Romans


Marie Redonnet

Forever Valley


1987
128 pages
ISBN : 9782707311092
9.10 €


Une jeune fille vit seule avec le père dans l'ancien presbytère d'un hameau de montagne. Le père, qui voit la paralysie le gagner, confie l'adolescente à Massi, la patronne du dancing voisin. Celle-ci offre à sa protégée une robe à volants en organdi et des souliers vernis à talon, et lui apprend à se conduire comme il faut avec les clients, en particulier les douaniers, qui viennent danser ici le samedi soir. Le reste de la semaine, la jeune fille le consacre à des fouilles dans le jardin du presbytère, pour y chercher des morts.

Josyane Savigneau (Le Monde, 27 février 1987)

Une vie et une vallée perdues
Le second roman de Marie Redonnet : un hameau égaré pour une enfance engloutie.
 
 Marie Redonnet, après Splendid Hôtel, fait, avec Forever Valley, un “ sans faute ”. On n'est pas près d'oublier ces quelques semaines dans la vie d'une jeune fille de seize ans, la narratrice, qui ne dit pas son nom. En douze chapitres courts, elle déroule son existence minuscule dans son hameau perdu “ au bout du monde ” à Forever Valley, “ la vallée d'en haut ”, à l'abandon. Tout, d'emblée, intrigue et fascine dans cette vie minable, entre le presbytère et l'ancienne mairie-école, devenue dancing depuis que toute activité – ou presque – a cessé à Forever Valley, pour émigrer “ dans la vallée d'en bas ”.
D'où vient-elle cette petite fille qui, à seize ans, n'est “ pas encore formée ” ? On ne sait pas. Elle est élevée par “ le Père ”, curé sans paroisse, replié dans son presbytère, près de “ sa ” chapelle désaffectée et en ruine. Le Père a bien essayé de lui apprendre à lire. Rien à faire Tous les jours, elle regarde en vain “ école ” et “ mairie ” sur le fronton de la maison d'en face. Mais ça ne lui “ manque pas ”, puisqu'elle n'a pas envie de quitter Forever Valley : “ Dans la vallée d'en bas, il y a beaucoup trop de trafic à cause du poste de douane. La frontière est juste au bout de la vallée d'en bas. Au bout de Forever Valley, il n'y a rien, il n'y a que les montagnes. ”
Le seul mot qu'elle arrive à lire, c'est “ dancing ”, “ un mot facile à lire ”, dit-elle. Le dancing, c'est Massi, la veuve de l'ancien maire, qui le tient. Il n'est ouvert que le samedi soir. Puisqu'elle a seize ans, la petite va y travailler. Après le Père, Massi doit parfaire son “ éducation ”. L'héroïne s'occupera des douaniers, laissant les bergers aux filles de la laiterie qui montent le samedi soir pour arrondir leurs fins de mois. Avec elle les hommes paieront le prix fort, puisqu'ils “ n'auront pas de précautions à prendre ”, (elle n'est “ pas formée ”).
Parallèlement ses débuts au dancing, elle met à exécution son “ projet personnel ” : creuser le jardin du presbytère, qui devait être un cimetière, pour retrouver les morts. De morts, point. Mais, à partir de là, tout commence de se dégrader à Forever Valley, et le lecteur est comme happé, envoûté par ce glissement accéléré, inexorable, si bien rendu par le récit simplifié de la narratrice, ses phrases courtes, précises, informatives, volontairement dépourvues d'émotion.
On reste haletant devant cette montée d'une angoisse jamais affirmée, d'un malheur jamais nommé, d'une destruction sans appel : la mort du Père, la fermeture du dancing, la mort du jeune douanier qui avait promis de vivre au presbytère, et enfin l'immersion de Forever Valley pour la construction du barrage qui permettra l'électrification de la vallée d'en bas. Massi va à l'hospice d'en bas. La petite va aussi “ en bas ”, et la vie, ou l'absence de vie, continue. “ Je n'ai plus seize ans, dit-elle à la fin. Mais je ne suis toujours pas formée. Massi dit que maintenant c'est trop tard, je ne le serai jamais. ” Elle n'invente rien pour rendre la vie supportable, elle subit, et conclut : “ Je n'aime pas la vallée d'en bas non plus, ni le barrage de Forever Valley avec ces montagnes qui se reflètent dans l'eau et le col qu'on aperçoit tout au fond, là où se cache l'ancien hameau de Forever Valley. ”
Son enfance engloutie, elle ne joue pas, comme tous les autres, à l'oublier, elle regarde. Ailleurs, à la ville où sont partis les douaniers, on feint de ne pas voir, on s'invente des idées pour ne pas affronter les vallées submergés et les enfances perdues. On a peur. Comme on a peur en refermant le livre de Marie Redonnet. Peur de la nudité de la vie, peur de la lucidité, peur du souvenir de cette petite histoire, de cette violente parabole que l'on gardera longtemps en soi. 

