Le sens commun


Alain Viala

Naissance de l’écrivain

Sociologie de la littérature à l’âge classique


1985
Collection Le sens commun , 354 pages
ISBN : 9782707310255
29.50 €


La littérature n’est pas seulement jeu de formes ou libre exercice de l’imagination ; elle est aujourd’hui valeur sociale de premier plan. Aussi la réflexion critique doit-elle s’interroger sur l’histoire de cette valeur : l’âge classique représente à cet égard un moment décisif.
C’est alors que l’espace littéraire s’est constitué en champ social. C’est alors qu’a pris forme le réseau de ses instances spécifiques : académies, mécénat d’État, droits des auteurs et censure, mais aussi salons littéraires, presse ... C’est alors qu’au sein d’un public plus nombreux et divers, la littérature est devenue objet d’échanges multipliés, tant dans l’ordre marchand que dans l’ordre symbolique. Et, avec une rapidité étonnante, l’École et les palmarès culturels ont consacré les novateurs de l’époque, en ont fait des “ classiques ” au sens strict du terme. L’art d’écrire est ainsi devenue une fonction sociale reconnue.
Statut ambigu cependant, lourd de tensions et de conflits entre les écrivains et les pouvoirs. Exemplaire des effets de prisme qui président aux relations entre le littéraire et le social, cette ambiguïté induit l’équivoque et la duplicité au cœur même des textes. Décapés des mythes du “ Grand Siècle ”, les œuvres illustres, comme les tragédies de Corneille ou les pamphlets de Pascal, mais aussi les ouvrages peu connus, comme les essais critiques de Guéret ou les mazarinades de Dubosc-Montandré, laissent voir dans leurs formes la marque de ces tensions.
La sociologie de la littérature classique ouvre ici la voie de la pragmatique des textes. Car l’imaginaire d’un écrivain c’est, aussi, l’image qu’il construit de lui-même au sein de l’espace littéraire, et son esthétique, la forme qu’il lui donne.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction
Première partie : Le premier champ littéraire
Chapitre 1 : L’essor des académies. Le réseau académique – Les nouveaux doctes – La légitimation et la dérive
Chapitre 2 Les ambivalences du clientélisme et du mécénat. Les deux logiques – La contrainte banale – L’institution du mécénat d’État
Chapitre 3 : Les droits contre les lois. Affirmations du respect et de la paternité littéraires – Un droit inaccompli : la propriété littéraire – Vivre de ses droits d’auteur ? – La codification de la censure
Chapitre 4 : La formation des publics. Aux origines de la presse – Les salons, lieux de médiation – Littérature instituée et littérature enseignée – Les trois strates de publics – Un succès incomplet
Chapitre 5 : Les hiérarchies du premier champ littéraire. Images d’un champ clos – L’ordre des pouvoirs littéraires – La multiple alliance – L’ambiguïté constitutive

Seconde partie : Les premières stratégies d’écrivain
Introduction : Les classes de trajectoires « occasionnels »
Chapitre 6 : Le cursus honorum du littérateur. Les maîtres de l’institution – Les deux générations et le « rattrapage » – Le cursus littéraire comme stratégie sociale – Les bornes de la réussite : l’Histoire de France de Mézeray
Chapitre 7 : De l’audace. La stratégie du succès – L’audace d’inventer – Le prix des stratégies
Chapitre 8 : Trajectoires d’écrivains et milieu littéraire. Le monde qui publie – Trois visions du milieu littéraire – Le « petit monde » des écrivains – Trajectoires sociales : le « tropisme nobiliaire » – La filiation littéraire et ses valeurs – Un milieu et ses attitudes
Chapitre 9 : Le nom d’écrivain. La naissance de l’écrivain – L’apparition de la « littérature »
Conclusion : Consécration confisquée et duplicité
Annexes. 1. Sociétés académiques – 2. 559 écrivains (1643-1665)

Michel Contat (Le Monde, 7 juin 1986)

Radiographie du XVIIe siècle
Naissance de l’écrivain
L’institution de la littérature au XVIIe siècle, à travers les Salons, les académies et le mécénat. Une remarquable étude d’Alain Viala.
 
