Romans


Éric Chevillard

Monotobio


2020
176 pages
ISBN : 9782707346216
17.00 €
47 exemplaires sur Vergé des papeteries de Vizille


 Monotobio plutôt que Mon autobio, avec quatre O comme quatre roues bien rondes, car il s’agit de ne pas traîner. Nul temps mort dans nos vies, le train des conséquences ne ralentit jamais, tout s’enchaîne selon la logique impérieuse du destin. Nous rencontrons ici un écrivain éperdu, aux prises avec son autobiographie. Peut-il se permettre de passer sous silence les plus menus incidents de son existence ? Chaque instant compte. La seconde où il a marché sur sa balle de ping-pong, celle où il a caressé un zèbre … S’il tait ces épisodes, la trame de son récit ne risque-t-elle pas de se défaire ? Et si tout était écrit avant d’être vécu, que lui reste-t-il maintenant à inventer ?

ISBN
PDF : 9782707346230
ePub : 9782707346223

Prix : 11.99 €

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Isabelle Rüf, Le Temps, 7 mars 2020

Les dés ont déjà été jetés

Dans son « Monotobio », l’auteur débusque les ruses du Grand Architecte qui veut nous faire croire au libre arbitre : tout est écrit et même deux fois

Son titre japonisant ne trompera pas longtemps le lecteur averti : Monotobio n’est rien d’autre que l’autobiographie de l’auteur. A vrai dire, il y avait déjà eu une tentative d’aveu généralisé avec Le Désordre azerty (Minuit, 2014), mais c’était justement dans le désordre qu’Eric Chevillard livrait des fragments de sa vie, en suivant la succession des lettres sur le clavier français. Or, l’âge venant, la conscience lui vient enfin que le destin est écrit et que toute tentative d’y échapper est vouée à l’échec « car l’enchaînement des circonstances qui finit par former la trame de notre existence obéit à une logique extrêmement simpliste. Pour un homme sagace, l’avenir est déjà une promenade dans le passé. »
Mais la sagacité n’est pas toujours bien partagée, et la logique parfois difficile à débusquer. Monotobio se donne donc pour mission de scruter douze années de journal pour faire ressortir la nécessité d’actions qui pourraient, au premier regard « naïf et globuleux », sembler dépourvues de lien.
AVEUX EXHAUSTIFS
Un tel pari exige de l’« otobiographe » l’exhaustivité des aveux, car comment, sinon, dégager la cohérence qui commande nos actes ? « Un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer », se demande Lévi-Strauss au début de Tristes Tropiques. Chevillard, lui, a appris qu’il n’y a pas de détail, si trivial fût-il, qui ne joue son rôle dans l’engrenage fatal des causes et des conséquences : on sait trop ce que fait le battement d’ailes d’un papillon aux antipodes. Il va donc tout nous dire.
Ainsi : « Je fus tenté de remettre mon crâne entre les mains de ma nouvelle voisine qui pratiquait « la coiffure énergétique », mais il était dit que je déposerais plutôt sur le compost les tiges mortes des iris. Je me lavai les mains et pris un train, comme le lecteur aurait su l’induire lui-même en me voyant entrer d’un pas leste dans la Säulenhalle à Soleure pour y lire d’une voix claire des pages de Ronce-Rose. » Comme l’auteur le reconnaît lui-même, « tout ceci n’est peut-être pas passionnant en soi, mais je le note afin que mon lecteur comprenne pourquoi » … arrive ce qui devait arriver. Il n’y a pas de libre arbitre.
QUESTION PROUSTIENNE
Certes, Chevillard s’amuse par l’absurde de la vogue des autofictions et autres confessions. Il joue de la virtuosité dans les enchaînements qu’il pratique depuis Palafox ou Le Vaillant petit tailleur (Minuit, 1990, 2003). On pourrait avec profit utiliser Monotobio dans les cours de français pour explorer la richesse des connecteurs – les « subséquemment, dès lors, tout en, par voie de, c’est pourquoi, pourtant… ». Mais cet exercice de style est aussi un exercice de mémoire qui pose à nouveaux frais la question proustienne. De quoi sont faites les vies, de quels lambeaux de souvenirs, de quelles sensations, de quelles occupations ?
On rencontre de nombreux Chevillard esquissés dans cette « otobio » : le père émerveillé de deux fillettes, le mari de Cécile, le fils inconsolé, l’ami qui aime vider plats et bouteilles en bonne compagnie, l’auteur en mouvement pour accompagner ses livres de New York à Bellinzone, le joueur de tennis admirateur de Federer, l’étudiant dont le professeur improvisait sur Heidegger comme si ce dernier « était un saxophone ». Il y a aussi le corps, ses petits malheurs, ses grands bonheurs, la vie quotidienne, un mur qui s’écroule, un joint à changer, des maisons de famille, l’île d’Yeu.
Et la finitude, révoltante, tapie derrière la perfection de l’instant. La menace, aussi : que fait, au milieu de la forêt, cette jupette rose abandonnée, quel enfant a perdu une pantoufle sur la route ? Comme dans Ronce-Rose (Minuit, 2017), l’ogre n’est pas loin, ni le chagrin. La colère non plus : celle qui traversait Sans l’orang-outan (Minuit, 2007) se retrouve intacte dans un long « rapport », un réquisitoire du monde animal contre l’espèce humaine, dressé par un « chimpanzé vindicatif » qui les représente tous.
VERRE DE RAKI AU MIEL
Jacques le fataliste pose, page 137, la question centrale de cette « otobio » : « Et qu’est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit ? » Mais à quoi servirait-il de connaître ce qui nous concerne sur ce rouleau ? Puisqu‘on en connaît la chute. Et pourquoi mettre par écrit ce qui l’est déjà ? « J’aurais d’ailleurs pu commencer ce livre par la fin et n’en donner que la phrase ultime, pour que tout fût dit », à quoi répond le détracteur : « Que ne le fîtes-vous ? » C’eût été dommage, car, entre le petit verre de raki au miel et aux épices de la première page et celui de la dernière ligne, s’enchaîne un récit délicieux qui fait miroir avec nos vies à tous, aussi prévisibles, étonnantes et insignifiantes.
Et il ne faudrait pas oublier, en conséquence, de se plonger aussi dans le nouveau volume de L’Autofictif, qui cette fois « incendie Notre-Dame ». Chaque jour, depuis douze ans, Eric Chevillard inscrit trois entrées sur son blog (Autofictif.blogspot.com). Et chaque année, cette forme de journal est reprise dans un livre. Ce sont des choses vues, des réflexions sur l’époque, de petits feuilletons, des citations, des haïkus et des poussées de colère : un autre registre d’« otobio », un bonheur quoditien.


