Romans


Jacques Serena

L’Acrobate


2004
128 pages
ISBN : 9782707318862
13.20 €
25 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Quand on est enfin parvenu à vivre en sécurité avec ce qu'il y a de mieux comme femme qui, de surcroît, fait du poulpe en daube, on pourrait se contenter d'apprécier.
Et oublier ces nuits où l'on ne pouvait s'empêcher de partir en quête de ces filles au bout du rouleau, sous prétexte qu'elles rappelaient Sophie Roche, celle qui apparaissait souvent dans nos crises et qu'on avait même cru reconnaître, parfois, ici ou là.
On aurait peut-être fini par aimer le poulpe en daube, s'y tenir, en véritable acrobate, si, un jour, une de ces filles n'était pas revenue frapper à notre porte.

Norbert Czarny (La Quinzaine littéraire, 2004)

La fièvre
Tenir en équilibre, entre deux femmes, deux périodes de sa vie, entre deux phrases ou paragraphes, tel semble le défi auquel est confronté le narrateur, cet acrobate qui donne son titre au dernier roman de Jacques Serena. On sent bien que la position est précaire et qu'il suffit d'un rien pour que tout bascule.
 
 L’agacement du narrateur pointe dès le début de ce court roman, dont la lecture se fait pourtant lentement, pour des raisons que nous verrons. Agacé, cet “ auteur ” l'est par les allées et venues de Lagrange, sa femme, une jolie blonde aux formes rondes. aimable, simple, qui est pour lui aux petits soins : “ Tranquillité, sautillements, sourires et gelée de pastèque. ” Outre le poulpe en daube, elle ne cesse de cuisiner des plats qu'il cite sans toutefois les décrire, signifiant ainsi le soin qu'elle lui accorde. Lagrange est une ménagère modèle, et on se demande ce qui lui manque pour être la femme idéale.
On ne se le demande pas très longtemps : il lui manque la “ fièvre ”. Décliné à travers les divers termes de sa famille, ce mot revient souvent dans le roman de Serena : fébrile, le narrateur a connu ses instants les plus forts avec une certaine Sophie Roche, aussi brune et maigre que Lagrange est charnue, aussi sale et désordonnée que son actuelle compagne est soucieuse de propreté. Mais voilà, elle était l'ardeur, la vie, porteuse de cette folie dont Lagrange est dépourvue. “ Malheur à qui abandonne lâchement sa saleté pour la propreté d'autrui ”, lance-t-il ainsi, comme pour déplorer sa confortable servitude. Le narrateur sort rarement de sa mezzanine ; il ne cesse d'écrire, trompant davantage l'ennui qu'il ne crée vraiment. Lagrange lit ce qu'il écrit et fait des remarques sur ce qu'elle juge “ de mauvais aloi ”. Lorsqu'il sort, c'est pour retrouver dans la ville l'une de ces “ fébriles ”, de pauvres jeunes femmes qui essaient de gagner leur vie en faisant du démarchage à domicile, pour vendre des aspirateurs. Sophie Roche aurait pu être l'une de ces représentantes sans conviction, et le narrateur la cherche, jusqu'au moment où pensant l'avoir retrouvée, il la fera travailler comme femme de ménage.
Le roman de Serena est au fond d'une simplicité biblique : histoire de rivalité, quête d'un bonheur qu'on ne peut jamais trouver, il se résume à presque rien. Et pourtant il résiste. L'écriture est prise de cette fièvre qui atteint les personnages (Lagrange exceptée), d'une fièvre propre aux romans de Serena. Sa façon de bâtir la phrase donne la sensation du déséquilibre qui met en danger l'acrobate. Cela tient parfois à l'absence de pronoms personnels ou de déterminants. Ou bien à des inversions du sujet qui ressemblent à des pirouettes. Mais rien de gratuit, d'inutile dans ce procédé. Le désordre introduit par le retour inopiné de Sophie Roche ne peut se dire autrement que par un désordre de la phrase. Ou par une suspension. On devrait observer de près le travail sur le rythme auquel se livrent un certain nombre d'écrivains des Éditions de Minuit, car ce qui est vrai de Serena l'est aussi d'Echenoz, d'Oster et de Gailly (Et on ne saurait oublier leur “ père spirituel ”, Beckett qui joue si aisément avec la syntaxe). L'influence du jazz est patente dans Dernier amour de Gailly, qui place ses points au milieu des phrases comme Thelonious Monk plaque ses accords, laisse la phrase en suspens. La remarque vaut aussi pour Serena dont le jeu sur les rythmes renvoie plutôt à la syncope du rock, dans certaines de ses formes les plus extrêmes. “ Destroy ” disait-on à l'époque des punks. Sophie Roche est “ destroy ” et les phrases pilent brusquement devant cette femme au “ visage mortuaire ”. Quelquefois, (on s'amusera à compter les “ et ” page 15), la répétition d'un mot est comme une vrille qu'on enfonce ; la chute est inéluctable, programmée, dès lors que les “ fiévreuses ” entrent en scène.
Il y a quelque chose de désespérant dans cet univers qui ne parvient jamais à atteindre et préserver un bonheur simple. Avec Lagrange, l'idylle repose sur le silence et des sourires convenus, sur le renoncement à ce qu'il était avant ; avec Sophie, la fièvre emporte tout sur son passage. Ce serait oublier la distance, l'ironie sur lui-même et sur les autres avec laquelle le narrateur rapporte les faits. Serena se moque de “ l'auteur publié ”, qui a écrit “ un monologue créé par Jeanne B. l'actrice ”. Il y revient à plusieurs reprises, comme certains rappellent les médailles qu'ils ont reçues. L’écart avec Lagrange est sensible jusque dans l'espace, et l'autodérision est là aussi perceptible : “ Comment peut-elle aussi benoîtement s'intéresser à la place d'un napperon alors qu'à pas même un mètre au-dessus de sa tête cherche à se fomenter un monde dont elle n'a pas idée. ” Cela vient parfois par surprise, au terme d'un paragraphe, donnant à ce que l'on vient de lire un éclairage alors différent, provoquant aussi le rire. Serena joue également sur l'aphorisme, créant ainsi une rupture avec la syntaxe saccadée, désarticulée.
Le narrateur confiné dans sa mezzanine cherche une vérité, peut-être déjà donnée au début du roman, et que Lagrange ne comprend pas : “ on vit ce qu'on écrit et n'invente donc rien, jamais. ” 

