Romans


François Bon

Un fait divers


1994
160 pages. Pas disponible.
ISBN : 9782707314710
30 exemplaires numérotés sur Velin des papeteries de Vizille


 Le Mans, 8 avril. - Accusé d'assassinat, de coups et blessures avec arme et séquestration de personnes, Arne F., vingt-six ans, comparait ce matin, trente mois après les faits, devant les Assises de la Sarthe. De Marseille au Mans, il avait fait la route d'une seule traite, à vélomoteur, pour demeurer pendant quinze heures, couteau au poing, dans l'appartement où sa femme avait trouvé refuge chez une amie. Arne F. a poignardé à cinq reprises d'un tournevis le jeune homme qui accompagnait les deux femmes et retenu trois otages devant le cadavre. Au matin d'une nuit de cauchemar, les policiers ont interpellé le forcené. Les locataires du dessous n'avaient rien entendu.  (Le Courrier de l'Ouest).

Jean-Claude Lebrun (L'Humanité, 7 janvier 1994)

Et si la fin de siècle avait son classique ?
Dans l'ancienne tragédie, la nouvelle
François Bon en est aujourd'hui à son neuvième livre, depuis Sortie d'usine, en 1982. Un fait divers marque à la fois une permanence de la manière, avec ce style elliptique et contourné, plein de fulgurances, entre tous reconnaissable, et l'approfondissement d'une technique narrative dans laquelle des paroles se croisent et se superposent. Avec comme visible résultat un livre pénétrant et chargé de sensibilité. Une œuvre de très grande force.
 
 À l'origine du livre, il y avait eu l'annonce d'un procès aux assises dans un quotidien régional : deux ans et demi auparavant, au Mans, un ressortissant allemand de vingt-quatre ans avait tué d'un coup de tournevis un jeune homme dans un appartement, où lui-même séquestrait depuis plusieurs heures sa femme et le couple qui l'avaient recueilli. Elle venait en effet de quitter le domicile conjugal à Marseille. L'homme avait effectué le trajet à Mobylette, mûrissant lentement sa vengeance. Il serait condamné au maximum, une peine de sûreté de dix-huit ans. Il s'appelait Arne Frank... Aujourd'hui, François Bon revient sur cette affaire, dont il avait tout de suite perçu la charge de sens, non sans malaise. Il prête désormais à l'homme une parole dont celui-ci n'avait pas davantage su faire usage que les autres protagonistes, comme si quelque trop-plein avait refusé de s'épancher et ne s'était plus traduit que par les gestes de la violence.
Plusieurs monologues intérieurs, entrecroisés selon des figures variables, donnent naissance au récit, permettant de reconstituer pièce à pièce les faits, ainsi que leur chronologie en amont. Les paroles tristement convergentes d'Arne et de sa femme Sylvie y tiennent une part majeure, dévoilant ce vécu intime en lequel viennent se cristalliser toutes les rebuffades de l'existence.
À côté de ceux qui s'étaient trouvé réunis toute une nuit pour le sinistre huis clos, d'autres personnages viennent un instant à la lumière puis s'effacent : un inspecteur de police, la mère de Sylvie, un substitut du procureur, le médecin légiste, un militaire, un gardien de supermarché, un psychiatre, un avocat. On entend aussi un metteur en scène, un directeur de la photo et trois acteurs : un film sur la nuit du meurtre est aujourd'hui en préparation. Un peu plus loin, trois femmes éplorées – la mère, la tante et la fiancée du mort – parlent d'une même voix, à l'imitation d'un chœur antique. Plus tard encore, on verra l'auteur apparaître un moment sur le devant de la scène pour évoquer l'enracinement profond et le sens de son projet. Le tout s'organise en onze séquences, appelées " dépositions ”, qui d'un même mouvement soutiennent la montée dramatique et fouillent le faisceau des motifs d'Arne Frank. Une structure qui agit en manière de continuelle relance, ne laissant jamais retomber la tension tout en élargissant le champ à de plus vastes dimensions.
Lentement, par de continuels déplacements des éclairages, on voit donc se retisser la trame de deux vies : celle du jeune Allemand, qui un jour dans son pays vola une voiture, alla en prison puis choisit de partir pour la France, “ oubliant ” au passage d'effectuer son service militaire ; celle de la femme originaire du Mans, qui le rencontra pendant des vacances dans le Midi. Ils s'étaient mariés et installés à Marseille, lui, faisant de petits boulots avant de se retrouver au chômage, elle, travaillant comme caissière dans un supermarché. Très vite, il avait connu la solitude forcée dans l'appartement, puis le repliement sur soi et l'alcool. Ensuite, ce fut l'enchaînement des petites et grandes aigreurs, prémices aux poisons plus violents de la misère morale, avec, à la fin, les sévices physiques et le train que Sylvie prit un jour pour revenir au Mans : “ Gâchis mineur comme chaque fond de ville en charrie et qui n'influe pas ses mouvements de surface, mais toute une vie ébranlée pourtant d'avoir passé par ce tourbillon mince. ” Il suffit de gratter à peine sous le fait divers pour voir surgir la réalité sociale. Celui qui se présente ici comme l'auteur s'est donc saisi de cette matière, qui ne faisait que venir en écho à des choses enfouies dans ses propres zones d'ombres : “ ... ce fait divers tombait comme une passerelle dans le brouillard qui aurait mené à ce que de toujours on aurait voulu garder secret ”, annonce-t-il au milieu des quatre pages où il prend la parole pour dévoiler l'enjeu et la portée de son entreprise. En quelques phrases, il dit ses propres années de galère et d'errance, au début, avec un passage par... l'Allemagne et l'impossibilité pour lui alors de “ rompre le rideau noir ”, et l'échouage plein d'espoir à Marseille, à l'instar d'Arne Frank… Plus tard, en Vendée où il s'était installé, il y avait eu la lecture du fait divers dans le journal.
Des années passèrent encore, dans une sorte de patience douloureuse et nécessaire : “ I'écriture s'est construite lentement, comme on rogne dans une pierre hostile ”, “ Si on va dans les eaux troubles, c'est seulement pour s'y pêcher soi-même, parce qu'on n'a pas sinon matière à grandir ”. Ce n'est pas d'un souci documentaire, mais d'une impérieuse nécessité que naît en effet ce texte taillé en facettes comme pour garder au réel les bosselures et les rugosités qui empêchent de le faire entrer dans les tiroirs commodes du linéaire et de l'univoque. Ce qui s'est joué cette nuit-là, dans un petit appartement d'un vieux quartier manceau, lui-même transposé par l'auteur d'une autre expérience de ville, s'élève en effet à une toute autre altitude. D'où aussi cette idée, inscrite dans le chassé-croisé des monologues, de hausser le huis clos au niveau d'une véritable création qui en restituerait le déroulement dans une ambiance saturée de sens, puisque celui qui en est présenté comme le metteur en scène rattache la pitoyable histoire d'Arne Frank à une très ancienne filiation : “ J'aime à la racine de notre monde ces très vieilles tragédies pour ces pulsions mauvaises qu'elles mettent à nu en ce qu'elles affectent de destin commun, qu'on y sait l'histoire et son dénouement avant même que cela commence : comptent seulement les variantes du chant, l'arrangement du défilé des voix et la puissance immobile des phrases. ” Comment exprimer plus nettement que toute œuvre touchant profond s'engendre d'abord dans une manière ? Ainsi se présente très exactement le livre de François Bon, avec sa structure toute en variations et arrangements.
Par-delà la folle équipée à Mobylette d'Arne Frank et son coup de tournevis meurtrier, il y a, masquée par tout un parasitage et sans doute largement dévoyée, la tenace volonté humaine d'une dignité et d'une émancipation. Cela même que l'amie qui fut séquestrée avec Sylvie désigne d'une phrase où affleure la poésie âpre du texte : “ On a dans un coin de la tête envie d'un départ. ” C'est en tout cas l'un des sens déposés au creux de ce livre, lui-même porté par une parole à la musicalité changeante, continûment émouvante et puissante, en laquelle le style chargé de tension de François Bon trouve parfaitement à se déployer. Comme si la langue, portée au rouge, ouvrait sur plus de lucidité encore. 

