Le sens commun


Anna Boschetti

Sartre et Les Temps Modernes

Une entreprise intellectuelle


1985
Collection Le sens commun , 328 pages
ISBN : 9782707310514
14.15 €


Il y a quelque témérité à s’affronter à celui qui, pendant toute une époque, a incarné l’“ intelligence ”, cette forme d’intelligence qui défie l’objectivation en s’affirmant sans extérieur, sans impensé. Et à le faire sans agressivité, avec la tranquille assurance que donnent la méthode et le travail scientifiques. À propos d’un reportage de Cartier-Bresson, Sartre disait qu’il nous offrait une “ Chine sans lotus ni Loti ”. C’est un Sartre sans “ manifs ” ni manifestes, sans Saint-Germain ni Saint-Genêt, sans Castor ni Castro que nous restitue Anna Boschetti. Un Sartre plus proche, dont les expériences métaphysiques ne sont pas sans rapport avec les expériences sociales d’aspirant philosophe exilé dans un lycée de province et dont les conversions philosophiques doivent quelque chose à la concurrence des philosophes. Analyse “ réductrice ”, comme aimait à dire Sartre ? On en jugera. Ce qui est sûr, c’est que cette vision, à la fois étrangère et familière, n’a pas pour principe, à la différence de tant d’essais sur les intellectuels, le besoin de réduire, de déprécier, de diminuer, qu’inspire le ressentiment et qui, faute d’aller jusqu’au principe caché des pratiques, finit par grandir les personnages analysés en faisant d’eux les sujets cyniques de toutes les actions détestées, et d’abord dans leur grandeur même. C’est tout l’inverse que fait l’analyse scientifique : au sujet apparent, qui est bien, en ce cas, le sujet par excellence, l’intellectuel triomphant, maître du monde intellectuel comme de sa propre vérité, elle substitue, au prix d’une enquête systématique et rigoureuse, le sujet réel, c’est-à-dire l’ensemble des relations objectives constitutives du champ de production culturelle dans lequel il se trouvait inséré et qui a orienté, sinon déterminé, ses choix pratiques et théoriques. “ Le dominant, disait Marx, est dominé par sa domination ”. Et de fait, après avoir lu ce livre, on peut dire de Sartre, indifféremment, qu’il a dominé le champ intellectuel de son temps ou qu’il a été, plus qu’aucun autre dominé par lui. Entre autres raisons parce que sa position dominante lui interdisait d’ignorer aucune des sollicitations et des incitations qu’il enfermait.
Mais, en même temps, quelle force et quels tours de force pour répondre à tous les défis et intégrer toutes les contradictions ! L’ambition démesurée, un peu démente, lorsque la division du travail intellectuel est déjà si avancée, de penser tout ce qui est à penser fait de l’“ intellectuel total ” tel que Sartre l’a incarné une sorte de Don Quichotte un peu dépassé et déphasé en même temps que la figure concrète de ce qui reste, pour tout intellectuel, l’idée régulatrice de la vocation intellectuelle.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction
Première partie :
Les conditions du succès de Sartre à la Libération
I. Professeur et créateur.
II. L’entrée en littérature : 1. La relation entre œuvre et champ – 2. Le projet de l’adolescence – 3. L’action de l’École – 4. De l’École à la littérature : La Nausée. Le travail de reconversion. Les leçons de l’avant-garde. La fondation philosophique. L’intervention de l’éditeur. Le discours sur l’œuvre – 5. La redéfinition du projet : des nouvelles sur la contingence à une époque sur la liberté – 6. 1939-1945. Champion d’une littérature engagée.
III. La légitimité philosophique : 1. La redéfinition de l’excellence dans la philosophie française autour de 1930 – 2. Les titres de Sartre. Un spiritualiste malgré lui. La critique des philosophies de la connaissance et des psychologies empiriques. La  réfutation  de la psychanalyse. Une philosophie anti-marxiste. La noblesse philosophique – 3. La reconnaissance des pairs – 4. Le charme complexe d’une ontologie.
IV. Une vision intellectuelle du monde : 1. L’homme seul – 2. Conditions et variantes de l’idéologie mandarinale – 3. La doctrine de l’engagement. Les conditions conjoncturelles : champ politique et intellectuel à la Libération. La position de Sartre. Les modèles. Les fonctions du prophétisme sartrien.
V. Un habitus conforme : 1. La vocation – 2. L’école.
VI. La position de Sartre en 1945 : 1. Les effets de la concentration – 2. L’importance d’une revue.

