Romans


Éric Chevillard

Au plafond


1997
160 pages
ISBN : 9782707316035
15.00 €
30 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


L’homme qui nous livre ici son témoignage porte en permanence et très naturellement une chaise retournée sur la tête, ce qui lui vaut depuis toujours bien des déboires et des railleries, mais aussi, tout à coup, l’enviable privilège de plaire à Méline. Celle-ci l’invite même à s’installer chez elle avec ses vieux amis. Cependant, l’envahissante présence des parents de la jeune fille les oblige à se transporter au plafond, où les conditions de vie se révèlent d’ailleurs excellentes et en tout point meilleures qu’au sol. On se demande alors pourquoi Méline hésite à les rejoindre là-haut.

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 29 octobre 1997)

Décollage immédiat
Éric Chevillard se déleste gaillardement du vraisemblable et on se retrouve tous scotchés Au plafond, pris au jeu de son univers poétique. Légèreté et humour garantis.
 
« En apparence, le nouveau roman d'Éric Chevillard ressemble à une histoire de fou, I'une de ces blagues où l'on retire l'échelle pour s'accrocher au pinceau et s'esclaffer – à la chute – de voir la logique ainsi renversée. Aussi drôle soit-il, Au plafond n'a pourtant rien d'une calembredaine : c'est un petit traité du rien, un exercice de style qui égare son lecteur en dansant des passes inconnues, en osant des phrases sinueuses ou faciles, de délicieuses gratuités. Le “ je ” qui monologue ici, avec la rigueur irrésistible du plus parfait délire, pourrait bien être un écrivain de métier : son activité s'exerce le plus souvent en position assise, explique-t-il, sans nous donner davantage de précisions. Et c'est bien de chaise qu'il va s'agir, dans les deux premiers tiers du livre, puisque le narrateur, depuis l'enfance, en porte une sur la tête... Drôle de coiffe que ce siège qui fait basculer le récit dans une sorte d'absurdité légère, aussi facile à admettre que l'univers poétique d'un Michaux, par exemple, auquel on pense parfois. Outre qu'elle permet de savoureux développements sur l'histoire et les fonctions symboliques de cet objet fondamental (du Moyen Âge aux flexions de Marcel Proust !), la posture originale du narrateur est l'occasion d'évoquer, avec un humour qui ne s'appesantit jamais, les affres ordinaires de la différence. Exclu et constamment raillé, I'homme-chaise trouve consolation dans l'amour d'une jeune fille, Méline, et dans la fréquentation de quelques personnages aussi singuliers que lui : Kolski, I'artiste vagabond qui sculpte sa propre odeur, Madame Stemp, la raconteuse d'histoires qui refuse de libérer ses nombreux enfants de son ventre, ou Lanson et Malton, les jumeaux beckettiens... Ce petit monde de la marge, qui vit sur le chantier désaffecté d'une (très grande ?) bibliothèque jamais construite, semble ainsi confirmer l'hypothèse d'une fable qui, sur le mode de la fantaisie, traiterait de l'exclusion et de la tolérance. Le narrateur nous prévient cependant des limites d'une telle interprétation : “ Et si moi-même, dans un esprit de revanche, c’est-à-dire de justice, je décidais de ne plus m'intéresser qu'aux gens de ma sorte, comment me jugerait-on ? (…) Que je fais bande à part, que je flatte les initiés, que j'accorde davantage de valeur à l'approbation d’une élite qu'à la reconnaissance populaire, et mes travaux seraient qualifiés d'ésotériques, on y verrait au mieux de petites curiosités décadentes, au pire de très obscures et prétentieuses paraboles. ” De fait, Au plafond n'a pas la lourde prétention d'une parabole : le roman est à soi sa propre allégorie, même s'il emprunte à l'apologue traditionnel une ménagerie aussi joyeuse qu’hétéroclite. De l’araignée au paresseux, les animaux ne cessent en effet d'occuper les courbes et digressions d'un récit très peu rectiligne, que guident surtout le désir du mouvement et la peur de peser. Le dernier tiers du livre raconte ainsi comment le narrateur et ses amis se réfugient au plafond, dans l'appartement des parents de Méline. Poussant jusqu'à l'extrême le principe de la chaise renversée, I'auteur réinvente alors un monde en miroir, vide de meubles et de contingences. Il donne en même temps à lire une sorte de manuel de la légèreté malicieuse : n'est-ce pas l'écriture qui raconte ici sa propre histoire, et qui affirme, libre de toute attraction terrestre, sa plus aérienne liberté ? On ne tient au plafond qu'en admettant le pouvoir qu'a la fiction de décoller : délesté du vraisemblable, I'écrivain peut alors nous faire admettre qu'on vive avec une chaise sur la tête, ou qu'une femme n'accouche pas de ses quatre enfants... Il peut aussi nous faire aimer un roman où il ne se passe rien, sinon l'abandon du sens au style. Il faut savoir danser, pour s'élever ainsi vers le vide d'en haut, et découvrir aux choses des contours nouveaux. La prose d'Éric Chevillard a cette souplesse, et l'élégance d'affronter son vertige sans filet, sans retomber jamais. »