Patrick Kéchichian (Le Monde, 28 janvier 1994)

 Dans Un fait divers, la juxtaposition des voix, qui décrivent un même événement, qui se prononcent sur lui, n'est pas destinée à objectiver cet événement, à le tenir à distance. “ Comptent seulement les variantes du chant, I'arrangement du défilé des voix et la puissance immobile des phrases. ” C'est Faulkner, plus que Truman Capote, qu'il faut ici invoquer, et pas du tout quelque avatar d'un naturalisme ou d'un réalisme saisi par la modernité. L'écriture de François Bon, comme celle, proche et différente, de Jacques Serena, est cet “ arrangement ” ; loin d'être un artisanat qui se satisfait de la perfection formelle d'un objet, elle vise la réalité, toute la réalité – multiple, insaisissable par un seul regard, inexprimable en une seule parole –, afin d'en reproduire et faire entendre quelque chose.
Un homme, après avoir parcouru à Mobylette la distance qui sépare Marseille du Mans, séquestre quinze heures durant la femme qui l'a quitté, avec deux autres personnes ; dans l'appartement, le cadavre, lardé de cinq coups de tournevis, de celui qui n'avait que le tort de se trouver là, à portée de la colère aveugle du malheureux. De cet “ événement obscur dans l'obscurité des villes ”, de ce “ gâchis mineur comme chaque fond de ville en charrie ”, Francois Bon a fait une tragédie.

Jean-Baptiste Harang (Libération, 13 janvier 1994)

 Le récit se constitue au fil du texte des monologues mêlés de tous les protagonistes, et même d'autres qui n'en sont pas, l'homme, la femme, l'amie, le juge, le policier, le gardien de supermarché où travaillait la femme, le chœur des parentes de la victime (la mère, la fiancée, la sœur), le mécanicien, le militaire. Tous disent la vie sans fard, avec des mots de vivants, des mots qu'on ne vient pas tout juste de réveiller du dictionnaire. À tous, François Bon prêtre un langage maîtrisé, cohérent, serein, loin de l'incapacité d'expression que la plupart des personnes suppose, cette qualité d'analyse déplacée n'annule en rien le drame ni la solitude humaine de chacun, au contraire, elle les rend patents, inéluctables et désemparés. 

 




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