Lire l'article de Claude Grimal "Chevillard en pleine forme", En attendant Nadeau, 7 avril 2020.


Jérôme Garcin, L'Obs, 19 mars 2020

Où l'on apprend, entre autres informations cardinales, qu'il mesure 1,78 mètre, que son taux de cholestérol est de 2,83, que le CNL lui a accordé une bourse année sabbatique de 28 000 euros, qu'il roule en Fiesta, Qu'il a loué le canoë n° 12 à la SARL Arçais Venise Verte Loisirs, qu'il sait comment arrondir les balles de ping-pong cabossées, qu'il a fait l'acquisition d'un bracelet-montre en "cuir de vachette façon requin doublé eau", que son pénis "n'a qu'une idée en tête" et qu'il a reçu le prix Vialatte, doté de 6 105 euros, soit l'addition de la hauteur du Puy-de-Dôme et de la longueur du fleuve Congo. Et où l'on constate que, même en feignant de sacrifier au rituel des Mémoires, Eric Chevillard, né en 1964, réussit la prouesse de subvertir le genre et de s'en moquer. Son autobio s'intitule d"ailleurs "Monotobio" (Minuit, 17 euros). On croirait un sobriquet de chimpanzé ou un nom de diurétique.- L'auteur animalier de "La Nébuleuse du crabe", "Du Hérisson", "Sans l'orang-outan", "L'Explosion de la tortue", y rassemble, outre des abeilles, escargots, girafes, alevins et punaises arlequins, douze années de sa vie d'homme. Après avoir enterré son père, mort d'un cancer, au moment où naissait sa deuxième fille, il entreprend la réécriture intégrale de son roman "Choir", préface "Mort de la littérature", de Raymond Dumay, ainsi que "Bouvard et Pécuchet", et change de plate-forme d'hébergement pour son blog "l'Autofictif". Il partage, à Berlin, un couscous avec Marie NDiaye et Jean-Yves Cendrey, imite, à Montpellier, les signatures de Régis Jauffret et d'Antoine Volodine, refuse de monter dans le Transsibérien avec d'autres écrivains et de se rendre à Sydney pour un colloque sur les théories du jeu. Mais il accepte de tenir le feuileton du "Monde des livres", où l'auteur de "Démolir Nisard" exécute un roman de Yasmina Khadra, lequel lui cherche noise, et un de Valéry Giscard-d'Estaing ("Mathilda"), dont il tire une morale définitive : on ne peut pas "gouverner en écrivant si médiocrement". Mais de même que mourir l'enrhume, se souvenir l'ennuie. Seul le plaisir fou de digresser, de rire de soi et des autres, de jongler avec les coq-à-l'âne dicte ce récit grinçant, brillant, loufoque, rédigé entre deux eaux et deux îles, Yeu et Amorgos. "Vous avouerez, concède Eric Chevillard, qu'il est parfois bien difficile de suivre les tours et détours de cette histoire dont je ne saurais affirmer que je suis le héros." Sinon le héros, du moins le démiurge.


