Le sens commun


Oswald Ducrot

Les Mots du discours


1980
Collection Le sens commun , 240 pages
ISBN : 9782707302946
29.00 €


À chaque détour d’un discours apparaissent des expressions qui permettent à celui qui parle de manifester sa présence, en révélant un dire caché derrière le dit : elles marquent l’attitude du locuteur vis-à-vis de ce qu’il communique, celle qu’il veut imposer aux personnes à qui il s’adresse ou encore l’organisation qu’il prétend donner à son discours.
C’est donc dans ce sens qu’Oswald Ducrot répond par l’affirmative à la question de savoir si la linguistique peut être utile pour l’analyse des textes et si l’analyse des textes peut être utile à la linguistique. En effet, l’une comme l’autre sont liées : la linguistique qui sert l’analyse de texte, une linguistique qui se sert de l’analyse de texte.
Les différentes études rassemblées dans cet ouvrage apparaissent de façon indissociable comme des descriptions de mots à partir d’exemple et comme des propositions pour l’interprétation de ces exemples. La conjonction Mais est analysée à travers ses emplois dans deux scènes de la pièce de Feydeau, Occupe toi d’Amélie, l’interjection Eh bien dans Le Voyage de Monsieur Perrichon de Labiche. Les autres expressions, Je trouve que, D’ailleurs et Décidément sont étudiées comme les précédentes, c’est-à-dire sans chercher à trouver l’information qu’elles apportent dans le discours mais au contraire en essayant de cerner le rapport qu’elles marquent entre le locuteur et la situation.
On voit alors ce qui est particulièrement intéressant dans la démarche d’Oswald Ducrot, par rapport à l’histoire de la linguistique. Il donne les éléments d’une nouvelle théorie : celle qui consiste à considérer l’énoncé dans sa matérialité, autrement dit comme la réalisation d’une phrase de la langue – elle-même dotée d’une signification et ensuite à s’intéresser au sens de l’énoncé en admettant que ce dernier, même s’il n’est pas arbitraire, ne s’impose jamais, de façon absolue.
 Comprendre un discours, nous dit Ducrot, c’est toujours imaginer des stratégies, et la linguistique peut y aider dans la mesure où elle donne aux mots, donc aux phrases, des significations qui obligent, pour se laisser transformer en sens, à reconstituer les débats dont le discours est le lieu


‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

1.  Analyse de textes et linguistique de l’énonciation  (Oswald Ducrot)
2.  Je trouve que  (Oswald Ducrot)
3.  Mais occupe-toi d’Amélie  (Sylvie Bruxelles, Oswald Ducrot, Éric Fouquier, Jean Gouazé, Géraldo Dos Reis Nunes, Anna Rémis)
4.  Décidément : la classification dissimulée  (Sylvie Bruxelles, Anne-Marie Diller, Oswald Ducrot, Éric Fouquier, Jean Gouazé, Anna Rémis)
5.  Eh bien ! le russe lui a donné cent francs  (Christine Sirdar-Iskandar)
6.  D’ailleurs ou la logique du camelot  (Danièle Bourcier, Oswald Ducrot, Éric Fouquier, Jean Gouazé, Luc Maury, Thanh Binh Nguyen, Laurence Ragunet de Saint Alban)

Note sur la polyphonie et la construction des interlocuteurs (Oswald Ducrot) – Références bibliographiques – Index des notions – Index des expressions étudiées

