Critique


Thierry de Duve

Nominalisme pictural

Marcel Duchamp, la peinture et la modernité


1984
Collection Critique 296 pages, 10 illustrations in-texte
ISBN : 9782707306876
26.50 €


Il s’agit de peinture. Il s’agit de la modernité.
À l’automne 1912, rentré de Munich où il vient de peindre, dans la manière cubiste, la Mariée qu’il reportera plus tard sur le Grand Verre, Marcel Duchamp “ abandonne ” la peinture et, quelques mois plus tard, “ invente ” son premier ready-made : deux faces d’un même acte que la suite de l’art moderne n’a cessé d’investir de sens contradictoires et de sentiments mélangés et qui, aujourd’hui, à l’heure où le “ postmodernisme ” est sur toutes les lèvres, s’offrent ensemble à la réinterprétation.
Le ready-made est d’extraction picturale, il appartient à l’histoire de la peinture, mais sur le mode de l’abandon. Il lui appartient d’autant plus que ce mode est aussi celui de l’avant-garde picturale, en 1912 plus que jamais, au moment où Kandinsky, Kupka et Delaunay s’apprêtent à abandonner la figuration pour la “ peinture pure ” et posent la question moderniste de l’être pictural comme langage. L’abandon duchampien s’inscrit dans cette histoire mais non dans cette question. Il l’expose plutôt, et révèle que l’enjeu de la tradition moderne que Duchamp trahit et transmet malgré tout aura été le nom de la peinture, le pacte élémentaire et incertain qui lie l’artiste et son public autour d’un jugement : ceci est un tableau, cela n’en est pas un.
Dégager la résonance stratégique de cet abandon que Duchamp lui-même appela “ une sorte de nominalisme pictural ” demandait qu’à notre tour, nous, les regardeurs “ qui faisons les tableaux ”, abandonnions l’horizon moderniste du questionnement esthétique. Pour comprendre ce que signifie “ ne plus peindre ”, il est peut-être moins nécessaire de savoir ce que veut dire “ peindre ”, que de saisir ce qu’implique “ avoir peint ”. C’est pourquoi la période “ cubiste ” et munichoise de Duchamp est ici analysée, et singulièrement ce Passage de la vierge à la mariée où quelque chose s’est joué de l’ordre de la révélation. C’est pourquoi aussi, l’histoire se confondant pour un instant avec la biographie d’un homme et même avec l’autobiographie qui perce de son œuvre, la psychanalyse est ici convoquée. Elle l’est comme méthode plus que comme théorie, comme champ dont le développement historique a été parallèle à celui de l’art moderne dans une épistémè commune, et enfin comme pratique du Witz révélateur, à prendre, à notre heure, avec un grain de sel tout duchampien.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Art et psychanalyse, encore ? Pour un parallélisme heuristique – L’art et le rêve : Duchamp et Freud – Récits

Passages
. Wunsch aus München – Stratégies – La femme, métaphore de la peinture – De la Vierge à la Mariée – Le Passage – Et le passeur

Intermède théorique

Révélations
. Les deux acmés – Duchamp dans le cubisme – Le réel – Le symbolique

Résonances
. Munich en 1912 – Marcel Duchamp, ouvrier d’art

La couleur et son nom
. « Ces êtres étranges que l’on nomme couleurs » – « Les couleurs dont on parle »

Le readymade et l’abstraction
. Kupka et la question de la couleur pure – Delaunay et la question du métier – Malevitch et la question de l’abandon – Infra-mince

Transitions
. « L’impossibilité du fer » – « La figuration d’un possible » – « Le célibataire broie son chocolat lui-même » – La tradition et l’industrie – Chaudron percé

Gilbert Lascault (art press, avril 1985)

Passage de Münich
Dans le
Nominalisme pictural, Thierry de Duve envisage simultanément ce qui s’est passé dans la vie et dans l’œuvre de Marcel Duchamp au cours d’une l’année-clé, 1912 : abandon de la peinture et peut-être abandon d’une femme. Il établit de plus un parallèle avec l’analyse par Freud de son rêve, « l’injection faite à Irma ». De ce livre touffu, ardu, inattendu, quelquefois drôle et à entrées multiples, plusieurs lectures étaient nécessaires…
 
