Le sens commun


Ulf Hannerz

Explorer la ville

Éléments d’anthropologie urbaine
Traduit de l’anglais (États-Unis) et présenté par Isaac Joseph


1983
Collection Le sens commun , 432 pages
ISBN : 9782707306401
43.00 €


Entre les premiers écrits de l’école de Chicago des années 20 et l’œuvre de Goffman sur les relations en public, le livre d’Ulf Hannerz se présente comme un inventaire raisonné des travaux empiriques et théoriques qui ont fait de l’anthropologie urbaine un champs de recherches spécifiques dans le monde anglo-saxon.
Tout en présentant et en commentant un nombre considérable d’études localisées et de monographies ethnographiques du milieu urbain, généralement inconnues du public français, Ulf Hannerz entend reprendre à son compte la question fondatrice d’une sociologie et d’une anthropologie de la ville : quels sont les effets organisationnels et culturels de la diversité des rôles et de la densité des réseaux qui caractérisent le milieu urbain ?
Hannerz se réclame du courant interactionniste et privilégie l’étude des acteurs sociaux et des situations sociales dans lesquelles ils déploient des répertoires de rôles divers, c’est-à-dire des engagements situationnels finalisés. Mais cette approche micro-sociologique se trouve combinée ici de manière originale avec une analyse des domaines d’activités qui structurent la ville comme assemblage de textes : rapports d’approvisionnement, de parenté, de voisinage, de loisirs et de trafic.
Au terme de ces analyses, il apparaît que la fluidité apparente des sociétés urbaines n’est que l’effet d’une surdétermination des rapports sociaux et des situations d’interaction dans lesquels se trouve inscrit le citadin ordinaire.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Les répertoires du citadin – Chapitre 1 : L’éducation urbaine d’un anthropologue – Chapitre 2 : Éthnographes à Chicago – Chapitre 3 : À la rencontre de la ville – Chapitre 4 : Du côté du Copperbelt – Chapitre 5 : À quoi servent les réseaux ? – Chapitre 6 : La ville en scène : Les contes de Goffman – Chapitre 7 : Conclusion : Pour une théorie de la ville et du vécu urbain – Bibliographie – Index

François Chaslin (Le Nouvel Observateur, 9 septembre 1983)

Dans la jungle des villes
 
« L’ouvrage d’Ulf Hannerz que vient de publier Pierre Bourdieu dans sa collection « Le sens commun » fait le point, tente de retracer l’itinéraire théorique de cette anthropologie urbaine, en signale les étapes, réorganise en un tout cohérent l’énorme corpus bibliographique qu’elle a déjà suscité, et dresse surtout l’inventaire des problèmes qui lui restent à résoudre. Car si elle veut erre un jour autre chose qu’un interminable “ Who’s Who ” des réseaux, qu’une technique plus ou moins empirique de débroussaillage des systèmes de relations, il lui faudra sacrement classer ses idées. À vrai dire, elle tente l’impossible : ordonner un territoire justement choisi pour sa confusion et sa fluidité.
Hannerz dresse l’anthologie raisonnée des masses de textes qui se sont accumulées sur mille micro-sujets depuis les travaux des Chicago boys des années vingt et trente, sociologues encore, qui décrivirent le fonctionnement des gangs, ces archétypes du “ groupe conflictuel ”, les hobos, bohémiens du prolétariat américain, les juifs du ghetto, les locataires des garnis de la Gold Coast et les taxi-girls des dancings.
Mais il s’attache aussi à éclaircir la notion, délicate et ambiguë entre toutes, d’“ urbanité ”, pratiquement insaisissable en termes scientifiques, mirage aux allures trompeuses d’évidence, “ urbanité ” qu’il définit à sa manière comme la qualité des lieux où les relations sociales peuvent être “ acquises, éventuellement choisies, et non assignées ”, des lieux où s’ouvre donc à l’individu une certaine latitude de situations, de rapports, bref tout “ un répertoire de rôles ”.
L’analyse des réseaux, des contacts humains, des chaînes qui se nouent de l’un à l’autre, de leurs maquillages plus ou moins denses, de leurs entrelacements, de leurs “ grappes ” serait ainsi le champ spécifique de cette nouvelle discipline appliquée à la découverte des sociétés complexes, qui s’intéresse au ragot, au mariage, aux mécanismes de pouvoir, aux micro-milieux, à l’ethnographie des quartiers, et qui s’efforce de décrie la ville dans toutes ses connexions, de démêler dans cet écheveau infiniment brouillé quelques fils, quelques circuits. Discipline dont l’auteur se demande honnêtement si elle a quelque sens “ en dehors de la cour de récréation des chercheurs scientifiques ” mais qui a le mérite insigne de faire que le familier nous devienne exotique, que nous devenions à nous-mêmes nos propres sauvages, et que nous paraissent enfin étrangères et problématiques les moindres de nos routines. »

Colette Petonnet (La Quinzaine littéraire, 1er juillet 1983)


