Romans


Jean Echenoz

Des éclairs


2010
176 p.
ISBN : 9782707321268
16.00 €
99 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille, 100 €

Version audio lue par l'auteur (extrait)


Gregor a inventé tout ce qui va être utile aux siècles à venir. Il est hélas moins habile à veiller sur ses affaires, la science l’intéresse plus que le profit. Tirant parti de ce trait de caractère, d’autres vont tout lui voler. Pour le distraire et l’occuper, ne lui resteront que la compagnie des éclairs et le théâtre des oiseaux.

Fiction sans scrupules biographiques, ce roman utilise cependant la destinée de l'ingénieur Nikola Tesla (1856-1943) et les récits qui en ont été faits. Avec lui s’achève, après Ravel et Courir, une suite de trois vies.

ISBN
PDF : 9782707321701
ePub : 9782707321695

Prix : 11.99 €

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Nathalie Crom, Télérama, mercredi 15 septembre 2010

Le portrait d'un inventeur, dernier volet des remarquables « vies imaginaires » entreprises par l"écrivain

S'il n'est pas scientifiquement prouvé qu'être né au cours d'une nuit d'orage prédispose à un destin formidable, du moins y a-t-il, dans ce déchaînement originel des éléments, matière à fantasme et à légende - de quoi poser les bases d'une mythologie. On ne sait pas non plus s'il est prouvé que, dans le coin des Carpates – « quelque part en Europe du Sud-Est, loin de tout sauf de l'Adriatique » – où naquit, en 1856, Nikola Tesla, la nuit fut bel et bien, en ce mois de juillet, ce moment d'apocalypse tel que décrit par Jean Echenoz aux premières pages de Des éclairs : pluie, « vent perforant de force majeure », grondements du tonnerre, et bientôt « un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d'air brûlé en forme d'arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace ». Bref, quelque chose comme la fin du monde, ou presque. La conséquence immédiate et majeure qui en découla pour Nikola Tesla, alias Gregor – car c'est sous ce nom, ou ce prénom, qu'Echenoz en fait le personnage central du roman –, fut de naître dans le noir, le vent ayant soufflé les flammes des lampes. Et donc d'ignorer pour toujours l'heure et même le jour de sa naissance. Etait-ce 23 heures ? Etait-ce le lendemain déjà ? Eh bien, c'était... autour de minuit – et on ne peut hélas rien dire de plus précis.
S’emparant de la figure, bien réelle, de l'ingénieur Nikola Tesla (1856-1943), Jean Echenoz s'octroie d'emblée la liberté d'attribuer aux conditions mouvementées de sa naissance deux conséquences : une passion pour l'électricité – il mettra effectivement au point le courant électrique alternatif – et un caractère « ombrageux, méprisant, susceptible, cassant ». Ainsi se présente donc Gregor, l'alter ego fictif de Tesla, dont Des éclairs raconte l'existence romanesque et drolatique. Laquelle a essentiellement pour cadre les Etats-Unis, où Gregor émigre alors qu'il a une trentaine d'années, le cours de sa vie embrassant dès lors un demi-siècle de progrès scientifique incessant – le roman d'Echenoz épousant merveilleusement le rythme plus que vif de ces décennies effervescentes.