Philippe Lançon Libération, samedi 28 et dimanche 29 mars 2020

Fugue en moi mineur. Dans « Monotobio », Eric Chevillard se met en scène avec une pudeur baroque

Comment parler de soi sans avoir l’air de parler de soi ? Comment le faire en feignant de parler d’autre chose ? Autrement dit : comment créer une autobiographie où la forme met à distance l’autobiographie, où l’égotisme est soumis à la surveillance ombrageuse de l’homme et à l’imagination dirigée du langage ? Après Bardadrac de Gérard Genette, publié au Seuil voilà presque quinze ans, Eric Chevillard écrit l’une des entreprises les plus originales d’un genre qui, contrairement au hypermarchés, n’est pas menacé de pénurie. Dans un cas comme dans l’autre, l’auteur est un chevalier d’orgueil. Il s’agit non seulement de contrôler son image, mais aussi de mettre en scène, par l’ironie et l’autodérision, par le jeu, le contrôle de cette image. Appelons ça : pudeur baroque et souci de soi. Chevillard en avait donné de brillantes démonstrations dans L’Auteur et moi (2012) et Le Désordre Azerty (2014). Il récidive avec Monotobio, livre composé comme d’habitude de paragraphes plus ou moins longs, qui s’engendrent par les mots plus que par les événements. Dans l’ensemble, il y a pourtant une progression, rythmée par la parution des livres de l’auteur et des souvenirs de toute sorte, parfois infimes et parfois essentiels, mais c’est la sensibilité, et non la logique des lieux communs, qui associe par le détail tout ce qu’on vit.
Toboggan. Une promenade faite ave sa fille se confond, dans une elliptique et virtuose accélération, avec la mort de son père : « Le dernier scanner révélait des métastases osseuses. Il aurait fallu pouvoir ralentir le temps ; du moins ne lâchai-je pas ma fille et j’accompagnai jusqu’au bout sa glissade sur le nouveau toboggan de l’Arquebuse avant de l’endormir dans sa poussette, entre deux trains, dans les allées du cimetière Montparnasse, m’inclinant sans m’arrêter – elle se serait réveillée, pas eux (malgré ses cris) – devant les tombes de Baudelaire et de Beckett. » Une seule phrase, rien n’est dit et tout y est : le jeu, l’enfance, le deuil, la cérémonie, les gestes quotidiens, l’hommage aux morts qu’il aime, la fin du paragraphe, s’éloignant du cimetière, dévoile l’art poétique, ou narratif, comme on voudra, de Chevillard : « Ça tournait décidément mal et les compensations n’étaient pas à la hauteur même si les pâtes d’amande dont je me gavais m’évoquaient toujours les vacances de Pâques au Vigen, en des temps anciens, l’œuf énorme garni ces petits légumes scrupuleusement imités auxquels je devais sans doute mes premières réflexions vertigineuses sur la question du fond et de la forme et les profits esthétiques ou aussi bien philosophiques résultant de leur inadéquation – quand le chou-fleur a la saveur de la pâte d’amande, son aspect revêche lui est aussi pardonné. » Ainsi, du chagrin.
Comment parler de cet autre chou-fleur : sa vie sexuelle ? Ne pas en parler du tout serait le plus simple, mais il y manquerait la volonté de montrer qu’il n’est pas question d’en parler, et de trouver la pâte d’amande qui permet d’en parler. Chevillard raconte d’abord qu’un jour, il perd le fichier informatique où se trouvaient les cinquante premières pages de l’un de ses futurs romans, Dino Egger. En recopiant son manuscrit original – il commence donc par écrire à la main -, il s’acharne à retrouver les corrections qui ont disparu, en vain, puis, « dès la nuit suivante, je possédais d’ailleurs… » - Pourquoi « d’ailleurs » ? Pour se moquer des chevilles adverbiales qui introduisent une logique ou une relation de cause à effet dans une vie qui en est relativement, sinon intégralement, dépourvue ; pour imposer au langage ce pas de côté sans lequel il suivrait celui de l’oie – « … une femme blonde allongée sur le ventre dans un rêve érotique assez sommaire, j’en conviens, mes nuits non plus ne m’appartiennent pas, occasion cependant de noter que ces pages, contrairement aux cloisons fines de maintes auberges, ne se feront pas l’écho de ma vie sexuelle. Il me semble en effet inutile, suspendu déjà aux ficelles des Parques, de me montrer encore assujetti à mes instincts primaires, mon pénis n’ayant qu’une idée en tête, celle-ci assez communément partagée par ses semblables et qui ne fera guère progresser la science. Ce pénible gnome caricature de manière trop simpliste à mon sens ma personne accessible à d’autres tourments, certains de ceux-ci ayant même trouvé leur plus belle expression dans Shakespeare. » Brassens l’avait déjà chanté, à sa façon, dans les Trompettes de la renommée : « A toute exhibition ma nature est rétive/Souffrant d’une modestie quasiment maladive,/Je ne fais voir mes organes procréateurs/A personne, excepté mes femmes et mes docteurs. »
Epluchage. Chevillard n’a pas la gloire de Brassens, mais il n’est pas insensible à la renommée. Il la fait voir par des trous de serrure, certes, mais ceux-ci sont assez nombreux et la lumière d’autosatisfaction qui perce, assez intense, pour ne pas nous échapper. On est donc informé sur la vie d’un écrivain français du XXIe siècle reconnu par ses pairs, les institutions et l’université. Il dîne à Berlin avec des écrivains qu’il nomme, est invité ici, lit ses textes là, publie une chronique littéraire dans Le Monde, passe de bourses en colloques voués à son œuvre comme Tarzan de liane en liane. Il n’y a pas à s’en moquer : que l’Etat culturel soutienne des auteurs de qualité est un signe de civilisation. Et puis, l’essentiel est ailleurs : dans la façon de recomposer l’œil sur le microscope, comme un primitif flamand, le moindre détail de la vie, d’abord noté dans un journal. L’infiniment petit contient l’infiniment grand. C’est finalement à Francis Ponge que fait penser ce livre, et même l’œuvre entière de l’auteur. Dans Une figue de paroles et pourquoi, après n’avoir cessé d’approcher et d’éplucher le fruit, cette fugue, par d’infinies variations dans les descriptions, le poète écrivait : « Une figue de parole, pourquoi ? Pour tenter d’en finir avec une confusion scandaleuse. Pour rejeter définitivement la véritable figue dans le paradis de l’existence, ce paradis par définition perdu. » Monotobio est une vie de paroles, et pourquoi ? Pour rejeter la véritable vie dans le paradis de l’existence, par définition perdu.


