Paradoxe


Georges Didi-Huberman

Images malgré tout


2004
Collection Paradoxe , 272 pages
ISBN : 9782707318589
22.80 €


Voir une image, cela peut-il nous aider à mieux savoir notre histoire ?
En août 1944, les membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau réussirent à photographier clandestinement le processus d’extermination au cœur duquel ils se trouvaient prisonniers. Quatre photographies nous restent de ce moment. On tente ici d’en retracer les péripéties, d’en produire une phénoménologie, d’en saisir la nécessité hier comme aujourd’hui. Cette analyse suppose un questionnement des conditions dans lesquelles une source visuelle peut être utilisée par la discipline historique. Elle débouche, également, sur une critique philosophique de l’inimaginable dont cette histoire, la Shoah, se trouve souvent qualifiée. On tente donc de mesurer la part d’imaginable que l’expérience des camps suscite malgré tout, afin de mieux comprendre la valeur, aussi nécessaire que lacunaire, des images dans l’histoire. Il s’agit de comprendre ce que malgré tout veut dire en un tel contexte.
Cette position ayant fait l’objet d’une polémique, on répond, dans une seconde partie, aux objections afin de prolonger et d’approfondir l’argument lui-même. On précise le double régime de l’image selon la valeur d’usage où on a choisi de la placer. On réfute que l’image soit toute. On observe comment elle peut toucher au réel malgré tout, et déchirer ainsi les écrans du fétichisme. On pose la question des images d’archives et de leur “ lisibilité ”. On analyse la valeur de connaissance que prend le montage, notamment dans Shoah de Claude Lanzmann et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. On distingue la ressemblance du semblant (comme fausseté) et de l’assimilation (comme identité). On interroge la notion de “ rédemption par l’image ” chez Walter Benjamin et Siegfried Kracauer. On redécouvre avec Hannah Arendt la place de l’imagination dans la question éthique. Et l’on réinterprète notre malaise dans la culture sous l’angle de l’image à l’époque de l’imagination déchirée.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

I. Images malgré tout
Quatre bouts de pellicules arrachés à l’enfer – Envers et contre tout inimaginable – Dans l’œil même de l’histoire – Semblable, dissemblable, survivant

II. Malgré l’image toute
Image-fait ou image-fétiche – Image-archives ou image-apparence – Image-montage ou image-mensonge – Image semblable ou image semblante

Note bibliographique – Table des figures 

Lire l'article de Philippe Forest (Art press, janvier 2004)


Nicole Vulser (Le Monde, 13 février 2004)

Georges Didi-Huberman, L’alchimiste
Le dernier livre du philosophe et historien de l’art, réflexion sur quatre photos d’Auschwitz, a provoqué une polémique.
 