Car Gregor est un génie, un aventurier de la science qui voit haut et loin. « Les dispositifs qu'il envisage ne donnent pas dans le dérisoire, ni dans le trivial, ni dans le détail. Gregor ne sera jamais du genre à perfectionner une serrure, améliorer un ouvre-boîte ou bricoler un allume-gaz. Quand les idées lui viennent, cela se manifeste tout de suite de haut, de très haut, dans l'immensité cosmique et l'intérêt universel. » Avec Gregor, on n'est pas dans le bricolage, mais dans le sublime, dans l'utopie devenue réalité. La liste de ses inventions laisse songeur. Il y a le courant alternatif, donc – découverte qui fait de lui le rival direct d'Edison, dont il fut un temps l'assistant. Mais ce n'est pas tout : « La radio. Les rayons X. L'air liquide. La télécommande. Les robots. Le microscope électronique. L'accélérateur de particules. L'Internet. J'en passe », égrène Jean Echenoz, offrant des travaux de Gregor de délectables et minutieuses descriptions poético-technologiques.
Mais à côté de tous ces dispositifs scientifiques et techniques complexes, à leur origine, il y a Gregor lui-même – et c'est là, dans l'approche du personnage, que l'on touche sans doute au cœur battant du roman d'Echenoz. Qui est Gregor ? Un individu complexe, à bien des égards insaisissable. Un être rêveur autant qu'antipathique, égoïste, colérique. Un magicien dont les démonstrations savamment mises en scène enchantent les foules. Un cerveau inquiétant à force d'être génial, disposant, « avant de construire une machine, de cette singulière disposition à l'avoir très précisément dans son esprit en trois dimensions et dans tous ses détails ». Un visionnaire. Un mythomane peut-être. Un mondain, c'est certain. Un ambitieux spolié pourtant de la majorité de ses inventions par d'autres découvreurs jaloux, ou par des financiers, tous plus pragmatiques que lui. Un esprit généreux néanmoins, dont l'utopie ultime serait d'« électriser la planète », à savoir de « transmettre une énergie universelle sans que cela coûte rien à personne ». Un pur esprit, surtout, sorte de condensé d'énergie cérébrale. Un homme tragiquement seul, auquel on ne connaîtra strictement aucune vie intime, aucun attachement sentimental – une passion pour les oiseaux cependant, ainsi qu'un penchant pour Ethel, l'épouse d'un de ses mécènes, mais jamais il ne nommera le trouble qu'il éprouve, ni ne le laissera éclore en un sentiment amoureux.
C'est par touches légères, au fil d'une narration elliptique et rapide, que Jean Echenoz trace et peaufine ce portrait qui, après Ravel et Courir, construit autour de la figure d'Emil Zátopek, constitue le dernier volet du triptyque de « vies imaginaires » entrepris par l'écrivain. Une trilogie remarquable, qui, achevée désormais, s'offre à lire comme une variation infiniment mélancolique sur la solitude, le délitement des rêves et du monde – derrière l'ironie, la vivacité, l'élégance, la grâce, le tragique toujours affleure.

