Paradoxe


Peter Szendy

Kant chez les extraterrestres

Philosofictions cosmopolitiques


2011
160 p.
ISBN : 9782707321473
19.80 €


« Kant, oui, a parlé des extraterrestres. » Ainsi pourrait s'ouvrir ce petit traité de philosofiction (comme on parle de science-fiction).
Ce qu'il s’agit avant tout d’interroger, avec ces aliens que Kant a dû prendre au sérieux comme nul autre dans l’histoire de la philosophie, ce sont les limites de la mondialisation. C’est-à-dire ce qu’il nommait le cosmopolitisme.
Toutefois, avant de lire les considérations kantiennes sur les habitants des autres mondes, avant de suivre son aliénologie raisonnée, on en passe par l’analyse de la guerre des étoiles qui fait rage au-dessus de nos têtes. Et l’on envisage d’abord les actuels traités internationaux réglant le droit de l’espace, ainsi que la figure de ces cosmopirates que Carl Schmitt a pu évoquer dans ses écrits tardifs.
À suivre ensuite les allées et venues des extraterrestres dans l’œuvre de Kant, il apparaît qu’ils sont la condition nécessaire pour une introuvable définition de l’humanité. Infigurables, échappant à toute expérience possible, ils sont pourtant inscrits au coeur même du sensible. Ils en sont le point d’Archimède, depuis lequel se trame son partage.
Lire Kant, le lire en le faisant dialoguer avec des films de science-fiction qu’il semble avoir vus d’avance, c’est le faire parler des questions qui nous pressent et nous oppressent : notre planète menacée, l’écologie, la guerre des mondes… Mais c’est aussi tenter de penser, avec lui ou au-delà, ce qu’est un point de vue.

ISBN
PDF : 9782707327772
ePub : 9782707327765

Prix : 13.99 €

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Eric Loret, Libération, jeudi 3 février 2011

L'Ovni, please l"ovni. Peter Szendy traque les autres mondes dans la philosophie de Kant