 Des rangées de bibliothèques. Des milliers d’ouvrages classés, répertoriés par thèmes. Un pan de mur est consacré à la Renaissance, avec une prédilection pour la sculpture, un autre aux historiens de l’art, un troisième aux écrits d’artistes. Des recoins abritent l’iconographie chrétienne, le judaïsme... Le Moyen Âge est remisé dans des cartons. Les livres sur le cinéma et la photo sont encore empilés sur le parquet. Près du bureau, se trouve le saint des saints : la philosophie, la psychanalyse et l’anthropologie. Le philosophe et historien d’art Georges Didi-Huberman travaille comme un bénédictin dans son appartement parisien.
Dans trois armoires, ce petit homme aux yeux malicieux range ses “ projets en cours ”, des milliers de notes classées en dossiers. Il a aussi répertorié plus de 30 000 diapositives d’œuvres. “ Tout ça pourrait brûler, ce ne serait pas catastrophique ”, dit-il. Le cœur de sa pensée tient dans deux petits meubles à casiers en bois qui abritent des milliers de fiches. “ Des feuilles de papier banal, A4, coupées en quatre ”, sur lesquelles il note des “ philosophâmes ”comme : “ La puissance elle-même est acte. C’est l’acte du pli ” (Gilles Deleuze). S’ensuit, comme aux cartes, un jeu de patience qui n’est pas sans rappeler le musée imaginaire d’André Malraux : Didi-Huberman dispose ces fiches sur un grand bureau, procède par association de concepts, essaye des compositions, explore les possibles, comme un monteur de films. Et met au point ses ouvrages, il, en a écrit plus d’une vingtaine depuis là publication de sa thèse sur “ Charcot et l’iconographie photographique ”, en 1982. 
Images malgré tout,
qui vient de sortir aux Éditions de Minuit, a soulevé une polémique. Pourquoi un historien de l’art, spécialiste de la Renaissance, se lance-t-il dans un livre, sur Auschwitz ? Commissaire de l’exposition “ Mémoires des camps ”, Clément Chéroux avait demandé, en 2000, à Didi-Huberman d’écrire pour le catalogue sur quatre photographies prises clandestinement par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau.
Ce texte, qui tentait de produire une phénoménologie des images et débouchait sur une critique philosophique de l’inimaginable, avait provoqué, en 2001, une réaction de l’auteur de Shoah, Claude Lanzmann, Gérard Wajcman et Elisabeth Pagnoux, dans deux longs articles publiés dans Les Temps modernes. Didi-Huberman avait alors hésité à répondre. “ C’est très important dans notre histoire, dans la mienne en particulier ”, dit-il aujourd’hui. Il s’était alors isolé un an pour écrire Images malgré tout. “ J’ai pensé que c’était sortir de mon parcours. C’est le contraire. ”
Georges Didi-Huberman est né en 1953, un 13 juin – “ comme Aby Warburg ” (1866-1929, fondateur de la discipline iconologique) –, à Saint-Etienne, une ville qu’il a “ détestée ”. “ Mon grand-père avait quitté le ghetto de Varsovie. Il était devenu un ouvrier des mines de charbon de Saint-Etienne avant d’être déporté à Auschwitz, avec ma grand-mère, ma grand-tante... Ma mère était la seule survivante avec son frère, j’ai gardé le nom de ma mère, Huberman, et celui de mon père, Didi. Il est de Tunisie et s’était engagé très tôt, à dix-huit ans, dans les FFL. ”Lui aussi perd un frère pendant la Seconde Guerre mondiale. “ Mon enfance a été placée sous un double signe : mon père, peintre, m’a appris la beauté. Son atelier était un lieu de couleurs. Ma mère, c’était les livres et le silence sur la Shoah. ”Le jeune Georges participe bénévolement à l’accrochage du Musée de Saint-Etienne, dans l’ombre de son directeur, Bernard Ceysson, et fait du stop pour voir les expositions des galeries parisiennes.
Il poursuit des études d’histoire de l’art et de philosophie à Lyon. “ Les philosophes qui m’intéressaient n’étaient pas là, ils étaient morts ou invisibles ”, dit-il. Son professeur lui fait comprendre qu’il n’aura jamais l’agrégation. On lui refuse son sujet de maîtrise sur les rapports entre l’architecture de Borromini et l’astronomie elliptique de Kepler, parce que ce n’est pas de l’histoire de l’art. Didi-Huberman interrompt ses études lyonnaises, s’inscrit à la fin des années 1970 à l’École des hautes études à Paris et se lance parallèlement dans le théâtre. L’influence de sa sœur aînée Evelyne, comédienne, à qui il voue une admiration sans bornes ? Sans doute, il a travaillé pendant dix ans avec André Engel, Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, il épluche les archives de l’Institut Pasteur pour la dramaturgie de Dernières nouvelles de la peste, montée au Festival d’Avignon en 1983. Didi-Huberman obtient le premier poste salarié de dramaturge à la Comédie-Française. “ J’ai senti que j’étais inutile après avoir travaillé sur Un cœur simple, de Flaubert. Alors j’ai arrêté ”, dit-il sobrement.
Viennent quatre années “ d’éblouissement quotidien ”. Didi-Huberman est pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, passe deux ans à Florence, à la Villa I Tatti, et six mois à Venise. Des moments de grâce, de liberté, de “ refondation ”. “ J’étais parti étudier les images miraculeuses, qui pleurent ou qui saignent Je suis tombé sur les fresques de Fra Angelico au couvent San Marco à Florence ”, dit-il. .Il décide de travailler sur “ cet objet fécond ”qui lui semble “ mystérieux ” et transforme les idées d’une discipline, il en sort un livre magnifique, très sensible et savant, sur la dissemblance et la figuration. Fasciné par le lien qui unit le tragique et la beauté, il engrange, accumule, réfléchit. Se dit qu’un jour il écrira sur Donatello, qui l’a tant impressionné.
Le retour en France est difficile. En 1990, il devient maître de conférences à l’École des hautes études et dispense un cours d’anthropologie du visuel. Infatigable, il publie chaque année un ouvrage qui apporte une lecture nouvelle de l’histoire de l’art, tout en s’intéressant aux contemporains. Cet ami fidèle de Pascal Convert a écrit sur Hantaï, Parmiggiani, James Turrell. Fasciné par le cinéma, il a réalisé quelques films, dont un long plan vidéo d’une tête de cire en train de fondre doucement dans une casserole, projeté le temps d’une conférence au Musée du Louvre.
Amateur de flamenco, “ la seule forme occidentale de la tragédie antique ”, Didi-Huberman reste admiratif des milliers de poèmes que connaissent les Gitans, “ comme s’ils avaient leurs bibliothèques dans la tête ”. Toujours le rythme, donc le montage. Dans la musique, la littérature ou l’histoire de l’art. 

Philippe Dagen (Le Monde, 16 janvier 2004)


À partir de quatre photos du crématoire d’Auschwitz, Georges Didi-Huberman affirme la puissance de pensée d’une image.
 
