Madeleine Chapsal (L’Express, 13 mars 1972)
Une femme seule dans une maison à la campagne. Survient un homme qu'elle connaît à peine, qu'elle n'attendait pas. Un instant troublée, la femme reprend le cours de ses pensées, de sa rêverie, le dialogue avec un absent. Un autre homme qui est en Italie, du côté de Naples et qu'elle compte rejoindre. Un nouvel amour. Il y a déjà eu des amours. Il y a déjà eu des étés. Des femmes heureuses-malheureuses.
La femme revit des souvenirs. Est-ce des souvenirs ? Plutôt des sensations très fortes. Il y a le présent, cette maison dans les lavandes, le chêne ciré de la table, le rectangle lumineux des fenêtres. Et les souvenirs de l'enfance au bord de la mer. Le père qui dit un soir à sa femme, devant les enfants : “ Si on divorçait ? ”
Par la fenêtre. Puis, la femme se rappelle qu'elle a un invité, se force à lui parler, demande des nouvelles de la jeune fille qu'elle a vue avec lui, au cours de l'hiver : “ Marianne ? Bien sûr, vous ne pouvez pas savoir. Marianne est morte. ”
La méditation de la femme s'infléchit Cette jeune fille aux longs cheveux, belle, I'air égaré, qui s'est jetée par la fenêtre... Lorsqu'elle-même était Iycéenne, une condisciple s'est tuée, on avait dit qu'elle était enceinte. La mort. “ Une impression de vide, de glace, d'excitation à la fois ; de répulsion et d'attirance. ” Le moment précis où l'on tombe, où l'on glisse dans le vide, “ où se rompt l'équilibre ”.
C'est peut-être le thème central de ces deux premiers livres parus ensemble, et qui en comportent plusieurs, comme la musique d'où ils ont tiré leurs titres. “ Quand le centre de gravité bascule ”, à quel moment cela débute-t-il, la mort ? Peut-être tout le temps, à tous les moments, à celui-là même où l'on parle.
A cappella, le second ouvrage d'Anne Rolland-Jacquet, reprend le thème de la mort, mais d'une façon plus savante. Quelqu'un bascule du haut d'une falaise. Il semble que ce soit une femme, poussée par un homme. Puis c'est la femme qui continue ce qui paraît être le récit d'un accident, ou d'un meurtre, et ce serait elle, au contraire, qui aurait poussé l'homme qu'elle aimait. À moins qu'il ne soit tombé. À moins qu’il n'y ait pas eu d'accident du tout, mais seulement cette rêverie sur la mort, la sienne propre, celle de l'être qu'on aime. En fait, une rêverie sur l'amour. En fait, sur “ cet instant précis où tout bascule ”, instant mortel de la plus grande jouissance et qui est comme matérialisé, tout au long du livre, par des blancs subits entre les passages imprimés.
Il est difficile de juger du cours que peut prendre l'œuvre si neuve et très maîtrisée d'Anne Rolland-Jacquet. Le ton est d'une justesse parfaite et une apparence de discrétion en voile à peine la vraie force.
Daniel Oster (Les Nouvelles littéraires, 6 mars 1972)
Je tiens pour une bénédiction l’absence totale de prière d’insérer sur la couverture des deux ouvrages que publie Anne Rolland-Jacquel. Ignorant tout de l’auteur, de ses diplômes universitaires, de ses villégiatures favorites, de sa progéniture éventuelle, et démuni des habituels poteaux indicateurs qui renseignent généralement plus sur ce que l’auteur a cru faire que sur ce qu’il a fait réellement, il ne nous reste qu’une ressource : lire.
La référence musicale des deux titres : Aria da capo et A cappella, invite à une lecture en quelque sorte acoustique. Bien que publiés chez l’éditeur de “ I'école du regard ”, les deux romans d’Anne Rolland-Jacquet se présentent comme une organisation contrapuntique à plusieurs voix ou à une voix plurielle.
Dans Aria da capo, le thème ou “ sujet ” est annoncé par une voix de femme qui dit son éloignement d’un homme que, peut-être, elle retrouvera dans quelques semaines en Italie. Dans cette attente infinie, les moindres mouvements intérieurs, ceux de l’amour et de la mémoire, de l’ennui et de l’imaginaire, sont décuplés à chaque instant. Juliette, cette femme, ne peut être considérée ni comme la narratrice ni comme l'héroïne d'une histoire qui ne vibre plus que dans ses parenthèses, ses silences : elle n'est alors qu'un instrument solitaire dans une vie dont l'orchestre n'est pas rassemblé. Une lira da braccio douce-amère qui improvise sur la nostalgie et le vieillissement.
Lorsque survient une autre voix, celle d'une vague connaissance, un intrus, ce ne sera que pour servir de contrepoint, de révélateur. Car ce visiteur n'introduit pas la cacophonie dans cette aria pour femme seule : non sans réticences, il apportera sa contribution au thème de la séparation. Une femme aimée, tombée de la fenêtre de sa chambre trois jours plus tôt. Et dans cette image (passage de la vie à la mort, rupture d'équilibre), toute la vie de Juliette – enfance, collège, mariage malheureux, maternités – viendra se jeter à son tour, sans forcer le ton ni se départir de sa musicalité, dans une langue limpide où il m’a semblé que les l et les r dominaient souvent. Mais à moins qu'elle ne trouve sa chute dans la mort (et la référence à Nerval est ici présente comme la partie la plus grave du contrepoint) l'aria ne peut être qu'un perpétuel recommancement. En une seule journée, tout aura été dit, mais la séparation, elle, est toujours “ da capo ”.
Ces thèmes : séparation, chute, enfance trouble et troublée, sont repris, et poussés semble-t-il d'un ton, dans A cappella. Ici, je ne crois pas qu'une lecture réaliste soit possible. Le point d'audition, comme on le dit le point de vue, est sans cesse mouvant et tournoyant autour des antiennes plus nombreuses. Est-ce que la femme ou l'homme qui vient de tomber du rocher et qui git avec, sur lui ou sur elle, “ un peu de soleil là-haut rouge dans les buis ” ? On s'agite, les gendarmes interrogent, tout se passe, comme si c'était un vrai fait divers. Mais ce choral à deux voix et comparses n'est-il pas plutôt le chant d'un couple à l'instant de sa chute et de sa séparation définitive. ? “ Les flammes du foyer rouges au plafond éclairent sur le bras du fauteuil son pantalon, Ie mien. Le dégoût monte, le désespoir, il dort. ” Fantasmes du suicide et du meurtre qui se répondent de gisant à gisant. Cette fois-ci la voix féminine ne reprendra plus Ie thème au début. Une fois la mort consommée, serait-ce dans l'imaginaire, Ia femme s'échappera, dans une promesse de liberté. Une fugue ?
Il est difficile de rendre I’étrange beauté de ces deux courts romans qui sont tous deux comme l’agrandissement et l’éclatement d'une seule note. Le montage discontinu-continu, les silences très perceptibles, Ia vibration d'un Iangage parfaitement lié dans sa ponctuation et ses blancs, tout cela est extrêmement séduisant et mérite une écoute attentive et renouvelée.