Jean-Baptiste Harang (Libération, 16 octobre 1997)


Chevillard en état de siège
Quand on vit avec une chaise sur le crâne, rien d’étonnant à ce que les rapports humains se retrouvent cul par-dessus tête.
 
« Le trop peu qu'on s'autorisera à en citer, de peur de laisser croire qu'on a fait écrire l'article par l'auteur lui-même, à son insu, et enfermé dans l'impossibilité courtoise qu'il s'en plaigne, trompera comme à chaque fois le lecteur en donnant Chevillard pour ce qu'il n'est pas, un auteur de bons mots, de vastes blagues, un humoriste de I'absurde, un inventeur, un contorsionniste de la pensée, et là où d'autres sortent grandis d'une réputation d'auteurs de dictées, suivez votre regard, il risque, lui, de s'en tirer diminué, voire de n'en sortir pas, alors que l'immense partie de rigolade de chacun de ses romans est un drame absolu, celui de la difficulté d'être né, et de s'en apercevoir, somme toute, un peu tard. Et l'élégance de n'en rien dire. Prenons ce risque.
Cette fois, le narrateur dit “ je ”, ce qui le dispense de se nommer et le rapproche inévitablement de I'auteur, mais ce n'est qu'une présomption de ressemblance. Car une des caractéristiques du narrateur, outre son caractère incomparable, est d'être extrêmement ressemblant, jusqu'au risque de confusion : “ Je suis ressemblant, on pourrait me prendre pour un autre, plusieurs autres, n'importe qui. Mais j'entends qu'on murmure autour de moi quand je sors, les passants me montrent du doigt. Lorsque j'entre dans un lieu public, un magasin, un restaurant, en me baissant légèrement pour franchir la porte – non que je sois plus grand que n'importe qui, mais je porte en permanence une chaise retournée sur la tête et je crains de heurter le chambranle ou de briser la vitrine –, les conversations se figent...» (page 9). C'est ainsi, incidemment, entre deux tirets, plus discrets que des parenthèses, qu'on apprend l'argument des deux premiers tiers du livre : un homme vit avec une chaise sur la tête. C'est comme ça, ni un caprice, ni une fantaisie, ni une extravagance, c'est un fait. Ça lui a pris petit : “ J'étais alors un enfant apeuré, solitaire déjà comme un vieux mâle, si peu sociable que le monde me semblait exclusivement peuplé de tierces personnes (...). J'aurais voulu décroître en ces années où la moelle jaillit comme une sève, où la thyroïde vous écartèle de l'intérieur, je ne pouvais que me recroqueviller, grandir en rond, en spirale. Un médecin consulté par ma mère m'imposa l'exercice de la chaise retournée pour me forcer à pousser droit. ” Il va la garder quelques décennies, jusqu'à ce que les circonstances le conduisent, lui et ses copains à vivre au plafond chez les parents de son amie Méline. Nous verrons cela.
Ils vivent dans les cabanes abandonnées du chantier d'une bibliothèque qu'on imagine Très Grande, abandonnée, elle aussi. Il y a là Kolski, le sculpteur, Topouria le grutier, Malton et Lanson, inséparables, Madame Stempf, la conteuse, qui élève sa famille nombreuse dans son ventre, se refusant à la parturition. Et quelques autres, ils sont sept, laissés-pour-compte par le monde, ils se faufilent dignement dans ses marges. Sauf Méline, la petite fiancée, bourgeoisement délurée. Le narrateur est un savant, érudit de l'histoire de la chaise, “ son évolution plus rapide que celle de n'importe quel autre squelette (...). J'ai collé mon oreille contre le tronc de chênes trois fois centenaires dans lesquels on pourrait aujourd'hui encore sculpter en toute honnêteté d'authentiques meubles Louis XIV ” (page 51).
Le chantier est bientôt évacué et la compagnie chassée. Ils s'installent donc chez les Raffin, les parents de Méline, dans sa chambre, I'appartement est vaste, mais tout de même, sept personnes de plus, bref, de fil en aiguille, ils finissent par occuper le plafond : “ On y voyait déjà plus clair. On respirait déjà mieux. Assurément, la surface dont nous disposions maintenant, au plafond, n'était pas plus étendue que celle de la chambre au sol, mais vidée des meubles qui l'encombrent ” (page 95). Ils s'organisent (“ Comment se laver au plafond ? Effectivement, comment se laver ? Mais comment se salir ? ”),gagnent du terrain, revendiquent contre les Raffin : “ Nous ne serons pas les stalactites de ces stalagmites ” (page 120), ils parlementent : “ Mais ne serait-il pas possible de négocier une manière de pacte de non-agression comme il est fréquent entre voisins du meilleur monde, en créant par exemple une frontière à mi-hauteur ” (page 136). Mais non, les Raffin ne sont pas du même monde, (“ Dans l'esprit d'un homme comme Louis-René Raffin, le peuplement des plafonds ne saurait signifier autre chose que la création d'un nouveau marché, nouveau marché juteux, selon lui, qui croit que tout nous manque ”),les Raffin n'ont rien d'autre à dire aux habitants des plafonds que : dites-nous au moins comment vous faites pour ne pas tomber ?
On peut lire Au plafond comme on l'entend, y voir une fable sur la tolérance et l'exclusion, le droit à la différence et le devoir d'être soi, ou s'y laisser bercer par l'inéluctable logique du fou dans le hoquet des rires. »

