Dans une maison, derrière une fenêtre, deux femmes parlent. Nous entendons. Elles parlent lentement, entre de longs silences, cherchent leurs mots, les trouvent ou ne les trouvent pas, se taisent encore, essayent d’autres mots, se contredisent, se coupent, oublient le magnétophone, essayent de se souvenir, essayent de parler, avancent, se perdent, se retrouvent, se perdent encore, mais avancent toujours, sans modèle, sans plan, sans prudence et, pour la première fois peut-être, sans la peur du CENSEUR. D’où vient que ces propos soient publiés dans leur état premier ? qu’on les livre sans correction aucune ? qu’on ose proposer à la lecture cette incohérence, ce désordre, cette confusion, cette opacité, ces redites, ce piétinement de la parole ? D’où vient que ce qui n’est pas du tout écrit, remanié, mis en forme, élucidé, fascine à ce point ? Que ce qui n'est pas fait pour le lecteur retienne à ce point le lecteur ? Quel est le mystère de cet écrit de la parole ? Est-ce parce qu’il est, enfin, celui de la femme ? celui à venir ?
‑‑‑‑‑ Extraits de l’introduction de Xavière Gauthier‑‑‑‑‑
Nous avons hésité à publier ces entretiens ainsi. Nous savons que nous prenons un risque en les laissant exactement tels qu’ils ont été dits. Ils fourmillent de redites, de détours, de phrases inachevées, laissées en suspens ou reprises plus tard, sur un autre mode, un autre ton, de hiatus. La démarche est lente, incroyablement hésitante et tout d’un coup extrêmement rapide. Nos deux discours se chevauchent, se piétinent, s’interrompent l’un l’autre, se répondent comme en écho, s’harmonisent, s’ignorent. Les mots, quelquefois, se font jour difficilement, dans l’angoisse, et quelquefois se bousculent, dans la fièvre. Il aurait été facile – il était tentant – de restructurer l’ensemble d’élaguer le touffus de ce qui apparaît comme des digressions, de faire aller droit au but ce qui part dans toutes les directions, de redresser la démarche de crabe, ou tournante ou ondoyante. De polir et de policer ces entretiens pour leur donner cette bonne ordonnance grammaticale, cette rectitude de pensée qui se plie à la logique cartésienne. Si cela n’a pas été fait, ce n’est pas au nom de quelque principe bergsonien de respect du vécu, du premier jet de parole ou de virginité de l’inspiration. C’est que ce travail de mise en ordre aurait été un acte de censure ayant pour effet de masquer ce qui est sans doute l’essentiel : ce qui s’entend dans les nombreux silences, ce qui se lit dans ce qui n’a pas été dit, ce qui s’est tramé involontairement et qui s’énonce dans les fautes de français, les erreurs de style, les maladresses d’expression. L’essentiel, ce que nous n’avons pas voulu dire mais qui s’est dit à notre insu, dans les ratés de la parole claire, limpide et facile, dans tous les lapsus.
Je crois que ce refus de la censure ordonnatrice s’imposait plus particulièrement à propos de ces entretiens. Pour deux raisons. D’abord parce qu’il s’agit de Marguerite Duras. Et s’il y a jamais eu une œuvre qui laisse autant les failles, les manques, les blancs inscrire leurs effets inconscients dans la vie et les actes des « personnages », c’est bien la sienne. Ensuite parce que nous sommes toutes les deux des femmes. Il n’est pas impossible que si les mots pleins et bien assis ont de tout temps été utilisés, alignés, entassés par les hommes, le féminin pourrait apparaître comme cette herbe un peu folle, un peu maigrichonne au début, qui parvient à pousser entre les interstices des vieilles pierres et – pourquoi pas ? – finit par desceller les plaques de ciment, si lourdes soit-elles, avec la force de ce qui a été longuement contenu. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ces entretiens risquent d’apparaître aux nostalgiques des ordonnances de champs de betteraves (ou de champs de bataille rangée) comme un fouillis inextricable de lianes et de lierres, un enchevêtrement de plantes grimpantes... ou souterraines.
Encore avons-nous été contraintes d’étaler à plat sur des pages d’écriture ce qui devrait se déplier comme un éventail. Contrainte imposée par le fait que les livres se lisent encore page après page. Pourtant, en les ré-écoutant, certains passages nous ont donné envie – puisque nous ne voulions rien enlever, rien couper – d’ajouter quelque chose sur, pour, contre ou à côté de ce que nous avions dit. Ainsi nous avons eu le désir de reprendre une des phrases de l’Amour : « Ne sait pas être regardée » qui nous avait déjà attirées au début du premier entretien. À partir de là, nous avons fait tout le quatrième entretien, qui devrait donc venir se greffer au commencement du livre. Nous avons dû nous contenter d’inscrire quelques réflexions dites ou écrites après, en marge du corps même des entretiens.:.
