Paradoxe


Frédérique Toudoire-Surlapierre

Le Fait divers et ses fictions


2019
192 pages
ISBN : 9782707345448
18.00 €


Un livre peut-il nous faire changer d’avis ? Le fait divers nous donne à le croire. En nous interrogeant sur les rôles respectifs de la littérature, de l’écrivain et du lecteur dans la société contemporaine, il nous montre à quel point nos opinions sont malléables, changeantes mais surtout réversibles. Dans cette rumeur collective que constitue la circulation des opinions, une voix résonne tout particulièrement, celle des faits divers parce qu’ils sont précisément un moment de prédilection du partage et de la manipulation des opinions. Le pouvoir de conviction du fait divers découle de sa puissance intrinsèquement fictionnelle. Et parce qu’il est un enchaînement, parfois horrible ou sordide mais toujours impressionnant, de péripéties inattendues et spectaculaires, le fait divers est la preuve que le réel est narrativement orchestré et que nous avons bien raison de nous représenter le monde comme une fiction.

ISBN
PDF : 9782707345462
ePub : 9782707345455

Prix : 12.99 €

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"Frédérique Roussel, Libération, 13 juin 2019

« Ecrire un fait divers est un défi lancé au réel »

Dans "Le Fait divers et ses fictions", Frédérique Toiudoire-Surlapierre étudie les changements d'opinion à travers le récit d'affaires criminelles dérangeantes mais fascinantes, plaçant le lecteur dans des "situations inconfortables".

Un livre peut-il nous faire changer d’avis ? Le récit de fait divers par l’écrivain peut agir sur la réversibilité de notre opinion à partir d’histoires partagées par tous et qui fondent notre imaginaire collectif. C’est sur ce balancement, entre réel et fiction, entre plaisir et culpabilité morale, qu’il se situe. Il dit aussi quelque chose de symptomatique de notre société actuelle et du lecteur contemporain. Entretien avec Frédérique Toudoire-Surlapierre, professeure de littérature comparée à l’université de Haute-Alsace, auteure du Fait divers et ses fictions.

En quoi le fait divers dans la presse diffère-t-il du fait divers littéraire ?
Le fait divers n’existe que par les médias. Si un crime a lieu mais qu’il n’est pas signalé dans le journal, ce n’est pas un fait divers. Donc sa première expression est médiatique ; elle se caractérise souvent par la concision, la surprise, elle est un surgissement de l’extraordinaire dans une vie ordinaire. En revanche, le fait divers littéraire est tout autre puisque l’écrivain développe l’intrigue, il donne aussi des éléments de biographie des protagonistes, il rend compte de la complexité, voire de l’ambivalence des faits. C’est le cas de Truman Capote avec De sang-froid, Philippe Jaenada avec la Serpe, Lola Lafon avec Mercy, Mary, Patty, Emmanuel Carrère avec l’Adversaire à sa façon.