Christophe Kantcheff, Politis, 23 septembre 2010

Les premiers articles parus dans la presse en témoignent : les mêmes qui ont encensé le dernier pensum de Michel Houellebecq tissent des louanges au nouveau roman de Jean Echenoz, Des éclairs. Et tant pis si les deux esthétiques en présence s'opposent, sont même en contradiction. Là où la prose de Houellebecq patauge dans une grisaille impersonnelle au point de se confondre avec celle de Wikipedia, l"écriture d’Echenoz se reconnaît entre mille, soyeuse, espiègle, balancée, jouant avec le lexique et la syntaxe pour créer des couleurs, des ambiances, des accidents. Là où le premier tonitrue en vain sa prétention sociologique à dire notre époque, le second instille plaisamment quelques histoires éloquentes, en toute discrétion. Le « moraliste », en l’occurrence, n’est pas celui que l’on croit.
Après Maurice Ravel (Ravel, 2006) et Emile Zatopek (Courir, 2008), Jean Echenoz a de nouveau choisi un personnage réel pour nourrir le héros de Des éclairs, qu’il nomme Gregor. « Fiction sans scrupules biographiques, ce roman utilise cependant la destinée de l’ingénieur Nikola Tesla (1856-1943) et les récits qui en ont été faits », dit la quatrième de couverture, qui signale qu’ainsi se clôt « une suite de trois vies ». Un artiste, un sportif, un scientifique. Impossible ici de dénouer tout ce qui relie ces trois personnages. Mais on ne peut qu’être frappé par la grande solitude, outre son génie inventif, que Gregor a en commun avec Ravel, et par l’importance du contexte socio-historique, qui agit autant sur le scientifique que sur l’athlète.
Echenoz s’amuse, dans un chapitre inaugural, à faire naître Gregor par une nuit d’orage, quelque part dans le Sud-Est de l’Europe. Le vent ayant éteint les bougies de la maison, on ne saura pas à quelle heure, avant ou après minuit, et donc quel jour, le bébé a été mis au monde, malgré la lueur intermittente des éclairs. « Naissance hors du temps, donc, et hors de la lumière … » Gregor sera l’homme de la lumière. Mais il restera étranger à son temps.

