Le sens commun


Pierre Bourdieu

La Noblesse d’État

Grandes écoles et esprit de corps


1989
Collection Le sens commun , 576 pages
ISBN : 9782707312785
30.00 €


Pour parler aujourd’hui non des puissants, comme certaine histoire, ou du pouvoir, comme certaine philosophie, mais des jeux sociaux, les champs, où se produisent les différents enjeux de pouvoir et les différents atouts, les capitaux, nécessaires pour y triompher, il faut mobiliser toutes les ressources de la statistique, de la théorie anthropologique et de l’histoire sociale. Comment s’est constituée la configuration singulière de pouvoirs, intellectuels, politiques, bureaucratiques, économiques, qui domine les sociétés contemporaines ? Comment ces pouvoirs, notamment ceux qui s’autorisent de l’autorité conférée par l’École, obtiennent-ils notre reconnaissance ? Qu’est-ce que la compétence dont se réclament les technocraties ? Le travail de consécration qu’accomplit l’institution scolaire, notamment à travers les grandes écoles, s’observe dans l’histoire, à des variantes près, toutes les fois qu’il s’agit de produire une noblesse ; et les groupes socialement reconnus, en particulier les grands corps, qui en sont le produit, fonctionnent selon une logique tout à fait semblable à celle des divisions d’Ancien Régime, nobles et roturiers, grande et petite noblesse. La noblesse d’État qui dispose d’une panoplie sans précédent de pouvoirs, économiques, bureaucratiques et même intellectuels, et de titres propres à justifier son privilège, titre d’écoles, titres de propriété et titres de noblesse, est l’héritière structurale – et parfois généalogique – de la noblesse de robe qui, pour se construire comme telle, contre d’autres espèces de pouvoirs, a dû construire l’État moderne, et tous les mythes républicains, méritocratie, école libératrice, service public.
Grâce à une écriture qui alterne l’humour de la distance avec la rigueur du raisonnement statistique ou de la construction théorique, Pierre Bourdieu propose une réalisation accomplie d’une anthropologie totale, capable de surmonter l’opposition entre l’art et la science, l’évocation et l’explication, la description qui fait voir et le modèle qui fait comprendre. Déchirant l’écran des évidences qui protègent le monde familier contre la connaissance, il dévoile les secrets de la magie sociale qui se cache dans les opérations les plus ordinaires de l’existence quotidienne, comme l’octroi d’un titre scolaire ou d’un certificat médical, la nomination d’un fonctionnaire ou l’institution d’une grille des salaires.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Prologue : Structures sociales et structures mentales

Première partie :
Les formes scolaires de classification
Chapitre 1 
: Pensée dualiste et conciliation des contraires. La discipline des esprits – Le privilège de l’aisance – Academica mediocritas.
Chapitre 2 : Méconnaissance et violence symbolique. Une machine cognitive – Le jugement des pairs et la morale universitaire – L’espace des vertus possibles.
Annexes : 1. L’origine sociale des lauréats du concours général (1966-1986) – 2. Élection et sursélection – 3. Quelques thèmes marquants de deux dissertations couronnées – 4. Quatre portraits de lauréats.

Deuxième partie : L’ordination
Chapitre 1 : La production d’une noblesse. Forcing et forçage – L’enfermement symbolique – Une organisation dualiste.
Chapitre 2 : Un rite d’institution. Consacrer ceux qui se consacrent – L’ascèse et la conversion – Noblesse oblige.
Chapitre 3 : Les ambiguïtés de la compétence.
Annexe : Quelques documents sur la vie dans les classes préparatoires et les grandes écoles.

Troisième partie :
Le champ des grandes écoles et ses transformations
Chapitre 1 : Un état de la structure. Le modèle – Grande porte et petite porte – L’espace des grandes écoles : une structure chiasmatique – Une matrice de préférences – Positions, dispositions et prises de position – L’esprit de corps – Dévoyés et fourvoyés.
Chapitre 2 : Une histoire structurale. Variations et invariants structuraux – Les guerres de palais – Voies détournées et écoles refuges.
Annexes : 1. Le discours de célébration – 2. La méthode – 3. Les principales données statistiques sur les plus grandes écoles – 4. L’aveuglement.