Kant, n'étant jamais sorti de Königsberg, avait apparemment moins de chance d"aller sur la lune que Cyrano ou Fontenelle, lequel se rendit au moins de Rouen à Paris. Ou peut-être, justement, rester sur place fut pour Kant la condition nécessaire à la proximité la plus grande avec le plus lointain. Toujours est-il, note Peter Szendy, que le jeune Emmanuel (il a 21 ans) reprend dans sa Théorie du ciel une question alors à la mode, celle des habitants d’autres mondes : «Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’affirmer que toutes les planètes doivent être habitées, quoique ce soit une absurdité de nier ceci pour toutes ou même seulement pour la plupart.» A l’autre bout de son œuvre, dans l’Anthropologie, le philosophe, qui a maintenant 74 ans, avoue que tout projet de caractériser l’espèce humaine tombe à l’eau parce que «nous n’avons d’êtres raisonnables non terrestres nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser [l]es êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général.» Il n’est donc pas absurde de traquer les petits hommes verts chez l’auteur des trois Critiques.
D’autant que, connaissant Peter Szendy pour ses écrits sur la musique, les tubes qui collent aux oreilles et, plus généralement, la question de l’écoute, ou du «point d’écoute» (comme on dit un point de vue), on imagine bien que son Kant chez les extraterrestres parle plutôt du politique ici sur terre, tout de suite, que dans les étoiles. Ce qui intéresse Szendy dans les E.T., c’est évidemment la question des limites en temps de globalisation et de la place de l’autre (se mettre à) tandis que l’universel est placardisé. Car dans tout récit de science-fiction, il y a un Martien armé d’un télescope, qui mate la Terre en se demandant à quoi lui-même ressemble vu depuis celle-ci, et vice-versa. Dans cet essai sous-titré «philosofictions cosmopolitiques», il sera du coup beaucoup question de science-fiction et Szendy accompagne son démontage d’analyses de séries télé (la Quatrième dimension) et surtout de films comme Men in Black, Signs, Body snatchers, voire l’antique Aelita.
Avant d’arriver à Kant, notre philosophe passe par l’épouvantail Carl Schmitt, auteur qu’on sait mal dénazifié et à prendre avec des pincettes (généralement marxiennes). Tant mieux, on connaît beaucoup mieux Kant que Schmitt, on aura donc l’occasion d’apprendre quelque chose. Szendy relit essentiellement le Nomos de la Terre (1950) et cette idée que le politique comme instauration d’un ordre n’est possible qu’à la condition d’un espace vide, libre, qui soit extérieur à l’espace politisé. Or, avec la guerre des étoiles (allons-y à la louche, à défaut de traduire la finesse de Szendy), «le champ libre par excellence - le cosmos, ce paradigme de tous les autres espaces ouverts à l’appropriation - a déjà été occupé, préoccupé par l’humanité comme telle.» Plus d’extérieur, plus de politique. L’antilibéral Schmitt conclut en 1978 : «La politique mondiale touche à sa fin et se transforme en police mondiale, ce qui représente un progrès contestable.» Hélas, la politique schmittienne n’est pas un cosmopolitisme : elle s’appuie sur la notion de «juste ennemi» plutôt que de «paix universelle». Schmitt, lecteur de Kant, lui reproche d’ailleurs d’ignorer ce juste ennemi.
Arrivé à Kant, Szendy reprend la célèbre question du sentiment esthétique dans la Critique du jugement. On sait à quel point elle est politique, Kant n’ayant «cessé de vouloir penser la faculté de juger comme adoption du regard de l’autre, voire de tout autre comme étant chaque fois le tout-autre». Affirmer «ceci est beau», c’est poser la souveraineté du jugement certes autonome, mais également «orienté par la perspective de son partage universel». Traquant longuement et habilement l’«effiction» (la fiction comme efficace) chez Kant, Szendy en arrive aux extraterrestres (bon, n’exagérons rien, à «l’extraterrianité», disons) pour montrer que «nous les Terriens, nous les humains […], nous n’avons de point de vue qu’à le laisser hanter par le tout-autre», qu’il décrit comme «l’écart du voir au voir». On est loin de l’ancrage réclamé par Schmitt. Si politique mondiale il peut encore y avoir, elle sera résolument humaine, c’est-à-dire adoptant un point de vue sans ancrage, toujours déjà partagé, et sans la clôture que Schmitt réclamait.