Patrick Kéchichian (Le Monde, 27 août 2004)

Les nuits fiévreuses de Jacques Serena
 
 Jacques Serena est un radical, un extrémiste plein de douceur. Il connaît, a vu, a éprouvé, l'énorme violence du monde, toute la brutalité qui régit les rapports humains. II a habité cette Basse ville – qui donne le titre à son deuxième roman (Éditions de Minuit, 1992) – où se concentre la misère urbaine et le délaissement social. Sa révolte est patente, nullement angélique. Pas question d'accepter, d'être complice. Il faut se cabrer. Il faut écrire contre cette fatalité qui laisse sans voix. L'écart artiste, l'indifférence ou le repli sur soi, très peu pour lui.
Mais Serena n'en rajoute pas pour autant, ne crie pas, n'élève pas sa propre voix. Étrange douceur en effet, comme crispée, douloureuse, qui fait mal à entendre. La nature si particulière des phrases de Jacques Serena, l'intensité de sa syntaxe en état de crise permanente, tout son travail en perpétuel mouvement sur la langue et le style, expriment cette radicalité et cette violence, cette douceur et cette révolte.
Avec un humour grinçant et perturbateur qui attaque les conforts de lecture. “ L'écriture, pas moyen de l'empêcher d'aller où elle veut. Si elle veut revenir tourner autour d'un soir en particulier, nous y revoilà. Pas à tortiller, il faut suivre. Plus qu'à essayer, tant qu'on peut, quelques omissions, là ou là. Mais on peut mal, avec les faits de certaines nuits, omettre. Espérer oublier, à force, et encore. Pas trop espérer. Et est-ce qu'on espère vraiment, c'est ça aussi. ” L'Acrobate, son cinquième roman, est justement une surprenante parabole sur l'homme qui écrit, qui ne peut faire que cela et qui vit cependant dans le monde ordinaire. Homme nerveux à l'esprit inquiet et hanté par son passé, “ une ère glauque où j'étais toujours mal ”, le narrateur, comme il l'indique lui-même avec une imperceptible ironie, est à présent un “ auteur publié, invité aux cocktails... ”.
Il travaille sur une mezzanine, en surplomb d'un appartement propret tenu par sa proprette compagne sans prénom, Lagrange. Celle-ci est la lisse représentante du monde des “ épouses ”, femmes non seulement dévouées mais dotées de charmes, de séduction et de sensualité rayonnante, bonnes cuisinières, amoureuses pleines de santé, de gaieté et d'allant.
À leur côté, la sécurité et le bien-être sont des promesses tenues. Et la mezzanine ressemble à un douillet refuge pour produire des livres douillets, penser à sa carrière. Mais l'homme qui écrit a besoin de puiser ailleurs son inspiration. II a besoin de ce qu'il nomme les “ fiévreuses ”, femmes nocturnes appartenant à cette “ époque glauque ”, “ fébrile ”, à l'opposée des premières. Perdues, défaites, “ du genre vraiment aigu, plat, sec, raide (...) Rien à voir ni de près ni de loin avec l'idée de richesse ou de douceur... ” La compassion, ici, remplace la séduction.
Une incurable nostalgie, dont il tente en permanence de s'expliquer – d'écrire – le motif, anime le narrateur, le faisant sans cesse retourner à cette nuit. Une nuit que Jacques Serena, avec un art inimitable, rend proche, habitable, humaine. 