Pourquoi l’écrivain s’y intéresse-t-il ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est pas là pour rendre justice, ni pour rétablir la vérité ni même pour rééquilibrer la donne, mais souvent, au contraire, il restitue l’ambivalence des protagonistes, des situations et des actes. C’est ce que j’ai appelé un « inconfort moral » : le fait divers dérange, il place le lecteur dans des situations inconfortables, ne serait-ce que parce qu’il nous fait passer un certain nombre d’heures avec ces protagonistes, qui sont parfois des criminels. C’est précisément pour cela qu’il intéresse les écrivains.
Vous expliquez cet inconfort par la «dissonance cognitive», c’est-à-dire ?
Il y a un écart entre le plaisir que nous pouvons avoir à lire un fait divers et nos valeurs morales. Cette dissonance cognitive crée une fragilité. Soit je change d’opinion, soit je fais changer les autres d’opinion. Et ce qui se présente comme insoutenable dans la réalité peut paraître acceptable dans la littérature.
Le fait divers littéraire est-il une tendance des XXe et XXIe siècles ?
Ce qui est propre aux XXe et XXIe siècles, c’est d’assumer cette position d’inconfort de la littérature. Le rôle de la littérature a évolué dernièrement, l’écrivain n’a plus la même place sur l’échiquier social, et le fait divers littéraire est une façon pour lui de se réapproprier une place sur la scène médiatique mais aussi sociale. Ceux qui s’emparent de faits divers sont mis en avant sur la scène médiatique (Marguerite Duras, mais aussi Régis Jauffret, Philippe Jaenada).
Est-ce seulement une manière de se mettre en avant ?
C’est en tout cas pour les écrivains une manière de se faire entendre et, paradoxalement, ils l’effectuent en donnant la parole à d’autres, à ceux que l’on n’entend pas ou peu, les gens ordinaires. C’est donc une façon de réinvestir la scène sociale, ce que la dimension polémique de tel ou tel fait divers va favoriser, par exemple, Emmanuel Carrère avec l’Adversaire et l’affaire Romand.
Est-ce pour donner la parole aux criminels et aux victimes ?
Des écrivains investissent en effet cette piste, c’est le cas de Jean Giono, qui fait entendre la voix du coupable Gaston Dominici, qui apparaît progressivement comme une victime, ou tout au moins comme quelqu’un de non coupable mais qui couvre quelqu’un d’autre. Marguerite Duras, dans l’Amante anglaise, choisit de laisser parler la coupable qui est avérée, donc il ne s’agit pas de la disculper mais de la donner à entendre. Elle restitue sans le dire explicitement le mystère de son geste. Certains écrivains comme Truman Capote ou Emmanuel Carrère «jouent» d’une certaine manière avec les limites morales et sociales en plaçant les criminels au cœur de leurs récits, de sorte que le lecteur ressente de la compassion, voire de l’empathie, pour eux. On peut également citer le cas de Laëtitia ou la Fin des hommes, où Ivan Jablonka choisit de rendre sa voix à la victime précisément et de restituer ce qu’elle était vivante.