‑‑‑‑‑ Extraits de presse ‑‑‑‑‑

La menue monnaie du discours
 
 Le plaisir intense que l’on éprouve à la lecture du dernier ouvrage d’Oswald Ducrot, qu’il signe avec plusieurs de ses élèves, provient tout d’abord, et tout crûment, de la satisfaction de voir des linguistes qui trouvent. Les descriptions qu’on nous propose, outre leur rigueur et leur probité, ont cette acuité qui déclenche, comme pour l’étymologie, un sentiment d’adhésion à la langue, et de plénitude. Et ceci d’autant plus que les phénomènes étudiés se dissimulent sous leur fréquence et leur banalité même. “ Je trouve que ”, “ mais ”, “ décidément ”, “ eh bien ! ”, “ d’ailleurs ”, menue monnaie du discours, et qu’on eût pensé indignes des numismates de la chaîne signifiante, recèlent soudain des contraintes d’emploi aussi étonnantes qu’immédiatement tangibles, révèlent des opérations complexes, et passablement retorses.
Vanter la fécondité de cette “ sémantique linguistique ” ne saurait cependant la réduire à un empirisme heureux. L’honnêteté de ces chercheurs, en effet, les conduit à présenter en termes simples (qui impliquent toutefois la vigilance du lecteur) les résultats, estimés au plus juste, d’une analyse, sans rapporter à tout instant le vaste savoir linguistique et philosophique qu’elle suppose, ni le projet théorique d’ensemble dans lequel elle s’inscrit. Chaque description particulière, aussi précise et technique qu’elle soit, n’est qu’un argument produit en faveur d’une théorie du langage, dont Oswald Ducrot, dans le chapitre initial, rappelle les postulats, et les implications. Il ne s’agit de rien d’autre que de se donner une image de la production du sens.
Pour cela, Ducrot propose de distinguer, d’une part la phrase, objet abstrait décrit par le linguiste, dotée d’une signification, laquelle consiste principalement en instructions de décodage, d’autre part l’énoncé de cette phrase, par lequel elle acquiert un sens, que l’auditeur construit à l’aide des instructions et de la situation de communication. D’où l’importance cruciale de ces petits “ mots du discours ” (ainsi mais, dans Jeanne est venue, mais elle était avec sa mère), qui apportent moins une information, qu’ils n’indiquent où chercher, dans la situation d’emploi, pour construire le sens (la proposition introduite par mais s’oppose à la conclusion que l’énonciateur pense que son destinataire a tirée de la proposition Jeanne est venue). La pratique langagière est inséparable d’une activité imaginaire et mentale, ainsi que des savoirs éphémères de la conversation ; elle est ce lien complexe, et sans doute faiblement informatif, reliant le locuteur (dans la voix duquel peut passer un énonciateur fictif) à un allocutaire (qui peut ne pas être le destinataire réel).
La sémantique linguistique que présente aujourd’hui Ducrot est ainsi davantage énonciative, pour ne pas dire pragmatique, et moins liée à une mécanique logique et soliloquée ; pour prendre l’exemple, classique, de la présupposition “ Je ne fume plus ”, décrit jusqu’ici comme l’adjonction d’un posé “ je ne fume pas ” à un présupposé “ je fumais ”, reçoit maintenant une description polyphonique, la voix du locuteur-énonciateurl disant “ je ne fume pas ”, se mêlant à celle d’un énonciateur 2 (le locuteur + peut-être l’allocutaire + la communauté de tous ceux qui étaient au courant) : “ Celui dont on parle fumait ”. Polyphonie, théâtre des représentations, comédie humaine.
On comprend dès lors le rapport constitutif qu’entretient une telle théorie sémantique avec l’étude des textes littéraires : elle y trouve des situations de production du sens inattendues, mettant à l’épreuve ses hypothèses, elle apporte en retour des interprétations nouvelles. Mais on ne s’étonnera pas que Ducrot ait délaissé Montesquieu et Pascal, dont il démontait naguère la logique, au profit de Labiche et de Feydeau. Le boulevard, qui mécanise la conversation mondaine, en montre les ressorts, et les ficelles, jusqu’à la caricature, est un terrain d’étude privilégié pour ceux qu’intéresse cette argumentation inéluctable qu’est la pratique de la langue.
Il y a sans doute plus. On sait la cruauté extrême du théâtre de Labiche ; et l’on peut croire que Ducrot et son équipe ont trouvé dans cette œuvre, outre de nombreux emplois remarquables de connecteurs, l’image de leur pessimisme foncier. Pour la sémantique linguistique on l’a dit, énoncer une phrase consiste à fournir au destinataire des indications utiles au décodage, – mais c’est aussi lui donner l’ordre de pratiquer cette interprétation.
L’acte de langage est un acte d’autorité. Tout énoncé est une mise en demeure : l’impératif, par définition, mais aussi l’interrogation, qui est exigence de réponse, le modeste “ eh bien ! ”, qui “ force à poursuivre le dialogue ”, etc., – jusqu’à l’innocente assertion. Affirmer place le destinataire dans la position de croire ou bien de vérifier, – modifie, à tout le moins, son statut juridique conversationnel. Le sujet parlant, en un mot, assujettit. Tout dialogue est donc, dans cette optique, une lutte de pouvoirs, d’autant plus pervers qu’ils manipulent clandestinement. On est frappé de rencontrer, sous la plume de ces intellectuels tolérants et cultivés, un vocabulaire tout droit venu de l’École de guerre : “ stratégie ”, “ manœuvre ”, “ opération ”, etc. On parlera certes trop vite de lecture idéologique, ou de signe des temps les faits (qu’on dit têtus) sont là, et bien malin qui donnera une meilleure description de ces mots du discours. Il serait curieux que la science de la communication, dans son avancée extrême, retrouve la formule que grava la sagesse, ou la malignité antique : homo loquens homini lupus
Bernard Cerquiglini (La Quinzaine littéraire, 16 mars 1980)


 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année