car le rêve ne pense pas à proprement parler. Entre l’agir et la représentation, ce qu’il mobilise résulte d’un travail.
Le livre d’André Green met en perspective toutes les formes cliniques du négatif dans l’expérience de la cure : latence de l’inconscient, refoulement, défense, négation, déni, deuil, masochisme, répétition, pulsion de mort, réaction thérapeutique négative, sublimation... Le lecteur se demande d’ailleurs pourquoi on n’a pas pensé plutôt à construire ce kaléidoscope des formes du négatif en psychanalyse. Kaléidoscope ne veut pas dire ici désordre. Ce terme souligne que ce qui lie les aspects du négatif en psychanalyse ne relève peut-être pas d’une logique, comme chez Hegel, mais plutôt d’une radicalisation de cet élément négatif indissociable de l’histoire de l’œuvre freudienne. Ici, le kaléidoscope clinique se transforme en lecture raisonnée des transformations successives de la pensée de Freud.
Psychanalyste, André Green n’est pas hégélien, car il ne pense pas que ce soit une logique qui organise le rapport de ces formes de négativité. Il choisit la Phénoménologie de l’esprit contre la Science de la logique, étant entendu que la succession des figures de la conscience trouve ici son équivalent dans la succession des étapes par lesquelles Freud prit peu à peu la mesure des forces négatives à l’œuvre dans la sexualité. Mais Green trouve parfois un ton hégélien pour affirmer : “ La psychanalyse de Freud est une dialectique du tragique qui trouve son fondement dans le caractère inexorable de l’exigence humaine de satisfaction pulsionnelle et des ruses qui font naître les obstacles que celui-ci rencontre à leur réalisation. ” Les formations complexes de la névrose sont autant de moyens inventés pour capturer la mort dans la vie, et éviter par là les “ risques de la sortie de soi ” dans l’ordre sexuel.
Les “ risques de la sortie de soi ” : cette expression dit à quoi échappe, en en payant le prix fort, la négation. Mais elle indique bien aussi ce qui oriente la pensée d’André Green, son intelligence de la clinique comme sa lecture de Freud, et aussi, plus discrètement, sa polémique avec Lacan.
Dans cet ouvrage, Green pense avec Freud, et avec Winnicott, car il propose une intéressante saisie de l’objet transitionnel entre idéalisation et sublimation. Puisqu’il insiste, comme Lacan, sur le destin pulsionnel particulier qu’est la sublimation – celle-ci évite la réactivité du refoulement en inventant de nouveaux plaisirs, – on aurait souhaité que la confrontation avec ce dernier fût, sur la question de l’objet, plus explicite. Les ruses, coûteuses ou inventives, de la négation sont l’envers du rapport des pulsions à des objets que l’auteur nomme réels et qui permettent la satisfaction sexuelle. Comment traiter en psychanalyse le statut de la réalité ? Comme on le sait, Lacan a proposé qu’on renonce à la théorie – classique jusqu’à lui – de la relation d’objet.
En effet, l’idée que la pulsion, dans sa perversité polymorphe, finit par trouver dans la réalité un objet total et réel qui unifie ses propres composantes partielles lui paraissait relever plus d’une idéologie normative que d’une pensée psychanalytique. Il en vint donc à affirmer que l’objet d’un désir sexuel est ce qui le cause. On ne peut comprendre que cette cause du désir soit, phénoménologiquement, rencontrée dans le réel qu’à la condition d’ajouter que l’étrangeté de cet autre, qui attire et fascine dans l’amour, tient au fait que l’objet borde et excède la programmation signifiante du désir. Ce qui dans un autre fascine est ce qui pour un sujet lui est le plus opaque. La jouissance quêtée par la pulsion est en même temps exigence adressée à un autre de colmater les points de faille de ce qui a structuré son désir. Cela suppose qu’on renonce à tout abord trivial de l’objet, et qu’on distingue la réalité du réel traumatique que transforme l’érotisation du corps.
C’est bien avec cette question que chemine la réflexion d’André Green : l’importance de l’objet, disait Freud, est de rendre possible la satisfaction, ce qui suppose que des objets existent, qu’ils soient substituables les uns aux autres et que la satisfaction soit aléatoire puisqu’elle dépend de la réponse d’un autre. En insistant sur l’objet, André Green semble parfois revenir à la théorie de la relation d’objet et à une autre conception empiriste de la réalité des objets de la pulsion.
Mais à d’autres détours de son étude, il lie intimement réalité et expérience de désillusion ou de manque. La réalité devient alors l’index de ce qui est “ insupportable par les manques qu’elle oblige à endurer ”. Et on comprend fort bien que les ruses coûteuses de la négation reviennent à éviter cette épreuve : les destins destructeurs de la pulsion consistent à méconnaître par divers moyens son besoin d’un objet – soit de façon catastrophique dans l’hallucination, soit de façon enfermante dans l’idéalisation, qui crée des forteresses défensives, ou encore de façon inventive dans la sublimation, qui trouve des objets de type nouveau (transitionnels, disait Winnicott) – en inventant des plaisirs inédits, comme la lecture par Green de Winnicott le souligne.
Puisque Green, comme Lacan, mais d’une autre façon, accorde la plus grande importance à la sublimation pour réévaluer ce qu’est l’objet dans la vie pulsionnelle, on aurait souhaité que sur ce point décisif la polémique fût l’occasion d’un véritable débat. Quant à l’appui pris sur une pensée philosophique et qui incite un analyste à préciser la spécificité de ce à quoi il a affaire, on se demande parfois si la notion nietzschéenne des forces réactives, ou celle, kantienne, de l’opposition réelle – qui ne sont tributaires ni l’une ni l’autre d’une logique dialectique – ne pourraient pas éclairer aussi ce processus par lequel la sexualité humaine est si fortement encline à se nier. 

 




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