Deuxième partie :
Sartre et Les Temps Modernes pendant la phase de l’hégémonie
VII. La position des Temps modernes dans le champ des revues : 1. Le champ des revues et son évolution – 2. Relations structurées – 3. Le consensus de l’époque – 4. Un système de stratégies. Esprit. Critique. La Nouvelle Critique.
VIII. Le champ des Temps Modernes : 1. Les principes de fonctionnement – 2. La structure des rapports de force dans Les Temps Modernes – 3. Le conseil d’administration.
IX. Le “noyau” : Sartre, Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty : 1. Le rôle de Simone de Beauvoir – 2. Sartre et Merleau-Ponty pendant les deux premières années de leur collaboration. Sartre, 1945-1947. Merleau-Ponty, 1945-1947 – 3. L’effet de champ dans l’évolution de Sartre et de Merleau-Ponty. Sartre du R.D.R. aux  Communistes et la paix . L’évolution de Merleau-Ponty. La redéfinition du projet philosophique et la théorie de l’expression. La révision de l’engagement.
X. Les épigones : 1. Propriétés et trajectoires des différentes fractions – 2. Les stratégies individuelles.
Notes.

Daniel Oster (La Quinzaine littéraire, 16 novembre 1985)

Le règne de Sartre 1945-1953
 
 Écrire sur Sartre, même si l’on pensait avec lui qu’il est possible de totaliser un mort, est une entreprise redoutable. D’abord parce que Sartre n’est pas un mort, mais un imaginaire constitué, un morceau à tout jamais de notre “ pratico-inerte ”. Prétendre répondre “ objectivement ” à la question : “ Qu’est-ce que Sartre ? ” imposerait que, par un coup de force méthodologique, on sorte des mythes de cette culture française dont Sartre s’est fait le héros.
Ce qui reviendrait à adopter une perspective ethnologique et à lire Sartre comme un objet exotique. Que deviendrait, par exemple, la question “ qu’est-ce que Sartre ? ” du point de vue d’un Wittgenstein ? Ou même, dans une perspective comparatiste, du point de vue de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Et d’une façon encore plus radicale, dans la perspective d’une culture où ni Voltaire, ni Rousseau, ni Hugo, ni Hegel, ni Swedenborg, ni Mallarmé, ni Zola, n’auraient la signification que nous leur accordons ? Autrement dit : attraper une bonne crise de nausée idéologique, jouer méthodiquement la contingence contre l’en-soi. Projet difficile à réaliser tant qu’on reste complice ou comparse d’une représentation de la Littérature et de l’Écrivain, sans doute contrastée et contradictoire, dont Sartre a fait fructifier l’héritage et dont il a transmis le capital intact.
À l’inverse, qui prétendrait répondre à propos de Sartre à la question sartrienne par excellence : “ Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? ” – comment peut-on être Genet, ou Baudelaire, ou Gustave Flaubert ? – devrait posséder sur le bout des doigts sa méthode progressive-régressive et se lancer dans une entreprise interminable qui mettrait en jeu la totalité des écrits et des gestes de Sartre, faute de quoi cette entreprise serait paradoxale et, manquant la synthèse du vécu, serait par définition anti-sartrienne. Dans ce cas, ne risquerait-on pas d’ailleurs de rester enfermé dans les notions mêmes que Sartre a imposées, celles de totalité, de globalité, et à travers lesquelles il a constitué sa propre représentation en “ intellectuel total ” ?
