Le sens commun


Pierre Bourdieu

La Distinction

Critique sociale du jugement


1979
Collection Le sens commun , 680 pages, 40 tableaux, 21 graphiques, 38 illustrations photographiques
ISBN : 9782707302755
32.80 €
Nouvelle édition augmentée, 1982


“ Pour distinguer si une chose est belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir. (…) Le jugement de goût (…) est donc esthétique. ”
Ainsi commence la Critique du jugement dans laquelle Kant se livre à une “ critique du goût ” pour arriver à une définition du beau comme une “ finalité sans fin ”.
D’après lui, quand nous disons c’est beau, nous ne voulons pas dire simplement c’est agréable, nous prétendons à une certaine objectivité, à une certaine nécessité, à une universalité.
En faisant de La Distinction une critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu bouleverse d’emblée des catégories sur le Beau, l’art et la culture, qui n’avaient jamais été remises en question. Non seulement le beau n’est pas un concept a priori, mais, au contraire, “ les gens ont le goût de leur diplôme ” et, les catégories de la distinction dépendent de la position que l’on a dans le tableau des classes sociales. Ainsi, selon que l’on a fait des études supérieures ou que l’on a passé le B.E.P.C., que l’on est issu de la bourgeoisie ou d’une classe populaire on aime le Clavecin bien tempéré, la Rhapsodie in blue ou le Beau Danube bleu.
Mais, dit Bourdieu, à l’intérieur de la classe dominante, le capital économique ne correspond pas toujours au capital culturel et un tableau montre comment, dans la classe dominante, selon que l’on a un niveau inférieur au baccalauréat ou que l’on a passé une agrégation, on achète plus facilement ses meubles chez un antiquaire qu’aux Puces ou dans un magasin spécialisé.
En s’interrogeant donc sur les causes des préférences esthétiques, Pierre Bourdieu étudie ce qui les détermine, c’est-à-dire d’une part “ le capital culturel ” autrement dit le niveau d’instruction, et, d’autre part, “ le capital économique ”, soit la situation sociale. Et, en analysant ensuite les transformations du rapport entre les différentes classes sociales et le système d’enseignement, il distingue, à l’intérieur de chaque classe, des principes généraux de conduite que l’on retrouve dans chaque domaine et qui permettent d’établir un “ système ” des styles de vie.
Ainsi, de la même façon que l’on aime tel peintre, on a telle attitude politique et, selon que l’on a fait telles études, on pratique tel sport, on consomme tels aliments et l’on s’habille de telle façon.
En fait, quand on parle de culture, on parle, sans le savoir, de classe sociale, et la politique ne fait pas exception aux lois de la culture et du goût.
Au terme de cet ouvrage, on constate que la critique de la culture, et les usages que l’on en fait comme moyen de domination, font de La Distinction un document d’un intérêt tout à fait nouveau : non seulement pour la sociologie – au niveau de la précision de l’enquête (chaque questionnaire comporte une question par domaine : musique, peinture, vêtements, etc.), mais, également, au niveau politique, où l’on s’aperçoit, au travers des schémas et de l’unification toutes les questions, qu’il s’agit, pour la première fois, de donner plusieurs chances de comprendre la même chose : la cohérence de la conduite de chaque classe et l’usage qu’en font, consciemment ou pas, les partis politiques.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Première partie : Critique sociale du jugement de goût
Chapitre 1. Titres et quartiers de noblesse culturelle : Titres de noblesse culturelle – Quartiers de noblesse culturelle

Deuxième partie : L’économie des pratiques
Chapitre 2. L’espace social et ses transformations : Condition de classe et conditionnements sociaux – Un espace à trois dimensions – Les stratégies de reconversion
Chapitre 3. L’habitus et l’espace des styles de vie : L’homologie entre les espaces – Les univers de possibles stylistiques
Chapitre 4. La dynamique des champs : La correspondance entre la production des biens et la production des goûts – Les luttes symboliques

Troisième partie : Goûts de classe et styles de vie
Chapitre 5. Le sens de la distinction : Les modes d’appropriation de l’œuvre d’art – Les variantes du goût dominant – La marque du temps – Grandeurs temporelles et grandeurs spirituelles
Chapitre 6. La bonne volonté culturelle : Connaissance et reconnaissance – L’école et l’autodidacte – La pente et le penchant – Les variantes du goût petit-bourgeois – La petite bourgeoisie en déclin – La petite bourgeoisie d’exécution – La petite bourgeoisie nouvelle – Du devoir au devoir de plaisir
Chapitre 7. Le choix du nécessaire : Le goût de nécessité et le principe de conformité – Les effets de la domination
Chapitre 8. Culture et politique : Cens et censure – Compétence et incompétence statutaires – Le pays légal – L’opinion personnelle – Les modes de production de l’opinion – Dépossession et détournement – Ordre moral et ordre politique – Habitus de classe et opinions politiques – L’offre et la demande d’opinions – L’espace politique – L’effet propre de la trajectoire – Le langage politique