Tiphaine Samoyault (La Quinzaine littéraire, 16 novembre 1997)


Le monde renversé
Fréquemment allégorique à la Renaissance, le topos du monde renversé permettait au poète d’exprimer le désordre du monde tout en portant sur lui une vue surplombante, calquée sur l’idée que l’on se faisait du regard de Dieu. Dans Au plafond, Éric Chevillard reprend certains éléments de la topique, en détournant et les termes et la logique.
 
« Le motif du monde renversé n'apparaît vraiment qu'au milieu du livre lorsque, par une inversion littérale, le narrateur qui jusqu'ici vivait tant bien que mal au sol, flanqué en permanence d'une chaise retournée sur la tête, se réfugie au plafond avec ses compagnons de mondaine infortune. La confession commence en effet par une “ préhistoire ”, retracée non dans le fil linéaire d'un déroulement temporel logique mais dans l'ordre d'une causalité chaotique destinée à livrer des indices pour comprendre ce renversement. Porter constamment une chaise sur la tête correspond à une nécessité bien plus lourde que de se coiffer d'un chapeau. Cela protège du monde et de l'anonymat.
La logique historique de cette prémisse n'apparaîtra que dans l'analyse rétrospective : “ les preuves que tout se recoupe et se tient I'énigme que je représente aujourd'hui sera vite résolue – et comme on pouvait s'y attendre à ce moment-là, parut un homme qui portait une chaise retournée sur la tête. ” Une chaîne de causalité permet de faire le passage entre la vie au sol où l'on a besoin de chaises pour se poser (ancien souvenir d'une vie animale où quatre pattes assuraient une stabilité), à l'incapacité de vivre sans une chaise sur la tête, disposée inversement les pieds en l'air, à la nécessité, enfin, de s'installer au plafond, où la place est plus grande et le monde plus lointain. “ Dès que l'on prend un peu d'altitude, beaucoup de choses qui nous paraissent importantes sont ramenées à de plus modestes proportions, et plus on se perche haut, plus la friture de ces baleines est abondante, or je ne connais rien de meilleur, cuites dans leur huile, plus également nous semblent futiles les affaires humaines, à tel point que le désintérêt de Dieu pour elles constitue peut-être bien la preuve de son existence, au plus haut des Cieux. ”
Est-il encore “ au plafond ” celui qui produit ce récit et retrace les étapes de ce renversement ? Il se présente en tout cas d'emblée comme un mutant entouré de mutants : Kolski suspendu par les pieds des journées entières à un crochet à viande coulissant (le narrateur et lui vivent un moment dans un entrepôt frigorifique) en affirmant “ commençons par instruire le bœuf en nous ” ; Madame Stempf la rempailleuse qui a retenu ses enfants dans son ventre, bien à l'abri, qui les nourrit de l'intérieur, avalant même parfois des petits jouets pour les distraire et leur chantant des chansons ; Topuria le grutier qui veut édifier un point dans l'axe du fleuve “ afin de permettre à celui-ci d'enjamber l'océan et de poursuivre sa course sur le continent assoiffé, infertile, qui s'étend sur