Reste que la question sartrienne par excellence n’a jamais pris pour objet un homme mais un écrivain, ce qui n’est pas du tout la même chose. À cet égard, le final des Mots : “ Si j’enlève le fait que je suis un écrivain, cet écrivain imaginaire que je dis avoir cessé d’être, reste  tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui  ”, ne doit pas faire illusion ou plutôt ne peut que faire illusion. Les biographèmes de l’écrivain ne sont pas ceux de n’importe qui pour cette seule raison qu’ils s’inscrivent dans un champ spécifique qui les produit et qui est le champ de la littérature considérée comme un ensemble de pratiques discursives, mais pas seulement, de relations qui définissent une hiérarchie de légitimité entre l’ensemble des acteurs, d’instances de reproduction et de consécration (critiques, éditeurs, revues), qui mettent en jeu des statuts et des cursus, des stratégies d’alliances ou de conflits, une pragmatique ayant sa logique propre et entraînant des choix stylistiques déterminés.
Si l’on ne peut pas dire que Sartre ait ignoré la notion de champ culturel, qu’il réserve surtout à ses adversaires, il est clair qu’en méconnaissant sa relative autonomie, en l’assimilant à l’idéologie de classe ou au profit, en la diluant dans des concepts romantiques dénégateurs tels que le génie, la solitude, le sacre de l’écrivain, il ne pouvait lui donner un rôle véritablement opératoire. À aucun moment on ne voit Baudelaire, Genet ou Flaubert se constituer dans leurs relations avec les autres producteurs ni avec les donateurs d’autorité. La rencontre de Gustave Flaubert avec “ la névrose objective ” transcende et transperce le champ culturel. Et pourtant, s’il s’est constitué Écrivain dans l’imaginaire, Flaubert n’en a pas moins vécu sa réalité d’homme de lettres. Mettre l’écrivain en situation, reconstruire son vécu, c’est aussi, comme le montre Anna Boschetti, se demander “ comment l’évolution de la relation entre auteur et champ oriente l’évolution du projet créateur, et combien les fluctuations de la réception et du succès dépendent des fluctuations des valeurs reconnues par le champ ”.
D’où vient donc l’hégémonie que Anna Boschetti reconnaît à Sartre à partir de 1945 ? Essentiellement de la multiplicité des positions qu’il a simultanément occupées. À la fois écrivain et philosophe, synthétisant dans sa personne les qualités du professeur et celles du créateur jusqu’alors séparées, voire antagonistes, Sartre aura réussi ce coup de force de franchir les deux barrières entre circuit philosophique et circuit littéraire, entre la reconnaissance des initiés et l’engouement des profanes, unifiant ainsi un système polycentrique pour devenir le pôle de référence éminent par rapport auquel les autres secteurs auront été obligés de se définir ou de se redéfinir.
Doté dès l’enfance d’un “ habitus conforme ” (“ configuration particulière d’une enfance intellectuelle typique ” qui, dans Les Mots, est à la fois posée et neutralisée par sa réduction, selon les schémas autobiographiques traditionnels, à la naissance d’un grand destin particulier, ce qui offusque la généralité du modèle), normalien agrégé de philosophie, recevant de son parcours scolaire sans faille les marques les plus charismatiques que pût alors procurer l’institution, légitimé par le Savoir et les vertus institutionnelles de l’excellence professorale et du “ parti intellectuel ”, il fait siennes, tout autant, celles du créateur légitimée par une vocation naturelle, gratuite, qui vient corriger tout ce que pouvait avoir de négatif la trajectoire des lectores face aux auctores. À la différence de Nizan mais aussi d’autres ex-normaliens comme Romain Rolland, Jules Romains ou Giraudoux, Sartre ne choisit pas, il cumule.