Conclusion. Classes et classements : Des structures sociales incorporées – Une connaissance sans concept – Des attributions intéressées – La lutte des classements – Réalité de la représentation et représentation de la réalité

Post-scriptum. Éléments pour une critique  vulgaire  des critiques  pures  : Le dégoût du facile – Le  goût de la réflexion et le  goût des sens  – Un rapport social dénié – Parerga et paralipomena – Le plaisir de la lecture
Annexe 1 : Quelques réflexions sur la méthode – Annexe 2 : Sources complémentaires – Annexe 3 : Les données statistiques – Annexe 4 : Un jeu de société
Liste des tableaux – Liste des graphiques – Références photographiques

ISBN
PDF : 9782707337221
ePub : 9782707337214

Prix : 22.99 €

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(Le Monde, 12 octobre 1979)

Pierre Bourdieu et La Distinction
 
 Depuis 1960, Pierre Bourdieu analyse en sociologue les pratiques culturelles du monde contemporain. Étudiant tantôt le système d’éducation(Les Héritiers, La Reproduction), tantôt la fréquentation des musées européens (L’Amour de l’art), tantôt la photographie et les esthétiques populaires (Un art moyen), il a mis en évidence le lien étroit qui unit ces conduites et les conditions sociales. Ses livres, traduits en de nombreuses langues, lui ont valu en France comme à l’étranger une audience considérable. Toute une série d’idées-forces, de mots lancés par lui, “ capital culturel ”, “ idéologie du don ”, “ racisme de l’intelligence ”, “ pouvoir et violence symboliques ”, sont entrés dans l’air du temps. Avec la création en 1975 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, ce savant, qui n’est pas triste, a ouvert son laboratoire au grand public intellectuel par une présentation originale et concrète de ses travaux et il a étendu son champ d’observation à la mode, au goût, à la religion, au langage, aux opinions, à la politique.
L’œuvre de Bourdieu se présente comme un chantier ininterrompu, “ work in progress ”, qui avance en intégrant les acquis antérieur à la façon d’un train qui forgerait ses propres rails. L’aboutissement aujourd’hui c’est La Distinction, mot à double sens, vaste enquête sur toutes les manières de juger, manger, parler, se vêtir, se moucher…, par lesquelles les gens diffèrent et se distinguent, et qui servent à fonder comme naturel un ordre qui n’est que social.
Cette somme appelle des lectures diverses dont on en trouvera ici quelques exemples. Prenant pour objet toute la production culturelle, elle est à bien des égards redoutable. Car, fournissant au lecteur des armes pour critiquer tout discours, elle peut se retourner ainsi contre elle-même, et contre toutes les lectures qu’on en fera. 

Thomas Ferenczi (Le Monde, 12 octobre 1979)