« (…) Cette étude, savante, mais parfaitement lisible pour le profane, grâce à un style d’une clarté à laquelle l’école de Bourdieu et le maître lui-même ne nous avaient pas toujours habitués, permet de prendre sur l’évolution du statut de l’écrivain une vue, à la fois historique et sociale, qui est pleine d’enseignement pour comprendre son rôle actuel. On souhaiterait pouvoir lire, sur la seconde moitié du XXe siècle, l’équivalent du travail d’Alain Viala sur l’institution littéraire au XVIIe siècle.
Richelieu fonde l’Académie française en 1635, et cette date marque bien un changement en cours dans la situation culturelle en France. L’institution d’une assemblée de lettrés, occupée exclusivement à débattre sur les lettres, est nouvelle parce qu’officielle, mais elle n’est pas absolument sans antécédents.
Les réunions d’écrivains commencent en France au Moyen Âge, les sociétés lettrées destinées à vanter la gloire du prince existent dans l’Italie de la Renaissance, la célébration du roi et l’enseignement des élites sont institués dans la France du XVIe siècle. Mais le mouvement général de création d’académies qui se développe avec la fondation de l’Académie française innove sur deux points essentiels : il se sépare de l’enseignement et il est dû surtout à l’initiative privée. Les assemblées réunissent des spécialistes d’une même discipline. Littérateurs, savants, philosophes, théologiens, forment des groupements distincts et concurrents. Les littérateurs l’emportent, et cette prépondérance des lettres va constituer un fait majeur de la vie culturelle en France jusqu’à aujourd’hui. Dans l’Académie elle-même, un courant mondain gagne rapidement sur les doctes et c’est lui qui codifie la langue légitime : le “ bel usage ” est “ la façon de parler de la plus grande partie de la cour, conformément à la façon d’écrire des meilleurs auteurs ” ; définition célèbre dont les effets n’ont pas fini de se faire sentir.
L’essor des académies et l’autorité de la première d’entre elles n’auraient pu s’assurer si les bénéfices n’en avaient été importants pour les écrivains eux-mêmes : ces assemblées sont des lieux de sociabilité, d’information et de formation continue, de soutien mutuel et de consécration. Elles officialisent et légitiment le personnage social de l’écrivain comme régulateur de la langue et de l’esthétique. Elles garantissent surtout une relative autonomie des écrivains par rapport au pouvoir : grâce à elles, la littérature tend à s’instituer d’une façon indépendante.
Cependant, dans leur ensemble, les académies inclinent au conformisme politique et religieux. Du moment qu’elles doivent leur officialisation à des lettres patentes accordées par le pouvoir, elles sont obligées de le servir dans leurs grandes orientations idéologiques, qui sont monarchique et catholique. À l’officialisation sont liés aussi la gérontocratie et le recrutement des médiocres, puis l’intégration de hauts personnages sans qualifications littéraires ou savantes. À partir de 1670, les académies deviennent de plus en plus des assemblées de “ personnalités ”.