L’immense intérêt de la démarche d’Anna Boschetti vient de ce que, tout en montrant les inconvénients réducteurs d’une approche biographique classique, fût-elle saupoudrée de freudo-marxisme, elle fait voir comment, par avancées et synthèses successives, à chaque moment de la constitution et de la personnalisation – pour reprendre la terminologie sartrienne elle-même –, par un perpétuel “ ajustement spontané ”, l’auteur de La Nausée aura tout à la fois repoussé, intégré et dépassé des modèles contradictoires, en réalité la quasi totalité des modèles à haut rendement symboliques : Zola et Brunschvicg, Céline et Proust, Voltaire et Valéry, Gide et Bergson, etc. Témoin, la boulimie de lectures que révèlent les Carnets et la Correspondance récemment publiés, puis l’intense travail d’intégration-exclusion, d’occupation du champ littéraire que signalent les textes critiques rassemblés ensuite dans Situation I. Témoin aussi la progression qui conduit du “ factum ” sur la Contingence à La Nausée, les strates d’une écriture polyphonique où se totalisent, en maintenant les écarts, Céline, le roman noir, Gide, Kafka, le style naturaliste, celui du reportage, le récit fantastique, la méditation philosophique, l’hallucination surréaliste, la description phénoménologique. La relecture bakhtinienne de La Nausée par Geneviève Idt (bien déployée dans la Pléiade, Œuvres romanesques) trouve dans la méthode Bourdieu pratiquée par Anna Boschetti le soubassement qui permet de rendre compte de la coïncidence des choix de l’écriture et des exigences du champ, tout en expliquant l’effet de consensus immédiat produit par le roman.
De même, ce sont les sollicitations diverses du champ, plus sans doute que l’expérience personnelle de la guerre, le nouveau climat collectif imposant aux écrivains une attention dramatique aux rapports de l’individu avec la société et avec l’histoire, mais aussi la logique du succès poussant à valoriser le message pour une audience élargie, c’est le choix de Heidegger contre Husserl mais aussi “ la soudure entre la cause de la Résistance et la légitimité littéraire qui s’est produite sous l’occupation ”, qui conduisent Sartre-Roquentin, cet intellectuel pur, à sortir du solipsisme fondateur, à privilégier la liberté contre la contingence, à entreprendre une carrière d’auteur de théâtre, à intégrer des techniques unanimistes, et à se mesurer à de nouveaux modèles : Jules Romains, Martin du Gard, Saint-Exupéry, Koestler ou Malraux, pour assurer “ cette cohérence entre technique et métaphysique que la littérature et l’histoire paraissent postuler ”.
Ainsi les conditions du succès de Sartre à la libération ne tiennent pas tant à une nouvelle vision de l’homme qu’à une représentation de l’intellectuel écrivain conforme au champ, qui confirme le champ qui l’a produite mais aussi qu’elle a produit à son image, de sorte qu’il se trouve synthétisé en elle. Synthèse à la fois symbolique et imaginaire qui prendra plus tard (Plaidoyer pour les intellectuels) le nom d’universel singulier : “ exister à la fois sur les deux tableaux ”. Si cela a été rendu possible, n’est-ce pas parce qu’il y a eu construction d’une coïncidence ou d’une homologie entre cette vision et cette représentation, n’est-ce pas parce que toute la vision sartrienne de l’homme, son “ être-dans-le-monde ”, a été informée de bout en bout par la représentation éminente qu’il accorde à l’intellectuel ? En lui, et en lui seul, la légitimité dépasse la contingence tout en la conservant : mandaté par personne, élu par sa radicale solitude, paria irréductible aux déterminations, il trouve dans cette indétermination les conditions de sa lucidité, les marques de sa vertu, les moyens de sa transparence, les modalités d’énonciation d’une vérité sans point de vue, la justification de son état injustifiable, les bases de sa responsabilité et de sa mission, la capacité de récupérer les valeurs romantiques de l’Artiste, la possibilité de synthétiser les schémas jusqu’alors perçus comme contradictoires de l’art pour l’art, du porte-parole de “ tous les hommes ”, de l’idéologie mandarinale, du prophétisme, du charismatisme de l’Écrivain, de l’homologie de l’art et de la révolution, etc.