Pierre Bourdieu analyste de la  distinction 
Une rupture décisive
 
 Question posée par Le Nouvel Observateur dans l’un de ses récents portraits (celui de M. Alain Juppé, conseiller de M. Jacques Chirac) des “ cinquante inconnus qui sont l’avenir ” : “ pourquoi tout le monde ou presque, de la droite à la gauche, continue-t-il à miser sur ce long jeune homme, déjà vieux d’allure comme de ton ? ” Réponse : “ Tout simplement parce que ce technocrate façon ENA est un humaniste racé, agrégé de lettres classiques ” (Le Nouvel Observateur, daté du 1er octobre 1979). Ainsi dans les milieux dirigeants les “ humanités ” continuent-elles, malgré la montée des énarques, à représenter une plus-value.
La culture traditionnelle, à dominante littéraire et artistique, même si elle est contestée désormais par la nouvelle culture de type économique et juridique, est encore considérée comme l’assurance d’une liberté et d’une ouverture d’esprit qui donnent à ceux qui en bénéficient une autre dimension. Elle reste, comme l’écrit Pierre Bourdieu dans La Distinction, “ la forme par excellence de la culture  désintéressée  et, par là, la plus légitime des marques de distinction par rapport aux autres classes. ” Ce n’est pas pour rien que M. Valéry Giscard d’Estaing s’intéresse à Maupassant ou que M. Alain Peyrefitte siège à l’Académie française. Ils prouvent par leur curiosité qu’ils sont capables de s’élever au-dessus des contingences de la politique.
Ce regard détaché sur les choses, dont l’archétype est l’attitude de l’esthète, non seulement dans son rapport aux œuvres d’art, mais dans tout son art de ,vivre, est le privilège de l’existence bourgeoise. Le dernier livre de Pierre Bourdieu, véritable somme de ses travaux antérieurs – des Héritiers, en 1964, à La Reproduction en 1970, en passant par Un art moyen en 1965, et L’Amour de l’art en 1966, et jusqu’à ses articles de la revue Actes de la recherche en sciences sociales depuis 1975 – montre comment la classe dominante impose, à travers la légitimité de son goût, la légitimité de sa domination.
On ne saurait résumer en quelques phrases un ouvrage de 640 pages aussi riche par la finesse de l’observation que par la maîtrise d’un très grand nombre de données statistiques. C’est que cette dialectique de la distinction et de la vulgarité, expression de l’antagonisme entre l’élite des dominants et de la masse des dominés, est à son tour la matrice de toute une série d’antonymies – haut et bas, spirituel et matériel, fin et grossier, léger et lourd, unique et commun, brillant et terne, etc. – qui n’opposent pas seulement les classes entre elles, mais, à l’intérieur de celles-ci, leurs multiples fractions. Tant il est vrai, comme l’écrit Pierre Bourdieu, que “ de tous les objets offerts au choix des consommateurs il n’en est pas de plus classants que les œuvres d’art légitimes qui, globalement distinctives, permettent de produire des distinguos à l’infini par le jeu des divisions et des subdivisions en genres, époques, manières, auteurs, etc. ”.
Par exemple, il ne suffit pas de posséder le diplôme scolaire qui, tel un titre de noblesse, assure l’accès à l’univers de la culture légitime, selon des modalités attentivement étudiées dans la première partie du livre : les “ manières ” de mettre en œuvre cette prérogative varient en fonction des “ quartiers de noblesse ”, c’est-à-dire de l’ancienneté dans le monde cultivé, qui seule confère l’aisance et “ ce rapport paradoxal fait d’assurance dans l’ignorance (relative) et de désinvolture dans la familiarité que les bourgeois de vieille souche entretiennent avec la culture, sorte de bien de famille dont ils se sentent les héritiers légitimes ”.
Selon que vous vous serez initiés à la musique par apprentissage personnel à travers disques et concerts ou par immersion dans le milieu familial, vous entretiendrez avec elle un rapport plus ou moins intime, plus ou moins intellectuel. “ D’un côté, note Pierre Bourdieu, qui commente un article de Roland Barthes sur la jouissance esthétique, une musique pour discophiles liée à une demande née de l’extension de l’écoute et de la disparition de la pratique, art expressif, dramatique, sentimentalement clair, de communication, d’intellection ; de l’autre, un art qui préfère le sensible au sens, qui hait l’éloquence, la grandiloquence, le pathos et pathétique, l’expressif et le dramatique : c’est la mélodie française. Duparc, le dernier Fauré, Debussy, tout ce qu’à une autre époque on eût appelé la musique pure... ”