Michèle Bernstein (Libération, 12 février 1987)


 Fin de partie
 
 Un malheur attire la sympathie ; deux, la pitié ; trois, le fou rire. Que le roman de Marie Redonnet soit d'un pessimisme absolu, nul ne le contestera : mais de l'accumulation des désastres naît cet humour particulier qui nimbe les catastrophes exagérées. Forever Valley (la vallée éternelle !) est le récit de la fin d'un monde qui s'écroule jour après jour, pierre après pierre – et quand on croit qu'on a touché le fond une autre fissure s'ouvre sous les pieds, un autre caillou s'émiette vers le néant final. Ce qui allait bien ira mal, et ce qui allait mal ira plus mal, telle est la dure loi du coin : loi que les protagonistes semblent accepter avec la passive résignation des chevaux debout sous la pluie. Une histoire sans bruit et sans fureur. Dite par une idiote ? Sûrement pas. Dite par une innocente, tout regard, toute oreille. La narratrice idéale.
Un tout petit monde, que Forever Valley, coincé entre la vallée d'en bas et les plateaux déserts d'en haut. Plus petit que vous ne l'imaginez . depuis longtemps déjà, Il ne reste que trois personnes, le “ père ” (ancien pasteur, ancien curé ? Qu'importe, il est déjà gâteux) dans son presbytère désolé à côte de l'église en ruines ; Massi, la propriétaire du dancing, et la narratrice. Est-elle vraiment demeurée ? Le père n'a jamais réussi à lui apprendre à lire (sûr que le père n'est ni Fénelon ni Montessori), et elle n'est pas encore “ formée ”... En revanche, elle a beaucoup d'idées et utilise sans hésitation un vocabulaire bien étendu pour une simplette de son espèce, mais ne peut-on concevoir que l'auteur traduit en mots ce que la fillette pense à l'état brut ? Bref, formée ou pas, et parce qu'elle a seize ans, le père l'envoie travailler chez Massi qui peaufine son éducation. Étrange finishing school, naturellement le dancing est un bordel (personne jamais ne prononcera ce mot, ni la prétendument respectable Massi, veuve de l'ancien maire-instituteur), ni la petite fille qui ne sait pas ce que c'est, ni bien sûr le père dont on ignore si l'aveuglement, feint ou réel, est dû à une crasse stupidité, au sordide appât du gain, à l'effacement philosophique devant la fatalité du lieu...). Un bordel où montent chaque fin de semaine les frustes bergers avec les filles de la laiterie (celles qui sentent mauvais) ; et les douaniers, les clients chics. En fait Massi, prostituée vieillissante, a besoin d'un renfort de chair fraîche. Elle enseigne à sa nouvelle recrue ses deux tâches : danser, monter dans les chambres. (Et l'auteur, qui est douée pour le mot horrible : “ ... il n'y a presque pas eu de sang. J'avais la tête un peu vide. Le premier douanier m'a dit qu'il s'appelait Fred. C'est la seule fois où j'aurai deux billets blancs en même temps... ”). Au début, tout n'est qu'ordre et beauté et luxe. Massi doit couper deux sortes de robes : les fendues et les à-volants. Le parquet bien ciré brille comme un lac. Toute la semaine, la jeune fille peut se consacrer à son grand projet : creuser des fosses autour de l'église, pour retrouver d'hypothétiques anciens cadavres.
Et soudain, en cinq semaines, aussi vite qu'une tragédie grecque, pfutt ! Avez-vous vu Dracula se décomposer en accéléré quand on ouvre son cercueil et que la lumière le réduit en poussière ? Le parquet n'est plus ciré, les filles de la laiterie se couvrent de tâches répugnantes, la narratrice perd ses illusions (“ j'ai beaucoup appris en deux semaines. Je ne peux compter ni sur Massi ni sur le père. Massi n'est pas un modèle comme le père le disait toujours. Et le père il est tout le contraire de ce qu'il dit ”), le dancing est en péril (“ …ça me manquerait si je n'allais plus au dancing. Ça me coupe ma semaine. Je ne peux quand même pas chercher les morts sept jours sur sept. Ça finirait par me monter à la tête ”). Et s'enfuient les uns, et meurent les autres, et se remplissent les fosses vides, et s'affaisse l'église. De Forever Valley, aussi disparue (littéralement) qu'une ville d'Ys, ne restent que les deux reines, la vieille et l'enfant, à jamais, exilées dans la vallée d'en bas, éteintes, mortes-vivantes. Une phrase, une seule, laisse supposer qu'il y a eu, quelque part, beaucoup de tendresse : “ Bob, il avait une lésion. Je peux bien avoir de l'anémie. Le reste est insatisfaction et amertume : Je n'aime pas les morts ni les tombes. Je n'aime pas la vallée... ”
Au fait, pourquoi ai-je dit “ les deux reines ” ? C'est que je vois deux explications au style du roman, ces phrases hachées, cette logique morcelée et progressive : comme une échelle, il y a de l'air entre les marches. L'une, évidente : la narratrice pense juste, elle raisonne avec tout son bon sens, mais entre les marches il faut qu'elle se repose. L'autre – peut-être que je me trompe c'est que, comme tout ce que j'ai lu de Marie Redonnet – ce roman me semble construit selon un schéma ludique (ludique au sens grave). Comme une partie de dames. À chaque mouvement, un pion est mangé, un mur tombe, un vivant disparaît. Et quand la partie est finie, quand on range le damier, il n'y aura pas de revanche, ni de belle. 

 




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