L’autonomie des écrivains est également assurée et menacée par la pratique du clientélisme et le mécénat. L’argent donné en “ gratification ” à l’écrivain par le mécène le “ lave ” symboliquement de sa fortune et sert de truchement à un échange d’affirmations réciproques de la gloire de l’autre : le mécène reconnaît le talent de l’écrivain et celui-ci reconnaît la générosité du mécène.
Le lien de dépendance reste cependant plus fort du côté de l’écrivain. Le plus souvent, ses textes, succession de louanges, de défenses, d’attaques, disent d’abord l’obligation de l’auteur à l’égard de son protecteur, plutôt qu’ils n’expriment une pensée politique propre. L’art consiste alors à se dédire sans se renier, donc à user d’ambiguïté. L’institution du mécénat d’État, qui s’inscrit dans une même logique de la consécration, renforce la prééminence des littérateurs dans la vie culturelle et aussi leur ambivalence à l’égard du pouvoir.
Le recours contre sa dépendance, l’écrivain va le chercher dans le droit, qui doit aussi le protéger contre les plagiaires et les faussaires. Le XVIIe siècle voit ainsi se former une première assise, minime mais non négligeable, pour le statut juridique des auteurs, encore mal assuré aujourd’hui. Du XVIe siècle jusqu’à la Révolution, la propriété littéraire a eu pour référence la pratique du privilège d’édition accordé par le pouvoir royal. Face aux revendications des auteurs, celui-ci, pour d’évidentes raisons de contrôle, a choisi de favoriser les libraires-imprimeurs. Économiquement, l’écrivain dépend alors des libraires qui lui versent ses droits d’auteur, et du pouvoir qui lui sert des gratifications. Ce n’est que par la formation de publics qui le rémunéreraient directement que l’auteur peut espérer conquérir son autonomie en élargissant son marché. Là se trouve l’origine de la presse périodique, qui s’adresse à l’“ honnête homme ” plutôt qu’au “ bel esprit ”.
La lutte pour l’autonomie intellectuelle et économique à l’intérieur d’un réseau de dépendance entraîne une organisation hiérarchique de ce qu’Alain Viala appelle “ le champ littéraire ”, et qui est l’espace social dessiné par la pratique des écrivains. Salons, académies, mécénat, ces institutions possèdent chacune leurs hiérarchies internes et prennent place dans une hiérarchie générale. Dans ce champ structuré et mouvant, l’écrivain doit inventer des stratégies de réussite, passer par un cursus honorum et se faire un nom par la publication d’un livre considérable, œuvre de savoir ou de création. L’âge classique est, historiquement, le temps où la littérature comme art se dégage des Lettres savantes.
La “ pragmatique sociale du littéraire ”, c’est-à-dire la façon dont la littérature s’accomplit dans une société donnée, a connu au dix-septième siècle une période cruciale, montre pour finir Alain Viala. Tendu entre l’autonomie et l’hétéronomie, entre la liberté de l’esprit et la dépendance économique, l’écrivain apparaît marqué par la duplicité, autant dans ses textes que dans ses conduites.
Ainsi comprise, la sociologie de la littérature peut contribuer à reformuler nos interrogations sur les œuvres de l’âge classique. Et, tournant le regard vers nous, cette Naissance de l’écrivain fait réfléchir à ce que celui-ci est devenu sous nos yeux, dans les étranges lucarnes, s’évertuant à plaire à des publics de plus en plus indifférenciés. »