Quatrième partie :
Le champ du pouvoir et ses transformations
Chapitre 1 : Les pouvoirs et leur reproduction. La structure du champ du pouvoir – Les stratégies de reproduction – Le mode de reproduction familial – Le mode de reproduction à composante scolaire – La gestion familiale de l’école.
Chapitre 2 : Écoles du pouvoir et pouvoir sur l’économie. Patrons d’État et patrons familiaux –  La noblesse de la classe bourgeoise  – L’ élite  – Le sens de l’évolution – Le privilège des robins.
Chapitre 3 : Les transformations du champ du pouvoir.
Annexes : 1. Le champ du pouvoir économique en 1972 (analyse des correspondances) –2. Positions dans le champ et prises de position politiques – 3. Une journée ordinaire d’un homme de relations – 4. Affinités électives, liaisons institutionnalisées et circulation de l’information – 5. Ambroise Roux  désamorce la bombe Riboud 

Cinquième partie :
Pouvoir d’État et pouvoir sur l’État
La magie d’État – Les robins et l’invention d’État – L’allongement des circuits de légitimation.

ISBN
PDF : 9782707338167
ePub : 9782707338150

Prix : 20.99 €

En savoir plus

Claude Jannoud (Le Figaro, 21 mars 1989)

L’aristocratie des grandes écoles
 
 La Noblesse d’État est un ouvrage imposant et dense, nourri de statistiques, d’enquêtes, de documents, qui fera grincer des dents. Cette fois, Bourdieu s’attaque à un gros morceau. Les grandes écoles produisent la noblesse des sociétés rationalisées. Les effets du titre d’élève ne s’annulent jamais. Tous les normaliens et polytechniciens ne deviennent pas président de la République ou prix Nobel, mais le grand écrivain, le mathématicien illustre servent le prestige de tous.
L’esprit de corps est l’affirmation d’un privilège inaliénable. La différence entre la noblesse d’hier et celle d’État est que la première était héréditaire alors que la seconde se recrute par concours. Contraste artificiel : Bourdieu n’a aucun mal à démontrer, statistiques à l’appui, que l’institution scolaire reproduit les classements sociaux préexistants. Les étudiants qui disposent d’un patrimoine culturel ou économique fournissent l’essentiel des contingents des grandes écoles. Les fils de professeurs entrent à Normale, ceux des hommes d’affaires à HEC, etc. Les exceptions, les “ miraculés ” sont les plus attachés à leur dignité.
L’agrégation au corps est une façon d’établir des frontières intangibles avec le reste. La stratégie de reproduction des pouvoirs, fondée sur l’inclusion et l’exclusion, l’est aussi sur la dénégation. Il faut transcender les règles pour ne pas les transgresser. Pour faire reconnaître ses privilèges, la noblesse d’État doit être convaincue de leur bien-fondé. Un chapitre passionnant concerne la description des opérations quasi magiques par laquelle la noblesse d’État vit ses privilèges comme un devoir. Le travail, l’ascèse deviennent rites d’initiation. On consacre ceux qui se consacrent au savoir.
Il n’y a pas de “ deus ex machina ”, de maître invisible, qui organiserait cette stratégie de reproduction, encore moins de causes finales. L’adaptation aux structures est permanente, spontanée et inconsciente, en vertu d’un extraordinaire jeu du hasard et de la nécessité. On retape sans cesse le système pour l’adapter à la mode et aux besoins du jour.
Aujourd’hui, alors que le diplôme scolaire a de plus en plus de poids dans le secteur privé, il y a une nouvelle carte des écoles permettant aux détenteurs du patrimoine économique de maintenir et même de renforcer leurs places. Souci auquel répondent les écoles de gestion qui poussent comme des champignons.
L’ENA occupe une position dominante : étrange destin que celui de cette école qui fut créée pour démocratiser la haute fonction publique et qui incarne aujourd’hui un monopole sans précédent. Au commencement, elle accueillait des élèves moins sélectionnés scolairement que ceux des grandes écoles et issus des familles plus riches en capital économique qu’en capital culturel. Comment la voie détournée est-elle devenue la voie royale ? L’ENA préfigure un modèle culturel où les détenteurs du pouvoir économique et politique seront de plus en plus investis de la légitimité intellectuelle. Evolution qui suscite des remous. Aujourd’hui, beaucoup d’élèves de Normale, qui fut longtemps la fille aînée de la République, sont en proie au doute, postulent à l’ENA. L’école de la rue d’Ulm redevient ce qu’elle était à l’origine, elle forme des professeurs. Le mythe des trajectoires extraordinaires qui justifiait tous les sacrifices et investissements est de moins en moins crédible. C’est la fin d’autant plus amère d’un rêve que l’intellectuel autonome est en voie de disparition dans la nouvelle configuration. D’où un repli sur soi, des réflexes de rejet, similaires finalement à ceux des petits commerçants.
Cette menace qui pèse sur l’intellectuel humaniste, style Sartre ou Aron, indispensable à bien des égards, constitue un danger. Le processus d’exclusion par les concours qui commence dès le lycée en représente un autre. Les clivages entre les deux institutions scolaires (grandes écoles et universités) sont encore plus rigides. Mai 68 n’aura compté pour rien. En fait, il s’agit d’un phénomène universel. On enregistre des évolutions similaires dans des pays dits libéraux comme les États-Unis ou le Japon.
Ce livre suscite un sentiment d’impuissance. Il serait complètement pessimiste si, dans les dernières lignes, Bourdieu ne dispensait pas un frêle motif d’espoir : “ L’universalisation symbolique des intérêts particuliers, même si elle est entreprise à des fins de légitimation ou de mobilisation, fait inévitablement avancer l’universel. ” Acceptons-en l’augure. 