Lire l'article de Hicham-Stéphane Afeissa "Danser sur les ficelles des Parques", Nonfiction, 15 mars 2020


Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, 4 mars 2020

Eric Chevillard flingue les conventions de l’autobiographie, et c’est très drôle.

C’est un tourbillon, et on ne pouvait pas s’attendre à autre chose. Eric Chevillard, plus de trente ans d’écriture et une quarantaine de livres derrière lui, plume du blog L’Autofictif dans lequel il écrit tous les jours, allait forcément dans ce texte autobiographique bousculer un genre littéraire pourtant archi-arpenté. Et, dès le titre, Chevillard s’amuse, comme il l’explique en quatrième de couverture : Monotobio plutôt que Mon autobio, avec quatre O comme quatre roues bien rondes, car il s’agit de ne pas traîner.”

Chevillard nous donne à lire des instants isolés par l’écriture

Ne pas traîner, en effet : cette autobiographie du facétieux auteur de Mourir m’enrhume (1987) surprend avant tout par son travail radical sur le temps. Monotobio est un texte qui avance par blocs serrés, paragraphes qui s’entrechoquent plus qu’ils ne se suivent, et ainsi les événements, les lieux et les années se succèdent à toute allure. En juxtaposant sans liaison aucune des instantanés de sa vie, l’auteur fait défiler son existence comme on a l’habitude de le faire avec les photos sur l’écran de nos téléphones portables.
Les premières phrases des paragraphes nous plongent directement au cœur d’un événement en train de se dérouler, car Chevillard nous donne à lire des instants isolés par l’écriture. En outre, il prend soin de ne mentionner aucune date, mais de jalonner son texte de marqueurs temporels, signalant la sortie de son livre Choir (2010) ou du Courir de Jean Echenoz (2008). Ainsi le texte avance-t-il chronologiquement mais par bondissements successifs d’un événement à un autre, qui ne semblent portés par aucune logique, ce qui pourrait être en soi la définition de la vie selon Chevillard.
Mais Monotobio peut également être lu comme une réflexion sur l’écriture autobiographique, l’auteur intervenant sans cesse dans son texte pour en commenter la construction, avec l’humour qu’on lui connaît. Car la drôlerie de cet artiste du nonsense domine constamment ce livre ingénieux, où se glissent parfois quelques instants d’émotion pure et de regrets éternels, le souvenir soudain de la mort d’un proche que le temps a enterré.

 







 




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