Des éclairs, c’est l’histoire d’un surdoué. Surclassant rapidement ses pairs en matière scientifique, on l’envoie vers l’Ouest, et c’est sur le sol américain, le pays des nouvelles frontières, qu’il vivra son existence d’inventeur. Gregor est un savant fou : il tourne à 300 idées minute, uniquement obsédé par ses illuminations techniques, toujours à grande échelle. Il commence par un coup de tonnerre : l’invention du courant alternatif, qui permet une large diffusion de l’électricité. Mais d’emblée Jean Echenoz met en relief les difficultés auxquelles Gregor ne cessera de se heurter : la jalousie, et le besoin de financements. Ainsi, Thomas Edison, qui, lui, n’a trouvé que le principe du courant continu, tente de discréditer la découverte de Gregor, en en montrant la dangerosité. Il fait ainsi électrocuter en public des chats, puis une éléphante d’âge mur, enfin met au point la première chaise électrique, sur laquelle on exécute, dans des souffrances horribles, un condamné à mort. Ces pages sont à elles seules un petit chef-d’œuvre d’humour noir. Emblématiques de ce roman plutôt terrifiant derrière ses pages au sourire narquois. Emblématiques aussi de cette société au capitalisme triomphant, où la concurrence et la rivalité des intérêts font coïncider un formidable progrès avec une machine de mort.
Gregor n’est certainement pas en harmonie avec cette société-là. Sans doute est-il en avance sur son temps, et lui-même va-t-il trop vite, ne s’arrêtant pas sur ses multiples intuitions pour leur donner forme (qui iraient jusqu’à celle de « l’Internet » !). Surtout, il ignore le profit, néglige le brevetage de ses inventions. Et, plus fort que tout - ou pire que tout, pour un investisseur –, son plus grand projet crève le plafond du désintéressement : il fournirait de l’énergie à volonté, gratuite pour tous. Inutile de dire qu’il ne verra jamais le jour. A sa manière, radicalement orgueilleuse, Gregor est un utopiste, à visée universelle. Doublé d’un inadapté de la vie.
Son seul plaisir sociable est de se produire dans des happenings électriques, à grand renfort de tubes lumineux et d’étincelles spectaculaires, qui font frémir le public. Du haut de son double mètre, raide, cassant, antipathique, Gregor est un homme seul ; sans femme, sans personne. Le chapitre 14 (le roman en compte 28, courts, ramassés, presque comme de petites nouvelles) est un condensé de sa personnalité. Au début, Gregor renonce à une fortune colossale à laquelle ses découvertes lui donnent droit. A la fin, il recueille un pigeon blessé, qu’il parvient à soigner (les pigeons : héros incontestables du bestiaire de ce livre). Le savant fou a peu à peu des allures de savant délirant. Son comique involontaire laisse place à sa part tragique, insondable, ténébreuse. Des éclairs donne une dimension vertigineuse, via Gregor, à la figure de Nikola Tesla, qu’aucune biographie ne saurait rendre. Des éclairs est l’un des plus beaux romans de Jean Echenoz.

Olivia de Lamberterie, Elle, 24 septembre 2010

Echenoz, le courant passe.

Après Ravel et Courir, Jean Echenoz réinvente la vie de Nikola Tesla, scientifique génial, mais à l’existence vaincue par ses concurrents et par ses tragiques entêtements.