Vieille opposition entre le “ docte ”, qui a partie liée avec le “ code ”, l’école, la critique, et le “ mondain ”, qui, situé “ du côté de la nature et du naturel ”, se contente de sentir ou, comme on aime à dire aujourd’hui, de “ jouir ”.
De même, il existe plusieurs façons, au sein de la classe dominants, d’affirmer sa “ distinction ”, produit de cette disposition esthétique qui conduit à faire prévaloir la “ forme ” sur la “ fonction ” : l’hédonisme des grands-bourgeois contraste avec l’ascétisme des professeurs, et le goût lettré des anciennes fractions dirigeantes diffère du savoir “ polytechnique ” des managers modernes. Ce qui unit cependant ces diverses catégories, c’est le même refus de la trivialité, le même culte des idées générales (la fameuse “ culture générale ”), quel que soit leur domaine (M. Giscard dEstaing n’est pas seulement lecteur de Maupassant, il est aussi l’auteur de Démocratie française...).
Le goût “ légitime ” se distingue à la fois du goût “ moyen ” et du goût “ populaire ”. Au premier appartiennent, selon les résultats d’une enquête déjà ancienne, Le Clavecin bien tempéré, L’Art de la fugue, Le Concerto pour la main gauche ; en peinture, Bruegel ou Goya, et “ les plus légitimes parmi les œuvres des arts en voie de légitimation, cinéma, jazz, ou même chanson, comme ici Léo Ferré ou Jacques Douai. Aux deux derniers sont associées, d’un côté, “ les œuvres mineures des arts majeurs ”, comme la Rhapsody in Blue, la Rhapsodie hongroise, Utrillo, Buffet, Renoir, et “ les œuvres majeures des arts mineurs ”, par exemple Jacques Brel ou Gilbert Bécaud ; de l’autre, des œuvres de musique dite “ légère ” ou de musique savante “ dévalorisée par la divulgation ”, comme Le Beau Danube bleu, La Traviata, L’Arlésienne, et des chansons dépourvues d’ambition artistique comme celles de Luis Mariano, Georges Guétary, Petula Clark.
Cette aptitude à prendre des distances par le moyen d’un formalisme qui “ esthétise ” le réel, ne s’applique pas qu’au champ des “ beaux-arts ”, il s’étend à toutes les “ consommations ” de la classe dominante. Non seulement à la “ culture ”, au sens étroit du mot, mais à la culture dans son acception ethnologique. Il apparaît que l’ensemble des goûts, en matière de nourriture, de vêtement, de musique ou de cinéma, forment un système dont le principe est ce que Pierre Bourdieu appelle l’“ habitus de classe ”. Aussi la deuxième et la troisième partie du livre sont-elles l’occasion d’une minutieuse description des styles de vie qui caractérisent les différentes classes et que suggère l’intitulé des trois chapitres consacrés respectivement à la classe dominante, aux classes moyennes et aux classes populaires : Le sens de la distinction, La bonne volonté culturelle, Le choix du nécessaire.
Qu’on lise tout ce qu’écrit Pierre Bourdieu sur les usages du corps, de la façon de manger à celle de se vêtir, de rire ou de se moucher (selon que l’on se sert de Kleenex, “ qui demandent
qu’on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer, et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups
 ”, ou d’un grand mouchoir de tissu, “ dans lequel on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l’effort et en se tenant le nez à pleins doigts ”), et l’on trouvera là quelques morceaux d’anthologie d’une saveur et d’une précision étonnantes.
La culture se définit communément contre la politique. Ce n’est pas un hasard : terrain d’un prétendu “ consensus ”, elle est lieu de dénégation des luttes sociales. En soulignant qu’elle obéit aux mêmes règles que les autres pratiques, Pierre Bourdieu la montre traversée des mêmes conflits. Rupture décisive.
Le dernier chapitre de La Distinction, qui a pour titre “ Culture et politique ”, porte sur les sondages. Il peut sembler déplacé. Il est, au contraire, l’indispensable conclusion de la recherche. Car la production de l’“ opinion ” n’est pas différente, en son principe, de celle du goût ”. Ceux qui, au nom de la culture, récusent la politique – comme tel porte-parole de la nouvelle droite, l’autre soir à la télévision – sont en son cœur même : la culture n’est qu’un autre nom de la politique. 