Le récit de fait divers répond-il à une fascination du réel ?
C’est sans doute pour répondre à un défi littéraire par excellence : faire que la fiction dépasse la réalité en quelque sorte. Ecrire un fait divers est un défi lancé au réel par l’écrivain. C’est sans doute aussi dans l’idée de percer un secret ou un mystère inhérent à ce déferlement de violence, si on s’attache au fait divers criminel. Le fait divers est un événement profondément ordinaire et qui prend, par des circonstances que l’écrivain va aimer mettre en évidence, une forme extraordinaire : c’est ce renversement inattendu qui leur plaît parce qu’il reste insaisissable par la seule logique ou explication rationnelle. Il y a aussi une dimension puissamment narrative dans le fait divers, quelque chose d’un concentré fictionnel, voire une efficacité fictionnelle.
En quoi le fait divers revisité par un écrivain n’est pas anodin ?
La façon dont il en rend compte, et ce n’est pas un hasard si c’est souvent un écrivain qui possède une certaine renommée et crédibilité, va influencer la perception et l’opinion du public. En cela le fait divers est la preuve de la puissance, de l’efficacité du récit voire de la littérature sur la société, donc sur le réel de nos existences. L’article de Marguerite Duras sur l’affaire Grégory est révélateur en ce sens.
Pourquoi l’écrivain peut-il ne pas en ressortir indemne, comme Truman Capote, Emmanuel Carrère, voire Marguerite Duras ?
Il s’agit d’écrivains qui se sont approchés des protagonistes des différentes affaires et qui ont noué des liens avec eux. Je me suis intéressée tout particulièrement au fait divers criminel, donc une situation de violence ou d’injustice avec ce que cela présuppose de désir de rendre cette violence.
Pourquoi ce type de livres peut-il modifier l’opinion du lecteur ?
Le fait divers est un événement qui a plusieurs caractéristiques : il peut être commenté par tout le monde et en même temps, il se caractérise comme une situation précisément réversible. C’est un événement où l’opinion est fragile parce que l’une de ses caractéristiques est le rebondissement. La succession de multiples péripéties, c’est même cela qui fait son succès : le lecteur croit d’abord que c’est untel qui a tué, puis non finalement c’est un autre protagoniste…
En quoi la structure du récit peut-elle jouer un rôle dans le renversement de l’opinion du lecteur ?
C’est sans doute le roman de Philippe Jaenada la Serpe qui m’a permis de relever le plus clairement ce dispositif de renversement d’opinion : toute la première partie du récit «construit» en quelque sorte Henri Girard [connu sous le pseudonyme de Georges Arnaud, ndlr] comme coupable, ce que la seconde partie du récit déconstruit complètement. Le renversement d’opinion est d’autant plus manifeste qu’il reproduit les renversements d’opinion tels qu’ils ont eu lieu lors du procès. On a là un exemple concret de réversibilité d’opinion qui opère par la structure du récit, mais aussi par la sympathie ou empathie que le narrateur instaure avec le lecteur. Celui-ci est donc enclin à suivre l’écrivain.
Vous citez des exemples, les affaires Dominici ou Patricia Hearst, dans lesquels les protagonistes eux-mêmes font preuve de réversibilité. N’est-ce pas encore plus compliqué alors pour le lecteur de se faire une opinion ?
Oui, j’ai voulu choisir des exemples où la réversibilité de l’opinion était un des moteurs mêmes du fait divers, notamment par ses rebondissements : c’est le cas de l’affaire Dominici, mais aussi de l’affaire Georges Arnaud-Henri Girard, de Patricia Hearst… Je voulais en quelque sorte choisir des exemples où le fond (réfléchir sur le changement d’opinion) était en adéquation avec la forme (des cas où les protagonistes ont changé d’opinion). D’autant plus qu’une fois qu’on a changé d’avis, cela fonctionne comme jurisprudence (rien n’empêche de changer une nouvelle fois d’avis).
Les auteurs contemporains mêlent souvent leur quotidien personnel au récit du fait divers. Cette intrusion de l’intime dans une affaire publique ne vise-t-elle pas à influencer le lecteur ?
Cette intrusion de l’intime joue un rôle important dans la manipulation ou le renversement d’opinion parce qu’elle favorise les processus de projection et parce qu’elle fait entrer en ligne de compte l’empathie, celle que l’auteur suscite mais qui va toucher aussi les protagonistes.
En quoi la lecture d’un fait divers est «une expérience intense et paradoxale du "vivre-ensemble"» ?
Parce que le fait divers fait partie de ces fables communes, fable sociale et sociable donc, qu’une société partage. Ce sont des microrécits qui fondent un imaginaire collectif. Ils fonctionnent aussi selon la modalité du bouc émissaire qui a pour effet de rassembler une communauté. C’est pour cela que la lecture d’un fait divers est paradoxale, mais qu’elle nous ramène à la façon dont nous cohabitons les uns avec les autres.
Pourquoi conclure par un portrait du lecteur aujourd’hui ?
Il me semble que la façon dont nous lisons un fait divers aujourd’hui est symptomatique de la façon dont nous lisons d’une manière générale. Parallèlement à la lecture, on peut aller sur Internet pour récupérer des informations sur l’affaire en question, lire des articles de journaux de l’époque, voir des vidéos, bref on lit de façon plurielle, on croise les informations… Dans le fond, le lecteur se trouve dans un rapport d’égalité avec l’écrivain, et non plus surplombé par son savoir comme par exemple avec Foucault (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère), Giono (Notes sur l’affaire Dominici) ou Barthes (Dominici dans Mythologies). Et face à la puissance du virtuel et de la lecture structuraliste, le fait divers s’affirme encore plus dans sa réalité concrète.



Lire l'article de Marc Lebiez, "La littérature et les criminels", En attendant Nadeau, 18 juin 2019

 

 




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