Muni de cette “ vision intellectuelle du monde ”, persuadé de l’auto-suffisance absolue de la littérature tout autant que de sa capacité à se mêler de tout et à tous, Sartre s’est donc placé en 1945 dans la position idéale pour contrôler à peu près toutes celles qui ne seraient pas, comme la sienne, globalisantes. Tout cela d’ailleurs à des degrés divers, d’une façon assez efficace dans la présentation des Temps Modernes, avec beaucoup plus d’astuce dans les textes réunis dans Situation II où, rassemblant les représentations les plus hétérogènes de la littérature issues du XIXe siècle, il s’adresse non plus à des lecteurs mais au public élargi qu’il aura construit aux dimensions de la société, de tous, de l’humanité entière.
Après la construction de l’hégémonie sartrienne, la seconde partie du livre décrit son exercice au sein des Temps Modernes jusqu’à la crise de 1952-1953 marquée par le départ de Merleau-Ponty. Le propos d’Anna Boschetti est alors de montrer comment la suprématie du groupe représenté par les Temps Modernes – suprématie due à la “ concentration sans précédent du capital intellectuel qui se trouve réalisé en la personne de son directeur et dans une rédaction regroupant les représentants des différentes formes de légitimités reconnues à l’époque ” – marginalise ceux qui n’ont pas la même surface symbolique et idéologique. L’analyse des trois revues considérées comme représentatives des trois autres tendances fortes : Esprit, Critique, La Nouvelle Critique, dans leurs relations aux Temps Modernes, permet de dégager un système et de préciser les échanges, les points de consensus (c’est le fait que pour tous une époque “ devient pour une fois directement, ouvertement, l’objet de la méditation des intellectuels ”), les incompatibilités liées en partie à l’origine sociale, géographique et scolaire des collaborateurs, le choix des valeurs légitimes qui en découlent.
À l’intérieur de la revue, Anna Boschetti distingue des strates, des sous-groupes, des hiérarchies, liés à la plus ou moins grande importance du capital symbolique accumulé par les uns ou les autres. L’analyse comparée des cursus de Raymond Aron, de Merleau-Ponty et de Sartre (par exemple, la carrière universitaire de Merleau-Ponty constitue pour lui un handicap : “ elle l’associe à l’institution, qui est anti-prophétique, alors que l’indépendance de Sartre autorise le charisme ”), celle des cursus ambigus de Paulhan ou de Leiris (le modèle sartrien imposant à ce dernier une sorte de “ conversion ”), la division du travail à l’intérieur du “ triumvirat ” (Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir), tout cela confirme le rôle hégémonique de Sartre au moment où il élabore la vulgate syncrétique de Qu’est-ce que la littérature ? qui “ a pour terme logique et chronologique la position de celui qui l’écrit, l’élu qui peut enfin déchiffrer la mission historique de la littérature et la réaliser ”.
Cette position dominante, seul Merleau-Ponty pouvait la contester, mais à l’intérieur du champ et sans en posséder toutes les légitimations. Il faudra l’engagement militant de Sartre à partir de 1948 et son rapprochement progressif avec les communistes, “ réponse du champ intellectuel au communisme mythique de la libération ”, pour produire à l’intérieur du groupe un effet de chassé-croisé. Alors que Sartre (“ héroïsme solitaire de la conscience ” selon Merleau-Ponty, générosité du “ qui perd gagne ”, confirme Anna Boschetti) s’établit sur les positions anciennes de Merleau-Ponty, celui-ci, sous l’influence de la lecture de Weber, entreprend de mettre en question la confusion entre l’écrivain et la politique, et, empiétant sur le terrain de Sartre, s’engage dans une théorie de l’expression qui peut être comprise comme une réponse à Qu’est-ce que la littérature ? Ébranlement décisif de l’ensemble du champ intellectuel en réponse au changement de l’environnement politique.