 En 2001, à Paris, l’exposition Mémoire des camps rassemblait les photographies des camps de concentration et d’extermination nazis. Celles de Lee Miller, de Margaret Bourke-White, de George Rodger, d’Eric Schwab. Et quatre images prises clandestinement au crématoire V d’Auschwitz en août 1944 par des membres du Sonderkommando, déportés chargés par les SS du fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires. Le photographe était un juif grec dont on ne connaît .que le prénom, Alex. La pellicule parvint à la Résistance polonaise. Les quatre images montrent, pour deux d’entre elles, la crémation des corps gazés, pour la troisième un groupe de femmes poussées vers la chambre à gaz et, sur la quatrième, des feuillages et des branches à contre-jour. Sur ces “ quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer ”, Georges Didi-Huberman publie alors Images malgré tout.
Ce sont les seules qui, prises par des hommes voués à la mort – les membres des Sonderkommandos étaient systématiquement éliminés parce qu’ils en savaient trop –, laissent apercevoir ce qui s’accomplit là.. L’inimaginable y est visible, irréfutablement. Il n’y a aucun moyen pour l’œil et la mémoire d’échapper à ce qui s’est inscrit sur ces négatifs. Dans les camps, écrit Blanchot, “ l’invisible s’est à jamais rendu visible ”et Bataille :“ L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une chambre à gaz. ”
Didi-Huberman, qui les cite tous deux, développe un dispositif interprétatif qui se fonde sur les Rouleaux d’Auschwitz, sur les récits abominables de Filip Müller, sur Primo Levi, sur Robert Antelme, et mobilise la réflexion philosophique, d’Hannah Arendt à Giorgio Agamben. Au terme d’une exégèse exemplaire, il conclut que ces photos sauvées sont “ infiniment précieuses ”, d’autant plus qu’elles exigent “ l’effort d’une archéologie ”, c’est-à-dire observation, méditation, interrogation. Cette “ archéologie ” rend agissantes ces images parce qu’elle les anime de la vie du regard et de la pensée.
Cet essai a aussitôt suscité dans Les Temps modernes deux articles violents d’Elisabeth Pagnoux et Gérard Wajcman. Selon Wajcman, il y aurait là “ fétichisation religieuse ”, “ captation hypnotique ”, “ incantation magique ”, et la pensée de Didi-Huberman serait “ infiltrée de christianisme ”. L’attention portée aux images se confondrait avec “ l’amour généralisé de la représentation ”, qui ne se réalise nulle part mieux qu’à la télévision. Elisabeth Pagnoux crie au scandale : Auschwitz aurait été changé en “ objet photogénique ” ; le commentaire serait “ totalement déplacé ”, “ mécanique fallacieuse ”, “ jouissance par l’horreur . S’ajoute la sentence de Claude Lanzmann, cinéaste de Shoah et directeur des Temps modernes, dans un entretien au Monde du 19 janvier 2001, qui lança la polémique : “ Insupportable cuistrerie interprétative ”.
En republiant Images malgré tout, en poursuivant par un essai intitulé Malgré l’image toute, Didi-Huberman réplique aujourd’hui à ces attaques. Au-delà de l’affrontement, il analyse le statut contemporain de l’image dans une société qui s’en bourre avec une délectation machinale. Son effort porte principalement sur la distinction qu’il importe essentiellement de définir et de défendre entre ce que l’on peut nommer le tout-venant de l’image – supposés documents, fictions commerciales, productions dominées par l’idéologie du divertissement et le désir du retour sur investissement – et ce qu’on peut nommer œuvres, qui sont des formes visuelles de la pensée.
Il commence par l’accusation de fétichisme. Pour Wajcman, toute photographie relève de “ cette logique fétichiste ”, ce qui ferait obstacle “ pour [la] compter comme un art ”. Toute photo ? Même Man Ray, même Kertesz ? demande Didi-Huberman, qui refuse le caractère absolu de cette assertion, déni dans laquelle il reconnaît un avatar actuel de la condamnation platonicienne de l’image tenue nécessairement pour leurre ou voile. À cette dénonciation trop simple, il oppose l’image-déchirure, “ qui laisse fuser un éclat de réel .
Ilne peut non plus admettre la disqualification des archives, uniformément tenues par Lanzmann pour images “ sans imagination ”, ni que celui-ci tienne leur examen pour la satisfaction d’une pure “ pulsion scopique ”. “ Il y faut le constant recroisement des événements, des paroles, des textes ”, rappelle comme une évidence Didi-Huberman, avant de mettre en doute la conception de l’archive que Lanzmann a construite à partir de Shoah etde redire l’importance des témoignages aux yeux des victimes de l’extermination : carnets enterrés dans le sol des camps avec l’espoir qu’ils seront retrouvés plus tard, photos prises au risque d’une mort immédiate. Ces archives désespérées, regards et interprétations les réactivent, sans que cela signifie nécessairement voyeurisme ni fascination.
La démarche intellectuelle de Didi-Huberman, fiévreusement écrite, culmine dans l’affirmation de la notion de montage, concept-clé de la création artistique au XXe siècle. La théorie qu’il en donne à travers les Histoires du cinéma de Jean-Luc Godard s’appliquerait aussi bien à la technique dadaïste du photomontage par prélèvements et rapprochements ou au mode de composition du Sens unique de Walter Benjamin. “ Le montage, c’est ce qui fait  voir  ”, note Godard. “ Travail dialectique des images ”, écrit quant à lui Didi-Huberman. De ce travail, dont l’autre nom est art, Images malgré tout affirme la logique et la nécessité avec une clarté et une conviction admirables. 

 

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