Daniel Oster (La Quinzaine littéraire, 16 juin 1985)

Quand l’écrivain finit par gagner son statut
 
« Serait-il le plus innocent ou passé maître dans l’art de la dénégation, on trouverait difficilement un écrivain qui, aujourd’hui, n’ait pas éprouvé une fois le sentiment confus, ou bien l’illumination, que son activité – écrire, publier – s’inscrit du début à la fin, de la page blanche à la consécration, dans un ensemble de codes, de pratiques discursives et non-discursives (statuts, institutions, cursus, marché) qui vont faire que, pour et par un groupe, restreint ou élargi, de la valeur sera reconnue (ou refusée) à ses ouvrages et la qualité d’écrivain, avec tous ses effets matériels et symboliques, à celui qui les a produits.
Autrement dit qu’il existe, pour reprendre la formule Bourdivine, un champ culturel et, à l’intérieur, un champ littéraire, alors même qu’il est de la spécificité de ce champ littéraire de refouler sans discontinuer sa propre évidence, refoulement qui d’ailleurs s’inscrit parfaitement dans ce champ et y joue le rôle qu’on lui assigne, souvent avec efficacité. Reste que, comme le demandait Barthes en 1960, une histoire, forcément relative, de la littérature (mot à sens variable) ne saurait éviter de se placer d’abord au niveau des fonctions (production, communication, consommation) et des discours d’explicitation et de camouflage qui les accompagnent.
L’expérience prouve que lorsqu’on fait le projet d’“ envisager la situation sociale des écrivains, c’est-à-dire montrer quelles sont leurs compétences, attitudes et stratégies, quels conflits les opposent, et pour quels enjeux, de s’interroger sur les schémas culturels fondamentaux incorporés dans les façons de penser, les habitus qui interviennent dans la création ” – selon la formulation de Viala –, il vaut mieux, prudence, se tourner vers l’archéologie.
À cet égard, le XVIIIe siècle a acquis depuis longtemps ses lettres de noblesse avec les travaux notamment de Jacques Proust, Daniel Roche et Robert Darnton (Bohème littéraire et Révolution, 1983). Si Paul Bénichou voit se dessiner au milieu du XVIIIe les contours de la figure idéale de l’homme de lettres en quête d’un sacerdoce laïque, il faut bien qu’il se soit passé quelque chose entre le moment où Voltaire se faisait bastonner par des hommes de main à la solde de Rohan (1726) et celui où il fut fêté à l’égal d’un dieu par Paris (1778). Apothéose symbolique, qui laissait sur le pavé beaucoup de cette “ canaille de la littérature ” qui avait déjà trouvé dans Rousseau et son “ je ne suis pas un homme de lettres ” de quoi légitimer sa haine d’un establishment dont elle allait bientôt réquisitionner les postes.
Si donc les années 1750 marquèrent le début du sacre de l’écrivain (avec les réserves qui s’imposent sur l’emploi du nom d’écrivain, à propos duquel on risque toujours les pires anachronismes : au début du XVIIe siècle il signifie encore souvent scribe, copiste, et son emploi pour désigner un spécialiste reconnu de la forme, par opposition à auteur, est une des conquêtes de ce siècle), si l’année 1778 marque son apothéose (dont il ne cesse, depuis, de toucher les revenus : on n’emprisonne pas Sartre, bien sûr, mais entre 1610 et 1698 on condamne à mort pour hérésie ou libertinage cinq libraires-imprimeurs et dix auteurs...), on peut suivre Viala quand il fait de l’année 1635 l’année qui marque symboliquement, avec la fondation de l’Académie française, le début de la mise en place d’un champ littéraire doté d’institutions spécifiques.
Le deuxième quart du XVIIe siècle révèle donc le passage d’une pratique molle et restreinte des académies comme lieux de codification et de légitimation des valeurs proprement littéraires à une pratique systématique et extensive. Soixante-dix académies, inégalement réparties sur le territoire, réunissent des groupuscules de gens compétents à la recherche des normes de leur propre distinction et de leur pouvoir. C’est à travers ce réseau élargi que se diffuseront les lumières, c’est à travers lui que se précisent les traits distinctifs du littérateur spécialisé dans les lettres, ou puriste, par opposition au lettré, de tradition humaniste encyclopédique. Tout cela ne va pas d’ailleurs sans tiraillement, d’autant que cette opposition recoupe celle, constante, des tenants du divertissement littéraire noble et des auteurs en voie de professionnalisation à la recherche du consensus linguistique, esthétique et idéologique qui leur assurera une meilleure diffusion (voir l’analyse par Viala de la Comédie des Académistes, de Saint-Évremond).