« Dans son livre, Nominalisme pictural, Thierry de Duve organise (à partir des œuvres et des textes de Marcel Duchamp) des parcours volontairement complexes, labyrinthiques. Parmi de multiples lectures possibles de ce livre, l’une d’elles pourrait privilégier la notion (si difficile à penser) de passage.
Marcel Duchamp est celui qui passe : le voyageur, le passant, le “ jeune homme triste dans un train ”. Il est celui qui traverse, vite, à la façon des “ nus vites ”, le cubisme. Et le train où voyage, momentanément, en 1911, le jeune homme triste est peut-être (suggère Thierry de Duve) celui du cubisme. Il est l’errant, partant en 1912, en un voyage énigmatique (dont le livre masque l’extraordinaire importance) pour Munich. Plus tard, il sera celui qui va de Paris à New York. Il sera le créateur de la Boîte-en-valise (1936-1941), musée personnel mobile, musée d’immigrant, moyen de déplacer à travers les frontières les œuvres d’art. D’autres œuvres de Marcel Duchamp sont allusions au voyage. On n’oublie pas que la Roue de bicyclette (1913) met en évidence une partie d’un moyen de transport. Ready made mou (anticipation sans doute des sculptures molles d’Oldenburg et de Robert Morris), une housse de machine à écrire prend pour titre Pliant... de voyage (1916). Et un lavis, fait à Munich en 1912, s’intitule Aéroplane.
Voyageur, passant, Marcel Duchamp est également témoin des passages : déplacements, initiations, métamorphoses en tous genres. II regarde, opère, met en scène des circulations, des changements d’état. Il se veut observateur de passages et, en quelque sorte, passeur. En août 1912, à Munich, il donne le titre Le Passage de la vierge à la mariée au tableau qui (écrit Thierry de Duve) “ déclenchera un mois plus tard sa décision d’abandonner la peinture ”. Le passage de la vierge à la mariée devrait donc, selon Thierry de Duve, nous aider à penser le passage de la peinture aux ready made. Ce passage pourrait peut-être se penser comme “ dévirginisation ”, changement d’état, jouissance, “ petite mort ” à la rigueur, mais non pas véritable mise à mort, non pas exécution et fin de la peinture. L’on serait amené également à réfléchir à de curieuses conséquences théoriques qu’entraîne la mise en relation de deux types de métaphores : la métaphore du “ dépucelage ” et celle du passage d’une frontière. L’invention des ready made devrait-elle être pensée plutôt comme libération, transgression, dépassement d’une frontière (qui subsisterait après le dépassement) ? Ou plutôt comme un viol irrémédiable, abolition d’un hymen et d’une séparation ? Ou encore, comme déplacement de la frontière ? Ou aussi, comme métamorphose de la limite, même ? Et d’autres hypothèses, peut-être, pourraient être suscitées par ce titre énigmatique : Le Passage de la vierge à la mariée, titre que vient rendre encore plus étrange celui que Marcel Duchamp donnera plus tard au “ Grand verre ” : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Car, si l’on rapproche les deux titres, on se demandera ce que signifie exactement cette “ mise à nu ”, qu’il serait (semble-t-il) assez absurde de considérer simplement comme une litote pudique pour désigner l’acte sexuel.
En tout cas (et quels que soient les problèmes posés par les œuvres et les textes de Marcel Duchamp), cette notion de passage devrait permettre une meilleure approche de ce qu’on appelle la “ modernité ”, que certains ont louée aveuglément, que d’autres combattent comme le mal absolu, que d’autres encore feignent (avec le mot vague de postmodernisme) d’avoir joyeusement dépassée.
Sans doute, faudrait-il apprendre à penser le fulgurant, la métamorphose immédiate qui n’est ni le pur oubli du passé (la “ table rase ”), ni son indéfinie reproduction, ni le progrès. “ Le passage (écrit Thierry de Duve) procède d’un temps ponctuel, d’un saut instantané, de l’exposition extra-rapide. ” Fait à Neuilly, en avril 1912, quelques mois avant le voyage à Munich, un dessin de Duchamp s’intitule Le Roi et la reine traversés par des nus vites. L’une des conditions de l’équivoque modernité serait d’arriver à l’excès de la nudité et de la vitesse. Chaque passage serait, peut-être, coup de foudre...
On notera également que, dans son travail même, le livre de Thierry de Duve ne cesse d’opérer des passages. Il y a les passages (un peu à la manière de Raymond Roussel) d’un mot à un autre mot, plus ou moins homophones : Cézanne / Suzanne ; passeur / pas sœur. D’autre part, le livre tente de lire ensemble, “ en parallèle ” un rêve de Freud (l’injection à Irma) et l’épisode munichois de la recherche artistique de Duchamp ; d’opérer ainsi des passages du psychanalytique à l’esthétique, et réciproquement... Créer des équations réversibles est l’un des buts de Thierry de Duve. Il s’oppose ainsi, par exemple, à l’approche psychanalytique “ traditionnelle ” qui considère la peinture comme une métaphore de la femme, mais qui ne voudrait pas que, pour le peintre, la femme puisse aussi être une métaphore de la peinture. Dans certains cas, ce qu’il dirait des femmes, ce qu’il en montrerait serait une manière de se situer par rapport à la peinture, de se déplacer par rapport à elle...
On se souvient du beau titre que Michel Butor, en 1954, avait donné à son premier roman : Passage de Milan. Sans doute, l’un des effets du livre de Thierry de Duve consiste-t-il à nous obliger à réfléchir sur le “ passage de Munich ” de Marcel Duchamp en 1912, sur les parallélismes qui peuvent exister entre les déplacements géographiques d’un artiste et les métamorphoses de l’art. »

 




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