Marc Ragon (Libération, 27 avril 1989)

Les gardes du Corps
Vingt-cinq ans après
Les Héritiers, Pierre Bourdieu élargit sa théorie du pouvoir.
 
 Finalement, qu’avons-nous appris de la sociologie depuis que la discipline existe ? C’est une des questions qu’inspire La Noblesse d’État de Pierre Bourdieu : un livre qui surprend au-delà de toute attente et semble changer nos habitudes de “ penser la sociologie ”. On est tenté de dire qu’on ne retrouve pas le style didactique des autres textes de Bourdieu. On reconnaît évidemment l’armature conceptuelle de son écriture : en particulier, l’attention aux jeux stratégiques des agents sociaux à l’intérieur de leur champ social.
La Noblesse d’État est sous-titrée “ Grandes écoles et esprit de corps ” : si l’esprit de corps peut étonner, en revanche les grandes écoles renvoient directement à l’éducation, sujet de prédilection de Bourdieu : “ La sociologie de l’éducation est un chapitre, et non des moindres, de la sociologie de la connaissance et aussi de la sociologie du pouvoir. ”
La thèse de La Noblesse d’État est d’une éloquente simplicité sur le lien effectif des grandes écoles à l’État. La démonstration se fait en deux temps : les grandes écoles “ produisent ” les individus destinés à peupler les institutions de l’État, et l’État veille à la stabilité et au perfectionnement de cette “ matrice ” conçue pour son autoreproduction. L’objet de La Noblesse d’État est donc de cartographier les filiations qui unissent la “ classe sociale ” des élèves de grandes écoles à celle des hommes du “ service public ”, autrement dit des “ serviteurs de l’État ”. Documents à l’appui, Bourdieu montre comment le profil psychologique et culturel du serviteur de l’État produit le modèle, le moule, que les grandes écoles sont elles-mêmes destinées à définir. En aval, les grandes écoles accueillent, forment et sélectionnent les différents sujets répondant spécifiquement aux critères des différents corps d’État. D’un univers à l’autre s’instaure une homologie de plus en plus détaillée et convaincante : le portrait de l’élève-type des grandes écoles se décompose en plusieurs figures, ou cas de figure, que l’on retrouve à l’autre extrémité de la “ chaîne ” comme autant de personnes-types du service public.
Les documents rassembles par Pierre Bourdieu parlent d’eux-mêmes : résultats d’enquêtes auprès des lauréats du concours général, rapports de jurys d’agrégation, documents de l’annuaire des anciens élèves de Normale, questionnaires adressés à des élèves de classes préparatoires, “ minutes ” d’entretiens avec des étudiants et des professeurs, enquêtes auprès d’élèves de grandes écoles, et une importante documentation fournie par les institutions. Si l’on ajoute que cette étude ne porte pas seulement sur l’actualité de l’univers des grandes écoles, mais qu’elle en suit les transformations depuis une vingtaine d’années (elle s’arrête en 1986), on admettra que l’ouvrage est une source d’information exceptionnelle. En outre, La Noblesse d’État est un ouvrage que l’on devrait presque dire collectif : Bourdieu prend soin d’en avertir le lecteur en signalant les passages rédigés en collaboration, et en indiquant scrupuleusement les sources de sa documentation.