On connait désormais le principe des vies imaginaires de Jean Echenoz : s’emparer de figures mythiques, respecter leur univers jusqu’au moindre détail du contenu de leurs poches, puis rêver leur existence dans une grande liberté romanesque. Ainsi, on s’est enivré de Ravel, on a couru avec Zàtopek et voilà qu’on s’électrise avec Nikola Tesla. Rien de commun entre ces trois hommes hors du commun, si ce n’est qu’ils sont habités par une passion (idée ?) fixe jusqu’à l’obsession, que leur dévotion à leur art se transforme en dévoration. Comme le dit, avec fatalisme, Houellebecq, à propos de lui-même et des écrivains : « On est soumis comme des fauves. »
Nikola Tesla (1856-1943), rebaptisé Gregor par Echenoz, est un long félin de deux mètres dont les idées fusent comme des éclairs dans un cerveau hors pair. Son génie marche avec une antipathie dont l’auteur ne fait jamais mystère, et c’est là une des réussites de ce livre que de rendre attachant un bonhomme aussi coléreux et capricieux qu’un enfant surdoué qui ne connaît pas de limite. Sa naissance, un soir d’orage, est à elle seule un roman qu’on vous laisse savourer. Originaire d’un village perdu d’Europe du Sud-Est, Gregor invente comme d’autres respirent, avec « le don de se représenter intérieurement les choses comme si elles existaient avant leur existence ».
A 28 ans, ce dandy débarque à New York avec mille idées et une lettre de recommandation pour Thomas Edison, inventeur du téléphone et de l’électricité, même les enfants savent ça. Au courant continu d’Edison, qui crée incendies et dégâts, Gregor oppose le courant alternatif qui remédie à tous ces accidents. Autant dire que, pour Edison, l’ennemi est entré dans l’arène électrique. Et voilà comment la vie d’un génie devient une course d’obstacles contre des concurrents véreux et des financiers incrédules et, bientôt, contre lui-même, emmuré dans ses obsessions qui tournent à l’amertume et à la folie. Comme Ravel et Zàtopek, Gregor est un homme qui révolutionne son monde, tout en n’arrivant jamais à le prendre d’assaut. Alors qu’il plaît aux femmes, il ne sait pas plaire aux hommes, étranger à leurs ambitions. Pigeon plumé, il ne trouve de réconfort qu’auprès de ces volatiles ingrats…
Des éclairs est un livre bourré de trouvailles, où l’on retrouve tout ce que l’on aime chez Echenoz : ce présent d’éternité avec lequel il conte un destin, cette manière de jouer avec le temps comme avec un élastique, de zoomer sur un détail pour en faire toute une affaire, d’interrompre une phrase en cours de route avec une grande confiance dans son lecteur. C’est un livre qui prend tout son sens dans cette trilogie de héros tragiques. Echenoz fait preuve d’une infinie bienveillance pour ces deux fous qui se prennent les pieds dans leur passion jusqu’à toucher les bas-fonds de la solitude et rater leur vie avec application.


Entretien avec Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 20 septembre 2010

Jean Echenoz « Je cherche un nouvel espace »

La parution d’un roman de Jean Echenoz est toujours un événement. Le lauréat du prix Goncourt 1999 s’est affirmé depuis longtemps comme l’une des références essentielles dans le paysage littéraire. Il évoque ici son cheminement et le nouvel élan qu’il veut donner à son écriture.

Depuis 1979, Jean Echenoz a imposé un ton nouveau et une manière de voir inédite dans le roman de langue française. Il a fait entrer dans ses livres les sons, les images et les façons de penser de notre temps. Non pas de façon documentaire, mais par des interventions langagières auxquelles on ne connaît guère de précédents. Il fait partie de la minuscule cohorte des créateurs qu’on reconnaît immédiatement à leur style. Nombreux sont ceux qui se sont inscrits dans son sillage. Son dernier livre, Des éclairs, paraît ce jeudi. Un tournant s’y fait sentir, dans sa conception comme dans sa forme. Rencontre avec l’auteur.
Avec Des éclairs, vous mettez le point final à une « suite de trois vies ». Mais il semble qu’en cours de route vous ayez réorienté votre projet et modifié le rapport entre la composante purement biographique et la composante fictionnelle. Vous présentez d’ailleurs ce dernier roman comme une « fiction sans scrupules biographiques ».