À certains moments, aussi, prise dans la fascination du discours et de la personne de Marguerite Duras, je n’ai pas pris garde à ce que la bande du magnétophone était terminée et nous avons continué à parler, sans être enregistrées, quelquefois pendant fort longtemps. La façon dont nous avons tenté de retrouver ce qui était perdu ajoute encore à l’apparence de décousu, d’hésitation, de ligne tournoyante que peut donner l’ensemble. (…)
Je n’avais jamais rencontré Marguerite Duras auparavant. Son œuvre était pour moi d’une importance extrême, vitale, physique. La lecture de ses livres produisait en moi un trouble aigu, émerveillant jusqu’à I’angoisse, jusqu’à la douleur, me déplaçait vers un autre espace, corporel, qui me semblait, enfin, être un espace de femme. La rencontre avec Marguerite Duras m’a complètement bouleversée, le premier entretien, face à son regard, a créé chez moi une tension difficilement soutenable. Il était de toute façon regrettable que cet enregistrement soit réduit a quelques lignes dans le dossier du Monde (dont nous avons compris après qu’il ne passerait pas). Beaucoup de questions n’avaient été qu’abordées, qui nous tracassaient, nous passionnaient, mettaient en jeu beaucoup de choses en nous. (Je dis « nous », car il est évident que Marguerite Duras me pose au moins autant de questions que je le fais et que j’y suis impliquée autant qu’elle.) Nous avons alors pensé à continuer à parler. Marguerite Duras m’a proposé de venir dans sa maison de campagne. J’y suis restée presque tout l’été... Captivée par le charme de cette maison – celle où elle a tourné Nathalie Granger –, par la couleur, I’odeur, le goût presque, de ses murs épais, de ses tissus aux fleurs fanées qui en font un lieu privilégié, un rêve d’enfance. Captivée par la générosité, I’ouverture de Marguerite Duras, angoissée, ardente, tourmentée, absolue, intransigeante. Peut-être apercevra-t-on quelque chose de l’atmosphère très particulière dans laquelle se sont déroulées nos conversations et de la relation d’amitié qui s’est créée entre nous.
Et, entre les enregistrements de nos entretiens, nous avons fait des confitures.
Xavière Gauthier
‑‑‑‑‑ Extraits d’un entretien paru dans Les Nouvelles Littéraires en 1984, propos recueillis par Jean-Louis Ezine
Vous ne voulez rien dire d’un texte que vous publiez. Quel intérêt voyez-vous à sa publication ?
Dans le fait qu’une conversation publiée dans son état premier, dans son incohérence etc..., peut contenir plus de ... sincérité. Le texte vit selon un autre temps. C’est comme un chemin physique, que vous suivez… Rien n’est concerté. C’est plus Xavière Gauthier et moi qu’un livre, et c’est moins de nous qu’un livre. Et ce livre veut dire ce que vous voulez. Ce que je raconte là-dedans à Xavière, c’est ce qui arrive quand j’écris. Je n’y décortique pas mes projets : je n’en ai pas. Je ne parle que de ce qui surgit au moment où j’écris. Cela, c’est une chose de femme. Un homme aurait parlé de la signification de ses livres, développé ses motivations. Cela n’est pas que je m’y refuse : ça n’a pas lieu, je n’en ai pas. Je mentirais. À mon avis c’est un phénomène de femme.
C’est à l’intérieur de l’écriture que ça se passe. J’écris, voilà. J’entends des mots, I’endroit se ferme, les voix s’affaiblissent. Il faut alors que je fasse très attention à ne pas perdre les mots... Je dis simplement, dans Les Parleuses, ce qui m’arrive, à moi toute entière, lorsque je rentre dans le périmètre de l’écriture.
Vous avez radicalement changé dans votre manière d’écrire.
Vous parlez de Détruire dit-elle... C’est un livre politique, qui exprime je crois mai 68, il a été pris d’ailleurs comme cela par la jeunesse.
Ce qui inquiète, c’est que lorsque vous démolissez, il ne reste aucun projet apparent...
Je m’en suis expliquée, et m’en explique encore dans ce livre. Il s’agit d’une destruction toute intérieure... Ce que je voudrais que vous cassiez, vous par exemple, c’est une certaine habitude d’interrogation, un peu faite, un peu mécanique. “ Quelle était votre intention en ? ”, “ qu’entendez-vous par... ? ”, “ voulez-vous parler un peu de... ? ”, comme si on pouvait parler un peu. On parle ou on se tait. La destruction, pour moi, est à l’intérieur. Vous le savez d’ailleurs. Ce que je peux vous dire de plus sérieux, c’est que je ne fais plus partie d’aucune formation politique, et que je suis infiniment plus politique qu’avant. Je ne suis pas enfouie sous les mots d’ordre de détail.
ISBN
PDF : 9782707326751
ePub : 9782707326744
Prix : 8.99 €
En savoir plus
Jean-François Josselin (Le Nouvel Observateur, 1984)
« L’importance des Parleuses vient de ce souci d’échapper à toutes les influences, à toutes les traditions... Dans les confidences de Marguerite et Xavière, sourd un langage neuf, des mots en liberté... »