En affirmant son souci exclusif de la norme linguistique – une langue pour non-spécialistes – l’Académie française devenait l’instance officielle de ceux qui entendaient tirer de leurs écrits le plus gros de leurs ressources symboliques et matérielles. La pratique académique assure ainsi la liaison avec les grands dispensateurs de gratifications (Richelieu, Séguier, Colbert, Condé, Fouquet), c’est elle qui prépare la consécration ou l’extériorise. Avec effet paradoxal : cette tension permanente “ entre la dynamique de l’autonomie et le maintien d’une dépendance obligée ”.
Outre le fait qu’il est sans risque idéologique direct pour l’historien, le XVIIe est de premier choix pour deux raisons essentielles : d’abord parce qu’il permet d’analyser un phénomène d’émergence, celui de la spécificité du littéraire dans le champ culturel et de la fonction d’écrivain dans le champ social, ensuite parce que les effets souvent bénéfiques de l’histoire quantitative sont plus nets quand il s’agit de petits nombres. Viala recense entre 1643 et 1665 environ 2 200 auteurs au sens large, tandis que les listes établies par Costar et Chapelain en vue de gratifications à distribuer par Mazarin et Colbert ne donnent que 120 et 90 noms, dont une bonne moitié n’entrent pas dans la catégorie écrivain au sens étroit.
Peu nombreux, très nombreux à Paris, plus nombreux en Ile-de-France, Touraine, Normandie et Languedoc (la stratégie balzacienne est déjà en place), les écrivains au sens étroit sont d’abord des nobles qui attirent à eux (“ tropisme nobiliaire ”) les petits et moyens bourgeois qui cherchent à s’élever par les lettres. Deux cents “ professionnels ” (qui font profession d’écrire et d’en tirer des avantages matériels et/ou symboliques), parmi lesquels Viala distingue : des aristocrates nantis (ou des bourgeois) affichant l’amateurisme, type La Rochefoucauld ; des bourgeois et nobles moyens qui utilisent toutes les ressources du champ littéraire, type Chapelain ; des petits bourgeois et petits nobles, bien instruits, qui forcent le succès par tous les moyens, type Corneille ; des héritiers de vieille noblesse en porte-à-faux, marqués par le ressentiment, type Tristan. Sans doute la réalité est-elle plus complexe, mais un tel modèle signale que si les revendications peuvent prendre différentes formes, elles existent dans leur spécificité et que des représentations et des statuts s’y produisent et s’y confortent mutuellement.
Différentes logiques entrent alors en concurrence. Celle du clientélisme qui permet aux littérateurs d’obtenir emploi, salaire ou charge, celle du mécénat, logique de reconnaissance accompagnée de gratifications à la fois plus aléatoires et ponctuelles, logique, après la Fronde, du mécénat d’État qui prend la relève du mécénat particulier déclinant. Evidemment les uns et les autres, amateurs et bénéficiaires de gloire et d’avantages, en veulent toujours plus en dispensant moins. Furetière se plaint dans le Roman bourgeois que les mécènes se conduisent trop souvent comme des escrocs et Corneille en 1676 ne l’envoie pas dire : que sont mes gratifications devenues ? Avec 1 500 livres par an, un auteur gratifié peut tout juste se nourrir. Seuls s’en tirent ceux qui savent utiliser à la fois ou successivement l’ensemble des instances, les Corneille, Racine, Saint-Amant et Scarron, tout en cherchant à obtenir le maximum de revenus directs de leurs écrits. Proie facile des libraires-imprimeurs et des plagiaires, l’écrivain poursuit le combat entrepris au siècle précédent (Erasme, Luther) pour ses intérêts moraux (ce texte est de moi) mais aussi matériels (ce texte est à moi).
La multiplication des publications collectives, le développement des périodiques purement littéraires (la Gazette, le Mercure), l’imprégnation des salons par la nouvelle idéologie littéraire, et surtout l’émergence d’une conscience que quelque chose qui serait “ la littérature française ” – encore exclue de l’enseignement – a comme une histoire et que cette histoire peut être écrite, ces différents phénomènes ont contribué à la constitution d’un public littéraire élargi, qui marginalise encore davantage les savants et les lettrés (autres dates symboliques : la création d’une Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1661, et d’une Académie des Sciences en 1666), et où se diffuse l’image du bel esprit, tentative de conciliation des idéaux contradictoires de l’aristocratie et du professionnalisme.