Jean Echenoz. Dès Ravel, je m’étais donné de petites marges de liberté qui avaient rendu la mise au point très difficile. J’avais eu du mal à définir la ligne de crête entre la fidélité biographique très scrupuleuse, que je voulais tenir, et ces marges que je me donnais. Ce qui fait que l’élément de fiction était toujours très étayé par des lieux, des personnes… Il était de l’ordre du plus que vraisemblable. Dans Courir, si je restais assez proche aussi de la biographie, j’avais reconstitué un petit peu les choses. Et là, pour Des éclairs, je me suis donné délibérément plus de liberté. J’ai eu envie de m’autoriser plus de fiction. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai changé le nom du personnage. Cela me mettait mal à l’aise de garder le vrai nom de Nikola Testa et de le mettre dans des situations qui, pour le coup, étaient réellement fictionnelles. C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à penser, comme on me le dit depuis quelque temps, que j’ai écrit une trilogie. Pour moi, c’est plutôt une suite. Une trilogie supposerait que les trois livres soient constitués de la même façon, alors qu’il y a une évolution. Je souhaite d’ailleurs maintenant m’arrêter là. J’ai été très attaché à ce travail sur des vies, mais je pense qu’il faut me promener un peu ailleurs. Sinon ça deviendrait un procédé et, d’une certaine manière, de la répétition.
Votre projet initial de récits de vie, cela ne ressemblait-il pas au cahier des charges que vous vous fixiez, et débordiez à chaque fois, dans une première période de votre écriture ?
Jean Echenoz. Au commencement, ce n’était pas une entreprise très concertée. Je ne pensais pas que j’allais faire trois livres. Le Ravel est un peu né d’un accident industriel : je voulais faire une fiction où interviendrait très passagèrement le personnage de Ravel et puis, à partir du moment où je me suis intéressé à lui, il a pris toute la place… Et il a un peu donné lieu au deuxième livre. Parce que j’avais envie de m’aventurer dans un autre domaine, plutôt inconnu de moi, qui était le sport. Par rebond, j’ai pris en considération le contexte historique et politique, qui n’était pas présent dans le Ravel, alors que l’entre-deux-guerres est quand même politiquement une période très riche et très sombre. Et j’ai eu finalement envie de clore avec un autre type de personnage. J’ai hésité et cherché dans des domaines très variés. Ainsi j’avais trouvé un homme politique indien des années 1940, un contemporain de Gandhi qui avait une drôle de conception de la façon de se débarrasser des Anglais. Finalement, c’est parti vers la science. Je pensais à plusieurs personnages. Un ami américain, mon premier traducteur aux Etas-Unis, m’a parlé de Nikola Tesla. Je savais très vaguement ce qu’il avait fait, puis je me suis aperçu qu’il avait eu un parcours assez singulier. En même temps la documentation sur lui n’était pas énorme. Il y avait une biographie, que j’ai lue, et des choses annexes qu’on pouvait trouver sur Internet. J’ai alors eu envie d’introduire du roman là-dedans.
Justement, en passant de Ravel à Courir puis à Des éclairs, la présence de celui qui raconte est de plus en plus visible. Il y a une reprise en charge de la narration.
Jean Echenoz. Oui, mais je veux jouer aussi avec les voix supposées de narration. Je ne crois pas trop à ce qu’on appelle le discours du narrateur, le discours de l’auteur. J’ai davantage envie de jouer avec les pronoms personnels, avec la diversité des angles. L’histoire de position du narrateur, comme on dit, je trouve ça toujours un peu univoque et réducteur. Quand le narrateur intervient, je pense que ce n’est pas forcément toujours le même. Ce peut être moi ou bien un simulacre de moi. Ou un témoin. D’où le recours fréquent au jeu sur les pronoms personnels. C’est ma vieille lubie : les pronoms personnels utilisés comme des caméras. Et puis il y avait une chose pour moi très intrigante, quand j’ai porté mon choix sur ce physicien : alors qu’il est immensément connu aux Etats-Unis et en Europe de l’Est, il est complètement inconnu en Europe occidentale. Il a quand même donné son nom à une unité physique, je crois que c’est dans l’induction magnétique. Aux Etats-Unis, c’est un nom presque aussi familier qu’Einstein pour nous.
Oui, mais tel que vous l’évoquez, il apparaît d’abord comme un personnage de fiction
.