Jean-Baptiste Harang (Libération, 21 octobre 2004)


 Le mot acrobate, qui figure en gros et bleu sur la couverture (et sur son dos, aux bons soins de l'éditeur), est absent du livre. Vous pouvez chercher, pas le moindre acrobate là-dedans, ni le mot, ni la chose. Ni funambule, équilibriste, contorsionniste, ni saut périlleux arrière, avant, ni roulade, ni galipette, pas la moindre pirouette, personne pour faire la roue, ni homme ni paon, ni même un simple cloche-pied. À moins, forcément, de considérer que celui dont la vie ne tient qu'à un fil comme l'araignée qui descend le long de sa bave filée est un acrobate, que l'enfant ou l'ivrogne qui risque sa vie en évitant de marcher sur les joints des dalles de trottoir est un acrobate, que celui qui se raccroche aux branches lorsque rien ne va plus est un acrobate, vu comme ça, bien sûr le narrateur de L'Acrobate est un cascadeur du fil de l'eau, un fil-de-fériste barbelé, un trapéziste violent. Un homme malheureux qui se déplace sur la pointe des pieds (en grec l'acrobatos est un danseur de corde, au sens propre “ celui qui marche sur ses extrémités ”), il marche sur des œufs, il ne sait pas sur quel pied penser. Pire qu'un acrobate  : c'est un homme coupé en deux, écartelé par l'idée qu'il se fait des femmes, les fiévreuses qu'on ne saurait épouser et les épouses dont aucune fièvre n'est à espérer. Notre homme se penche parfois au garde-fou de sa mezzanine pour observer le monde d'en bas, au rez-de-chaussée où vit Lagrange, sa parfaite épouse sans prénom, alors que là-haut, sur son balcon, il poursuit par écrit quelque fille famélique, enfiévrée, une Sophie Roche comme il les appelle, pour la voir nue, pour avoir peur de lavoir nue, ou ne pas oser lui parler. Vous parlez d'un acrobate. (...)
Bien sûr, une Lagrange finira bien par prendre une Sophie Roche comme femme de ménage et le narrateur par faire l'acrobate entre les deux, et écrire  : “ Malheur à qui abandonne lâchement sa saleté pour la propreté d'autrui. ” Un acrobate n'est pas qu'une bête de cirque, c'est aussi un petit marsupial d'Australie de la famille des phalangéridés, la famille c'est sacré, pourvu, comme les chauve-souris, d'une membrane alaire qui l'aide à sauter de branche en branche, on l'appelle également souris volante, ou voltigeur. Le voltigeur est un cigare qui se consume par les deux bouts, comme la vie dont Pierre Bergounioux disait qu'elle n'est qu'“ un petit moment d'individuation entre deux éternités de néant ”. C'est ce que Jacques Serena veut dire quand il dit  : “ On écrit dans sa chute. ” Mais il a encore soif et préfère continuer d'écrire. 

 




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