Cette dernière partie s’achève sur un bref aperçu de l’évolution des Temps Modernes à partir de 1952, les nouvelles alliances au sein de la revue, liées à la position de plus en plus centrifuge des “ épigones ” par rapport à l’image du “ maître ”, à la perte de la composante universitaire et au rapprochement avec le journalisme, mais aussi au poids que prennent les sciences humaines dans la transformation de la légitimité intellectuelle et à “ la disparition des conditions sociales et politiques dont l’engagement avait été l’expression ”. L’image de Sartre lui-même s’en trouve changée. À la parution de L’Idiot de la famille, “ on parle encore de Sartre, mais presque exclusivement dans le champ littéraire, alors que le livre se veut l’œuvre la plus totale et le couronnement de sa trajectoire intellectuelle ”. Cette restriction du champ et de l’image, Anna Boschetti en voit la confirmation dans la phase de bilan qui s’est ouverte à la mort de Sartre et “ qui confirme la reconnaissance partielle et réduite à laquelle son œuvre peut désormais aspirer. Même ses partisans les plus zélés ne songent plus à la reprendre dans sa totalité ”.
Si la méthode se mesure à son efficacité, celle-ci a l’immense mérite de rendre possible une lecture du texte comme action et de l’écriture comme production et non comme expression du sujet. Dans cette perspective sans exclusive la littérarité n’est pas évacuée, elle est considérée comme une des valeurs relatives du champ, un des modes d’inscription imaginaire du sujet dans le symbolique. L’histoire de la rencontre d’un imaginaire individuel et d’un imaginaire social au sein d’une pratique spécifique n’a d’ailleurs rien de très révolutionnaire : les travaux de H. R. Jauss à partir de la notion d’“ horizon d’attente ” (“ une esthétique de l’effet produit et de la réception ”) ou l’exploitation de la notion linguistique de “ situation de discours ” (dont on trouverait facilement les prémices dans certains passages de Qu’est-ce que la littérature ?), les travaux de J. Proust, de K. Pomian, de Darnton, de J. M. Goulemot, sur la République des Lettres, et tout récemment l’excellent livre de Viala sur la naissance de l’écrivain au XVIIe siècle, ont constitué une voie incontournable.
On pourrait chicaner Anna Boschetti sur l’exiguïté de son corpus, se demander si elle n’a pas tendance à surestimer l’hégémonie de Sartre en 1945 – en ce sens il aurait fallu être un peu plus quantitatif. D’autre part, il n’est pas nécessaire de s’assurer une sorte d’immunité idéologique en s’appuyant sur la scientificité d’une démarche grâce à laquelle on prétendrait échapper aux jugements de valeurs. À cet égard on pourrait se souvenir utilement que Sartre ne considérait pas L’Idiot de la famille comme une œuvre scientifique, puisque fondée sur des notions où l’on inclut “ son propre temps de connaissance ” (Situation X). Il y aurait quelque illusion à laisser croire que ce livre, rigoureux et d’une honnêteté irréprochable, jamais réducteur mais quelquefois pervers – et c’est tant mieux, et tant pis pour les effets pervers – ne s’inscrit pas lui-même dans le champ qu’il analyse et ne marque pas un moment de son évolution.
Mais, tel quel, le contrat est rempli. On aimerait lire des études comparables sur Balzac, Hugo, Apollinaire ou Gide, pour ne citer que des auteurs qui se prêtent excellemment à l’étude de la construction d’une image au sein de l’espace littéraire, ou bien sur des entreprises en cours qui ont choisi le mode farcesque, sans imposer le respect que l’on éprouve pour l’œuvre de Sartre et “ une exigence d’unité du savoir ” qui reste “ l’idée régulatrice de la vocation intellectuelle ”. 

 




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