La ville comme entité globale
 
« Au cours de la longue promenade où nous conduit Hannerz, remarquablement servi par un traducteur attentif, le lecteur ne découvrira ni monument ni fontaine : Ce n’est pas d’urbanisme qu’il s’agit, mais d’urbanité ; non de l’espace, mais de l’agencement des “ entités sociales disparates ” qui constituent les sociétés urbaines. L’anthropologue suédois, qui s’est consacré à l’étude des villes aux U.S.A, dans les îles Cayman, et au Nigeria, se livre à une puissante réflexion nourrie aux sources quasi-exhaustives des travaux accomplis, plaidoyer et guide pour une “ anthropologie urbaine ” capable d’être fidèle à la fois à l’anthropologie et aux “phénomènes urbains ”.
Bien qu’admirateur du courant britannique, il ne se réclame d’aucune tradition particulière. Il affirme ses choix théoriques en toute liberté dans une ligne novatrice et cependant inspirée par la pensée anthropologique. La discipline-mère avec laquelle il lui importe de ne pas rompre s’intéresse à la diversité plus qu’aux réalités moyennes, aux systèmes de relation plus qu’à l’individu qu’elle s’efforce néanmoins de ne pas sortir de son contexte. Cette différence avec la sociologie, Hannerz la précise sans en faire une frontière, ce qui lui permet d’analyser minutieusement les travaux de l’École de Chicago.
Ces sociologues avaient, dans les années 30, passé au crible de l’ethnographie, dont la nécessité demeure inchangée, les enclaves ethniques, les bandes de délinquants, le monde du spectacle, et les quartiers hétérogènes de leur ville. Mais ces connaissances dans la ville, pour précieuses qu’elles soient, n’atteignent pas l’essence de l’urbain. L’ethnologie de la ville reste à faire. Pour trouver le dénominateur commun, à la suite de Wirth qui “ au lieu d’un modèle universel n’avait fourni qu’un mannequin ”, Hannerz parcourt l’histoire comparée des sociétés urbaines. Les villes ne sont pas des totalités isolées mais des centres inscrits dans un environnement donné, et des rapports de pouvoir et d’échange différents produisent des centres urbains à fonctions différentes ou particulières. Ni la centralité, ni la densité (au seuil ignoré), ni l’hétérogénéité née de la division du travail qui crée un système d’interdépendance, ne suffisent à capter le phénomène urbain.
Or tous les citadins ont ceci en commun qu’ils coudoient tous les jours un grand nombre d’inconnus et que leurs possibilités de créer de nouveaux liens sont innombrables. “ La ville fonctionne comme un catalyseur de processus nouveaux ”. Ce premier principe, qu’Hannerz appelle “ l’accessibilité dans la diversité ”, est suivi d’un second : malgré les variations locales, les rôles dans lesquels s’engagent les citadins peuvent être classés en cinq domaines : le foyer et la parenté, l’approvisionnement, les loisirs, le voisinage et le trafic. Sont “ typiquement urbaines ” les relations d’approvisionnement et surtout de trafic, contacts minimaux et parfois éphémères, jusqu’alors négligés, et sur lesquels l’auteur insiste, consacrant un chapitre à l’interactionnisme selon Goffman.
À la suite de cet inventaire schématique à fonction heuristique, assorti de définitions des rôles et de leur répertoire, Hannerz recense les usages de l’analyse des réseaux, “ outil assez sophistiqué, destiné à décrire et mesurer les combinaisons ”. Les villes sont de nature plastique, mais elles offrent aussi des résistances et toutes les combinaisons ne sont pas possibles pour tous les citadins. Cependant, les réseaux pris tous ensemble constituent la ville comme ordre social. La ville est un réseau de réseaux.
La conclusion, d’une importance majeure, aborde successivement : les modes d’existence urbains en terme d’enclave (ethnique ou élitiste), de ségrégation (appartenance secrète), d’intégration (banale), et d’isolement, condition sociale transitoire, distincte de la solitude, condition psychologique ; les fondements structurels d’une ethnographie des domaines (parenté, religion, “ petits mondes ” qui s’inscrivent dans la structure globale) ; la prise en compte du temps (changements de rôles, déroulement des carrières, fluidité urbaine) ; les conséquences de l’organisation sociale sur l’analyse culturelle (dénonciation des concepts de culture dominante et de sous-culture) ; enfin, l’étude des villes comme entités globales.
Avec quelle méthode ? La plus vieille, “ l’observation participante qu’aucun argument solide n’a encore réussi à évincer ”. Elle sera croisée par “ triangulation ” avec d’autres données. Le travail de terrain doit être “ protéiforme ”, s’adaptant et innovant sans cesse, dans l’inconfort des limites incertaines et d’un temps morcelé. Il conviendrait de coordonner les efforts de quelques collaborateurs. “ Mais les équipes d’ethnographes sont si rares dans les communautés urbaines que l’anthropologue arpentant la ville comme le loup solitaire ne disparaîtra pas de sitôt ”. C’est à ce prix que l’anthropologie urbaine, parfois, existe.
On pourrait reprocher à l’ouvrage de manquer non de mouvement mais de rythme, de spectacle et de splendeur. La ville est mise à plat comme les mentalités. Les réseaux ont la même valeur, géométriquement codifiés, comme si la vie se déroulait sans moment exceptionnel. Les fêtes sont absentes, l’agressivité occultée, les technologies évaporées. Peu importe. S’il est d’autres omissions, laissons au lecteur le soin de les détecter. On aurait mauvaise grâce, en effet, de critiquer un tel effort de réflexion pour maîtriser dans un système qui segmente et rassemble en même temps, “ le phénomène-mirage qui toujours s’éloigne ”. Mieux vaut souhaiter à l’œuvre de stimuler la recherche en anthropologie urbaine dont Ulf Hannerz s’annonce comme l’un des chefs de file. »

 

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