Bourdieu parle de “ la très grande constance ” des institutions scolaires et de la stabilité des “ vocations ” qu’elles préparent. Il remarque surtout, à de multiples reprises : “ Autant que les élèves choisissent leurs disciplines, ce sont les disciplines qui choisissent leurs élèves. ” Autrement dit, la formation des nouvelles générations de l’État n’est plus la simple fonction des grandes écoles, mais leur essence même. “ Inventions ” de l’État pour se perpétuer, les grandes écoles disent à leur tour la vérité de l’État : caste plutôt que classe, l’État emprunte à la noblesse l’usage du “ titre ”, qui n’est plus nobiliaire mais scolaire.
La “ noblesse d’État ” est un concept directement articulé au système étatique de nos démocraties. Il remet en question le fondement qu’elles croient trouver dans l’essence et l’existence d’une certaine forme d’intelligence et de culture. C’est un concept qui résume en termes structuraux la manière dont le pouvoir d’État fonde sa propre identité, sélectionne son propre vocabulaire, son savoir, ses valeurs et, en dernière analyse, son propre régime de communication et d’échange.
Paradoxalement, un tel livre inciterait presque à rédiger des recensions quasi cliniques tant est évidente l’impossibilité d’en rendre compte sans le mutiler. Bourdieu poursuit, bien évidemment, la radiographie des instances de reproduction sociale du pouvoir par le savoir, entreprise avec Les Héritiers. Mais La Noblesse d’État a une autre ambition, à la fois démesurée et parfaitement outillée pour se réaliser : fonder une théorie générale du pouvoir. Car Bourdieu ne se contente pas d’évaluer les taux de “ distinction ” que, dans les domaines gnoséologique, technique, social, culturel et politique, apportent l’ENA, Polytechnique ou Sciences-Po. Il arc-boute sa réflexion sur tous ceux qui, dans le domaine anthropo-scientifique ou philosophique, ont essayé d’explorer les arcanes du pouvoir et du pouvoir d’État. Bourdieu utilise, ou transcende, les enquêtes de Durkheim et de Max Weber, replace dans d’autres cadres les analyses de Marcel Mauss sur les rites magiques de passation ou celles de Marc Bloch sur la chevalerie du Moyen Âge, prend à bras le corps les problèmes issus de Lévi-Strauss et de Sartre pour frotter l’une contre l’autre, si on peut dire, une pensée qui fait agir des structures et une autre qui tente de sauver, dans des situations données, l’action transformatrice de l’homme. On l’aura compris : La Noblesse d’État met en scène et en travail une recherche qui trouve sa noblesse dans son effort à penser l’État, le pouvoir de l’État, les agencements de pouvoir et, au milieu de mille héritages qui la conditionnent et de mille reproductions qui la canalisent, à essayer de dénicher ce qu’on appelle simplement la liberté du sujet humain. 

 




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