Jean Echenoz. Depuis que j’ai commencé à m’approcher un peu de ce que je pouvais apprendre de sa vie, il m’a semblé voir une sorte de parcours presque imaginaire. Et donc ça ne pouvait que me propulser un peu plus vers l’invention. Dans les deux précédents livres, je me permettais d’inventer ou d’interpréter certaines choses, mais là je me rapproche de nouveau du roman.
Vous l’annonciez déjà vers la fin de Courir, avec la scène mi-réelle mi-légendaire d’Emil Zatopek devenu éboueur, qui faisait chaque matin sa tournée dans les rues de Prague sous les applaudissements.
Jean Echenoz. Oui, mais la scène n’était pas si fictionnelle que ça. La presse de l’époque l’avait quand même racontée. En fait, il y en avait eu plusieurs récits. Ces entreprises-là ne sont pas d’ordre biographique. Et même si elles l’étaient, la place de l’interprétation reste toujours énorme. Dans Ravel, j’évoque une rencontre entre Maurice Ravel et Joseph Conrad. Or il y en a trois versions possibles : ou bien elle n’a jamais eu lieu, ou bien elle a eu lieu une fois, ou bien elle a eu lieu deux fois dont une en présence de Valéry. Ce sont des interprétations d’un personnage. Ce n’est pas du tout un propos d’historien : je n’ai ni le talent, ni l’envie, ni la science pour effectuer un vrai travail de biographe. Je préfère la façon de voir de Marcel Schwob par rapport aux vies.
Si l’on porte un regard rétrospectif depuis Le Méridien de Greenwich, votre premier roman en 1979, on distingue des périodes successives dans votre travail.
Jean Echenoz. Je dirai d’abord que les trois derniers romans constituent une espèce de dérivation. Jusqu’alors, tous mes récits étaient liés à l’époque où je les écrivais. Même si le temps n’était pas précisé, on l’identifiait. Après Au piano, en 2003, j’ai eu envie de trouver un nouvel angle et de faire pour la première fois, disons pour parler vite, un roman en costumes. Quelque chose qui se passerait dans l’entre-deux-guerres, avec juste le passage de certaines images réelles. Mais le personnage de Ravel m’a volé le projet. Sinon oui, les premiers livres étaient des jeux sur les genres. Le dernier de la série, Nous trois en 1992, a été une sorte de condensation de deux projets : un film catastrophe et une espèce de roman de science-fiction. Ensuite, avec Les Grandes blondes, en 1995, j’ai eu l’impression de recommencer et d’écrire un deuxième premier roman.
Dans votre première période, il y a effectivement des marqueurs d’époque qui sont très forts. Ce qui est certainement dû à la présence des objets. Or ceux-ci ont eu tendance à reculer à l’horizon de vos récits.
Jean Echenoz. Les objets, c’étaient des marqueurs temporels. On les a moins vus ensuite. Mais dans Des éclairs ils sont revenus. Parce que ça me plaît toujours beaucoup de travailler sur de la matière. Alors, c’est vrai qu’au début, c’étaient peut-être encore des marques de souvenirs robbe-grilletiens. Même si Robbe-Grillet n’a pas énormément compté pour moi, Les Gommes m’avaient marqué autant que La Modification. Là, il y avait le travail de Butor sur le temps. C’étaient des moments de lecture assez forts. Et puis le temps passe et ça se réorganise.
Tout ce qui était auparavant extrêmement visible continue d’être opératoire, mais d’une manière plus masquée : le lieu de l’action reste bien la phrase, comme vous l’énonciez il y a vingt ans de cela ?
Jean Echenoz. Pour moi, ça reste l’unité centrale. Ce dont je me suis rendu compte a posteriori, de façon mi-consciente mi-inconsciente, c’est que dans les trois livres qui constituent cette petite suite les phrases n’étaient pas les mêmes. Et qu’en fait, ça ne pouvait pas être délibéré, dans la mesure où je ne raisonnais pas chaque fois en fonction des deux autres livres. Mais je me suis rendu compte après Courir qu’on n’écrivait pas sur Emil Zatopek comme sur Maurice Ravel. Parce qu’il y avait des rythmes qui s’imposaient par rapport aux personnages, aux situations … Et ce troisième livre, à la relecture, est encore différent. L’autre jour, je devais en lire un petit extrait et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’y prendre, dans la lecture articulée, de la même façon que pour lire de extraits de Courir. Comme si chaque personnage impliquait une rythmique particulière et devenait indirectement l’auteur du livre. Dans la mesure où il induit une exposition spatiale et sonore différente.
Cela paraît à peu près évident s’agissant de Ravel et Zatopek. Avec Tesla, c’est quand même plus complexe.
Jean Echenoz. Oui, Tesla, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, me permettait, ou m’imposait, une espèce de liberté de dérivation dans les phrases. Avec lui, l’espace était plus vaste que celui qui m’était autorisé dans Courir. Or, je suis dans un moment où j’ai envie de revenir à la fiction. En même temps, je n’ai pas envie de faire retour à la forme romanesque telle qu’elle avait évolué jusqu’à Au piano. C’est un peu solennel de parler comme ça, mais je cherche un nouvel espace.
Avec les deux mêmes constantes : le travail sur les pronoms personnels et celui sur les temps ?
Jean Echenoz. Ce sont des données qui s’imposent chaque fois. Les pronoms personnels comme caméras et les temps comme boîte de vitesses. Sauf que, pour la « suite de trois vies », je me suis rendu compte que la narration ne pouvait se faire qu’au présent. Ce qui est quand même, d’une certaine manière, assez réducteur. Quand on travaille sur le passé, on a au moins quatre ou cinq temps verbaux, avec lesquels on peut jouer. Mais c’est le présent, qui n’est pas le temps le plus rapide – le temps le plus rapide, c’est le passé composé, le temps du fait divers -, qui s’est imposé pour les trois livres. Parce qu’il fallait rester dans une espèce d’instantané. Alors que le roman comme fiction impose moins cette nécessité de l’instantané. Là, c’était à partir de supports réels, même si je m’autorisais des divagations. Du coup, la boîte de vitesses est ici monotemporelle.