la rive opposée ” ; et trois autres encore logeant avec eux sur le chantier désaffecté d'une bibliothèque, dont les travaux ont été interrompus comme toutes les écritures en cours, “ rêve d'urbanisation planétaire (qui) tourne en colique dans un coin de terrain vague ”, sept personnes qui ne sont pas de simples originaux mais ont compris ensemble que le point historique d'évolution où était arrivé le monde conduisait à son inéluctable renversement. Conte philosophique à la rigueur voltairienne et à l'accent d'un grand éclat de rire tragique, le texte de Chevillard dessine plus que les contours de sa fable.
Les multiples nuances du gris, ou ouverture, donnent le trait musical de ce qu'on pourrait appeler un renversement des valeurs du neutre, “ un gris plus rouge que le rouge, plus intimement rouge que le rouge, le gris du rhinocéros, par exemple ”, de l'urbain, de l'indifférencié. Il serait vain de chercher à représenter un coquelicot en utilisant la couleur rouge, plus propice à peindre le rhinocéros. Plutôt que de rendre compte seul de ses leçons, le conte recourt à d'autres contes, du berger, du père et de ses quatre fils, de l'homme qui peint le paysage avant que son frère ne vienne les reproduire et les signer sur une toile. Tous font signe en direction d'un refus de ce qui serait prétendument naturel. Une histoire des chaises n'est pas plus rigoureusement compréhensible que l'histoire des hommes sur la terre. Et voir le monde à l'envers n'inverse pas les valeurs du monde : c'est juste un moyen de s'en débarrasser.
La souplesse d'une écriture qui opère par glissements (“ sa bouche sourit comme les barques flottent ”), par associations (“ ma chaise est une cathédrale ”), par métaphores dans lesquelles un terme abstrait fait image (“ la larme exhaustive des très petits enfants ”) permet d'inscrire l'abandon progressif des évidences du réel. Lorsque les personnages finissent par rester en suspens comme une question et qu'ils semblent se sentir bien, alors le lecteur sait que même son rire ne constituera pas une réponse. D'autant que l'histoire maintient le lien de l'expérience de l'autre. Si le problème qui hante les commencements tient à l'absence du semblable, “ ce malaise que j'éprouve en présence de tout personnage, homme ou femme, qui ne porte pas une chaise retournée sur la tête ”, il devient progressivement celui de la résistance au même. Méline, la femme aimée, inverse ce rapport en finale. En refusant de poser son regard à l'envers, elle refuse de rejoindre son semblable, même si différent. »

Jean-Pierre Tison (Lire, 1997)


« Beaucoup d’auteurs prétendent énoncer clairement ce qu’ils croient avoir bien conçu, mais leur écriture est si épaisse qu’elle provoque une opacité. À l’inverse, Éric Chevillard, trop fin pour promettre la limpidité, fait confiance au lecteur pour saisir lui-même les vérités essentielles mêlées à ses fantaisies. Sa légèreté est le comble de l’art. »

ISBN
PDF : 9782707325075
ePub : 9782707325068

Prix : 10.99 €

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