Le champ littéraire étant ainsi constitué, il rend possible l’apparition de véritables stratégies d’écrivain, c’est-à-dire de stratégies qui mettent en jeu le statut social de l’écrivain en tant que tel. À côté des auteurs sans trajectoire ou occasionnels, le plus nombreux, ceux que leur activité sociale conduit à publier (avocats, prêtres, savants), ou des amateurs éclairés, il y a ceux qui pratiquent délibérément le cursus, type Chapelain, Ménage ou Pelisson. Littérateurs besogneux, volontiers polygraphes, ayant choisi l’ubiquité et l’entrisme, ils cherchent des légitimations multiples. Ce qui n’est pas facile. La sélectivité des institutions peut entrer en conflit avec l’attente du public élargi. D’où la nécessité, parfaitement repérée par Viala, de mettre au point une manière d’écriture qui puisse satisfaire toutes les instances, un style moyen ou “ naturel ” qui serait une “ conciliation fantasmée ”. Le cursus impose une norme et une forme, mais aussi un délicat équilibre : les ébranlements de carrière, les marginalisations ne sont pas rares.
Quelques-uns tentent et réussissent le coup de force qui consiste à brûler les étapes pour toucher le plus vite possible le public élargi. C’est le cas de Racine qui passe en 1664 du cursus lent à une opération de conquête rapide de la renommée. C’est le “ surtout gagnons la voix publique ” de Corneille. Ils n’ont pas rompu avec l’establishment mais c’est l’establishment qui vient à eux avec le succès. Stratégie balzacienne qui a déjà ses Rubempré : Brébeuf, Sorel, et surtout Tristan qui vit difficilement les contradictions entre les différentes contraintes du clientélisme, du cursus et du succès.
La qualité du livre d’Alain Viala appelle quelques remarques. La première est qu’en analysant la sociologie de champ littéraire au XVIIe siècle en disciple de Bourdieu, réalisant ainsi le projet défini par Barthes (à la suite de Lucien Febvre) en 1960, Viala rend en fait hommage aux travaux de ses prédécesseurs : H. J. Martin, Picard, Fumaroli, Pintard, Mousnier, et bien d’autres.
Son deuxième mérite est d’affiner considérablement la problématique goldmanienne en montrant ce qui, dans l’œuvre d’un Racine, relève non pas d’homologies de structures entre les œuvres et les visions du monde mais de la logique de la multiple alliance, aussi bien que la nécessité d’une esthétique ouverte opposée à celle des nouveaux doctes, qui se fait jour chez Corneille, Saint-Amant ou Molière : conflits de formes relevant de la mobilité des cursus. Pas question d’ailleurs d’identifier mécaniquement la naissance de l’écrivain à la montée de la classe bourgeoise : c’est l’aristocratie qui fournit les structures, les places, les cadres, l’idéologie, les valeurs et qui pratique à son tour l’entrisme. Le troisième est d’avoir bien montré les limites, au moins les paradoxes et les ambiguïtés, d’une émancipation dans un système où les éléments d’hétéronomie (dépendance) conservent plus de force que les éléments d’autonomie, d’où les effets de duplicité, y compris de duplicité formelle, constants au XVIIe malgré la relative transparence du champ.
Peut-être aurait-il été bon d’indiquer en perspective tout ce qui, de ce champ littéraire en voie de formation et conflictuel se conservera jusqu’à nos jours, où le mécénat d’État a pris des allures plus subtiles, voire plus sournoises, qui coexistent parfaitement avec des idéologies libertaires chez ceux qui en bénéficient directement ou indirectement.
De même les avatars du conflit entre l’idéologie aristocratique et les réussites de la professionnalisation au XIXe, qui atteint son paroxysme avec le symbolisme. Si la conquête du pouvoir par l’intelligentsia des Lumières s’inscrit dans ce même champ qu’elle amplifie à tous égards, la position hétérodoxe d’un Rousseau, pour qui l’appartenance à la République des lettres ne détermine plus à elle seule la dignité de l’écrivain (ne refuse-t-il pas ostensiblement la duplicité des livriers ?), signale un siècle plus tard une zone d’ébranlement du consensus et légitimera par la suite des stratégies totalement schizophréniques et dénégatives.
L’analyse du champ, des institutions et des fonctions, débouche ainsi tout naturellement sur celle des représentations qui les transgressent, les dérobent, les substantifient – et les font passer dans l’imaginaire social. »

 




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