Thérèse Moro, artpress 377 - avril 2011

Après plusieurs livres rendant compte de recherches sur l'écoute de la musique (savante ou commerciale), voire l'écoute comme technique d’espionnage, Peter Szendy change de registre, se détourne un peu du monde sublunaire pour s’intéresser aux extraterrestres en philosophie. C’est original, on peut y voir l’influence de l’esthétique, discipline plus libre que l’histoire de la philosophie, inventive et s’autorisant volontiers la focalisation sur un aspect apparemment anecdotique d’une œuvre ou d’un système de pensée. Mais il ne cherche pas ici à seulement rendre compte d’un effet poétique, il ne débusque pas une métaphore qui, sous le mot d’extraterrestre, désignerait un monde inconnaissable. Ce qu’il cherche – à faire comprendre – n’est pas frivole : la limite de notre monde humain, qui est une limite de la pensée. Est en jeu la question du cosmopolitisme. Et s’il se réfère à des textes classiques de philosophie politique – Kant et Carl Schmitt, principalement – ce n’est pas pour les détourner de leur signification ni pour nous distraire avec des choses sérieuses, mais tout simplement pour montrer que l’hypothèse d’êtres vivants extraterrestres est absolument nécessaire à des penseurs qui revendiquent la plus grande rationalité. Cette hypothèse est implicite ou explicite, mais chaque fois elle correspond à un besoin pour la philosophie de recourir à la fiction. L’examen auquel procède l’auteur consiste donc à relever les occurrences du mot extraterrestre, mais aussi, au-delà d’une lecture-crible préliminaire, à trouver le sens d’une figure apparemment irrationnelle dont ces penseurs font usage. Ce qui l’autorise à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une fiction philosophique, où à travers un récit nous est livrée une pensée mais, au contraire, d’un travail conceptuel requérant un monde imaginé pour tirer ses conséquences ultimes. Autrement dit une cheville, un artefact, un point sensible ; pas un postulat. Peter Szendy invente donc, pour définir cette méthode, la philosofiction (qui peut-être existait déjà).
Ce point de fiction se trouve dans l’œuvre de Kant dès 1755, lorsque le philosophe de Königsberg écrit dans sa Théorie du ciel que nous ne pouvons nier ni affirmer que d’autres planètes soient habitées. Il ne s’agit alors, à travers cette conjecture, que d’inviter le lecteur à contempler le ciel étoilé pour l’amener à une conscience de l’immensité du monde. Peter Szendy relève que cette possibilité de la vie extraterrestre réapparaît ensuite dans la Critique de la faculté de juger, pour être aussitôt refoulée afin de « ne pas déranger l’exigence rigoureuse de l’isolement critique des facultés, pour ne pas risquer que la raison et le goût empiètent l’une sur l’autre » (et ici comme chaque fois, Szendy travaille textes à l’appui). Enfin, la lecture de l’Anthropologie du point de vue pragmatique lui fournit la preuve que l’hypothèse extraterrestre est absolument nécessaire à Kant : l’habitant du cosmos est en quelque sorte le modèle à l’aune duquel est définie la physionomie morale de notre espèce.
Si Kant est à l’origine de cette philosofiction, c’est cependant par Carl Schmitt que Szendy entreprend tout d’abord d’expliciter cet aspect méconnu de la philosophie cosmopolitique. Schmitt, penseur controversé – il a adhéré au national-socialisme… – n’est cependant pas un penseur négligeable ; un siècle et demi après le Traité de paix perpétuelle et l’Idée d’une histoire universelle… il revient à la philosophie kantienne, moins pour en éprouver la pertinence que pour en souligner les lacunes. Il remarque que le fondement tellurique du partage de l’espace terrestre est bouleversé par les nouvelles manières de faire la guerre sur terre, sur mer et dans le ciel ; que la lutte pour défendre sa terre implique d’aller de plus en plus loin, de s’en éloigner. En résulte, selon lui, un nouveau partage puisque, de fait, la configuration politique mondiale est totalement différente de ce qu’elle était à l’époque de l’Aufklärung. Mais ce fameux nomos – idée centrale de la pensée politique schmittienne – est imprégné de cette idée douteuse, au principe de tout programme de purification de la race, que le territoire est l’origine de la culture. La pensée politique de Schmitt, pour autant, n’est pas réductible à un nationalisme ; Szendy s’applique à le démontrer et en expose les principaux apports. Schmitt pose notamment la question du sens que peut avoir une conquête de l’espace. Cela relève-t-il encore, comme ce fut le cas, de rivalités terrestres ? S’il y a disparition probable du politique au profit de l’économique, les « prises d’industrie » remplaçant les prises de terre et de mer, le partisan disparaît, remplacé par une police mondiale.
Sous le mythe fondateur d’un droit toujours relatif à un territoire, Carl Schmitt trouve la réalité d’un espace libre, à côté de l’espace que nous occupons, habitons, dominons : le partage de l’espace extraterrestre – acte terrien – est selon lui la condition de possibilité d’un droit mondialisé ; « un espace librement ouvert à l’approbation, qui permet l’instauration et la stabilité d’un ordre ». Il n’y a certes plus d’espace terrestre libre, ajoute Szendy, mais il n’y a plus d’espace cosmique vide : « le cosmos a déjà été occupé, préoccupé, par l’humanité comme telle » et cette absence de vide qui définit la condition cosmique de l’humanité signifie la disparition du politique : « Non seulement parce que, là-bas comme ici, l’humanitarisme entre les hommes va de pair avec la dissolution du politique en police, c’est-à-dire en surveillance et maintien de l’ordre économique […] Mais aussi et surtout parce que les éventuels adversaires de l’humanité, ces extraterrestres, […] ne s’inscriraient pas dans la polarité ami-ennemi ». L’humanité n’a donc pas d’ennemi.
 

 




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