Eléonore Sulser, Le Temps, samedi 2 octobre 2010

Jean Echenoz, pyrotechnique

Le romancier met en scène un certain Gregor et romance la vie flamboyante de Nikola Tesla, performeur célèbre en son temps et fulgurant inventeur du courant alternatif, de la radio, des rayons X, etc. Merveilleux

Il y a des livres qui ressemblent comme deux gouttes d'eau à leur contenu; des écritures, des trames narratives qui collent de près à leur sujet, en épousent les contours, le servent avec discrétion et art. C"est ainsi qu’on peut dire, au propre comme au figuré, du nouveau roman de Jean Echenoz qu’il est éblouissant, qu’il fait des étincelles, qu’il fascine, à l’instar des «éclairs» annoncés par son titre: Des éclairs.
«Gregor fait encore longtemps durer le silence après que celui-ci s’est établi puis, sans un mot, commence de présenter une succession accélérée de prodiges électriques. Sous ses impulsions et à distance, comme par passes magnétiques, des étincelles grésillent bientôt de toutes parts, projetant de vifs éclats, et, par intermittence, se propagent à travers l’air dans toutes les directions lancées par les longs bras de Gregor […] vers les lampes qui entreprennent de scintiller frénétiquement […]. Ne comprenant pas plus que moi toutes ces choses scientifiques, le public ouvre déjà fort grand ses yeux, bouche bée devant un tel spectacle.»
Ce performeur étonnant - ­Gregor chez Jean Echenoz – est inspiré de Nikola Tesla, un ingénieur génial et ombrageux, qui jeta sur le papier – assez négligemment pour s’en faire voler plusieurs, nous rappelle le romancier – toute une série d’inventions qui facilitent aujourd’hui nos vies: du courant alternatif, qu’il opposa au courant continu prôné par Edison, à la télécommande et Internet, en passant par la radio, les tubes néons et les rayons X; Gregor vécu dans le luxe le plus étourdissant pour finir, entouré de pigeons, malade et oublié, dans un hôtel minable. Or ce savant presque fou se doublait d’un showman fantasque et un peu mégalomane, qui, malgré son profil de parfait misanthrope, adorait les représentations publiques destinées, notamment, à convaincre le monde des affaires de financer ses détonantes recherches.
Jean Echenoz déroule cette vie en un clin d’œil, alignant parfois à toute vitesse les données biographiques, pour ralentir et s’attarder soudain longuement sur des détails, sur les spectacles, sur les manies, sur quelques épisodes souvent très amusants, parfois graves de la vie de Gregor. Ainsi son amour pour les pigeons fait l’objet d’un chapitre entier et s’égaille d’ailleurs dans beaucoup d’autres, tandis qu’est fait le récit circonstancié de l’invention de la chaise électrique, produit d’une bataille de propagande menée par Edison contre Gregor et destinée à démontrer la dangerosité du courant alternatif. Jean Echenoz concluant alors, sourire au coin de la plume: «Les plus belles inventions ont souvent de bien belles histoires.»
Gregor poursuivait l’utopie de découvrir une «énergie libre, diffuse et cinétique», donc gratuite et accessible à tous, qu’il prétendait capter; projet qui fut combattu avec fougue par les financiers soucieux de pérenniser la présence de compteurs chez les usagers. Jean Echenoz, pour sa part, carbure à une autre énergie, accessible à tous, et qu’il partage très généreusement avec son lecteur: l’ironie.
Il n’y a pas que l’histoire souvent burlesque, ou les interventions inopinées du narrateur – qui déclare soudain: «Personnellement je n’en peux plus de ces pigeons», ou qui apostrophe son lecteur: «Vous n’en pouvez plus également, je le sens bien» – qui réjouissent. Il y a la phrase et le style de Jean Echenoz, véritable festival de métaphores subtiles, de métonymies drolatiques, feu d’artifice du langage où les mécaniques rhétoriques sont savamment mises en œuvre afin de produire, à la lecture, un maximum d’effet. C’est ainsi que le moindre objet ou groupe se retrouve personnifié («la communauté scientifique, grave et compassée, apprécie moins ce genre de numéro»), que d’improbables parties deviennent figures du tout («accueilli par les souriantes lèvres rouges d’Ethel et, au bout du bras de Norman, par un Bloody Mary assorti»), de sorte que mots et phrases, joyeusement contraints, explosent soudain au détour d’une formule en une myriade de significations parallèles. On peut se demander s’il n’y a pas, chez Jean Echenoz également, quelque chose du showman silencieux…
Des éclairs achève – après Ravel (2006), qui racontait les dernières années de la vie du musicien, et Courir (2008), récit de la trajectoire d’Emil Zátopek – «une suite de trois vies», dit la quatrième de couverture. Et c’est peut-être, outre le style et l’ancrage biographique, la performance publique qui fait le lien entre les trois héros. Le musicien comme le sportif et le savant prestidigitateur ont leur part intime, leurs petites manies, mais aussi leur moment de lumière, offert à l’adoration, aux délires des foules. Avec Des éclairs, la vérité biographique s’estompe, le bonheur du spectacle l’emporte, la fiction reprend ses droits. De ces trois romans biographiques, Des éclairs est le plus libre, le plus délicieusement farceur avec le réel, le plus romanesque.

 




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