Pierre Encrevé (Le Monde, 12 octobre 1979)

Un effet libérateur
 
 C’est une manie commune aux philosophes de tous les âges, écrivait Rousseau, de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas. ” La Distinction est un livre construit contre cette entreprise de négation du réel à laquelle tout incline les intellectuels : leur langage, leur position sociale, leurs habitudes mentales, leurs stratégies. “ Quand les philosophes seraient en état de découvrir la vérité, écrivait encore Jean-Jacques, qui d’entre eux prendrait intérêt à elle ? il n’y en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai du faux, ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui pour sa gloire ne tromperait pas volontiers le genre humain ? Où est celui qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet que de se distinguer ? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus ? ” La Distinction, “ Critique sociale du jugement ” comme l’indique le sous-titre, a le courage simple d’être “ vulgaire ”, de dire la plate vérité des vies vulgaires, et, par là même, la vérité cachée des vies distinguées, qui sont prises dans la même machine, bien qu’à la place opposée : la bonne. Car ce discours sur les origines symboliques de l’inégalité, celles qu’oublient toujours les matérialismes, traque la domination là où on ne va pas d’ordinaire la chercher : langage, art, goûts, manières, opinions.
Bourdieu veut reprendre à la philosophie son bien, réveiller ces problèmes qu’elle accapare et qu’elle embaume (le beau, le vrai, le bien, la liberté, le jugement, la pensée, la croyance) et leur apporter une réponse scientifique. Ce qui suppose un prodigieux travail. Si l’on veut discuter ses conclusions, on ne pourra validement le faire qu’à condition de reprendre en compte tout l’énorme matériel empirique sur lequel elles reposent, Empirie saisie, animée par une élaboration théorique d’une rare cohérence, mais qui n’apparaît jamais pour elle-même.
Il y a plus. Pour empêcher que le langage savant ne fonctionne à son habitude comme instrument de dénégation du réel par la mise à distance qu’il accomplît, Bourdieu a dû renouveler la forme même du discours sociologique et inventer un objet nouveau, un livre singulier qui suggère aussi une autre façon de lire. Il multiplie les langages, juxtaposant à celui des mots celui des photos, des fac-similés de documents, des schémas synoptiques, des interviews montées sans que rien ne vienne jamais en simple illustration mais comme élément même du texte : ses écritures se télescopent, s’interpellent et s’interprètent mutuellement. Telle opposition morte de la philosophie, forme et substance, est ainsi renvoyée au côte à côte des images de Giscard et d’un culturiste ; tel tableau de la distribution des pratiques alimentaires est réactivé par la description ethnographique d’un repas populaire. Tout ce dispositif, ou la totalité joue sur chaque élément – effet réservé d’ordinaire à la littérature – ne demande qu’à fonctionner par et pour le lecteur. Voyez la couverture : la surimpression du livre transforme le  Gourmet  de Schalken en une vraie machine sociologique, où, par l’étrange regard du mangeur, le peintre vous renvoie le double jugement de goût par lequel vous évaluez et les manières de table et la peinture.
Il en résulte un livre inattendu, improbable, qui paraîtra à la fois difficile, dans la rigueur de ses articulations déductives, et très ouvert. Car il ne s’agit pas ici d’imposer une de ces éternelles images bétonnées de la structure sociale, mais de donner à voir ce que Proust appelle “ le kaléidoscope social ”. Secouez ce livre ! Faites-le tourner ! Vous y verrez une multiplicité ordonnée d’images multicolores se faisant sans cesse et se recomposant, un monde social où tout bouge mais pas n’importe comment, un monde proustien et marxien à la fois – le nôtre.
Une telle sociologie a un effet libérateur. “ L’homme est né libre, mais partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. ” Ainsi s’ouvrait Le Contrat social ; 1789 n’allait pas tarder. En décrivant les fers dans lesquels les institutions symboliques retiennent tout homme, Pierre Bourdieu contribue à les briser. Sa critique sociale du jugement dominant, de son arbitraire, de ses pouvoirs et de ses abus de pouvoir est aussi une critique (au sens kantien) du jugement, qui cherche et trouve la liberté dans l’exploration des limites que le monde social impose à l’entendement – à commencer par l’entendement des intellectuels, l’auteur compris. Il ne faudrait pas que ce livre qui bouscule toutes les idées reçues sur la sociologie soit lu quand même à travers elles, et qu’on vienne lui épingler les étiquettes du “ sociologisme ” : déterminisme, réductionnisme, relativisme. Déterministe, Bourdieu, parce qu’il établit les correspondances entre structures sociales et structures mentales ? Mais la liberté commence précisément avec la connaissance des déterminations ; et l’existence même de ce livre est un défi au déterminisme.
En mettant à jour l’ordre social incorporé dans les mots, les corps, les objets, La Distinction invite à une conversion de la vision de soi-même et du monde. Ce que ce livre propose, ce n’est pas l’arme ordinaire du ressentiment social, arme tournée contre les autres, mais l’instrument d’une psychanalyse sociale qui offre aux dominés une chance de vaincre en eux-mêmes les effets de la domination symbolique, une socio-analyse qui permet à chacun de cesser d’être l’objet de son histoire pour en devenir le sujet, en maîtrisant par le savoir cet autre que le monde social institue en lui.
Dans ces quelque six cents pages, où règne le ton neutre du raisonnement scientifique, se perçoivent parfois des accents d’une autre tonalité, des éclairs (quand on lit par exemple que le dominé qui accède à la culture dominante est “ voué à la honte, l’horreur, voire à la haine de son langage, de son corps, de ses gestes et de tous ceux dont il était solidaire ”), si bien que derrière ce monument de rigueur et d’imagination, de science et de conscience, derrière le relecteur de Kant et le technicien de l’analyse factorielle, on croit deviner quelque chose comme la souffrance, la lucidité et l’indignation d’un enfant à qui l’adulte qu’il est devenu n’a pas cessé de vouloir rendre raison. Par où ce livre, qui n’y fait pourtant qu’une allusion furtive, nous ramène encore une fois à l’importun Citoyen de Genève. Dont un adversaire disait qu’“ il n’y a point d’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe ” .

 




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