Romans


François Bon

Calvaire des chiens


1990
224 pages
Pas disponible
ISBN : 9782707313515


Un projet de film né d'une grande ville évanouie, Berlin, avant la destruction du mur, conduit l'équipe des cinéastes dans un village déserté des Cévennes occupé par les chiens en liberté d’un ancien élevage.

(Magazine littéraire, novembre 1990)

 Les phénomènes réels représentent dans les hasards de la vie un aspect fantastique bien plus extraordinaire que tout ce que l'imagination la plus féconde peut former d'elle. Deux événements sont à la base du Calvaire des chiens et du film que tentent de monter ses protagonistes. L'un historique, la destruction du mur de Berlin, mais qui ne reste qu'évoqué. L'autre de l'ordre du fait divers : la découverte d'un village de chiens abandonnés dans les Cévennes. Les repérages du film conduisent l'équipe de la ville au village et à ses alentours. Le but, étudier " l'idée mentale d'une grande ville ”, se définit dans ces allers et retours de la narration.
Ce projet de film n'est qu'un aspect du roman, sur lequel se greffe une réflexion en action sur la langue. L'équipe internationale, la navette entre les deux pays, les propos traduits de l'allemand, justifient ces considérations linguistiques. “ Sauver sa propre langue en l'envisageant à partir de la langue étrangère ” : tel est le but du narrateur, qui finit lui-même par écrire un roman. La fascination de l'allemand, avec ses accumulations de mots jetés par la phrase “ pour ne se décharger qu'avec leur verbe tout à la fin ”, déteint sur l'écriture. Le refus des facilités, traduit chez le cinéaste par une hostilité à la télévision “ qui prive voir de son effort ”, exige de la part du lecteur une attention soutenue récompensée par un plaisir de gourmet. 

Claude Prévost (L’Humanité, 17 octobre 1990)

Une prose de haut vol
 
 Celui qui dit “ je ” n'apparaît nettement qu'à la fin, où l'on apprend qu'il travaille à une thèse. Pour l'essentiel, il rapporte le récit d'un autre qui le love dans sa propre narration, comme on voit dans Maîtres anciens, de Thomas Bernhard. La présence de ce second et principal narrateur, Barbin, est sans cesse rappelée par un jeu de leitmotive avec variations qui suggèrent l'ambition “ musicale ” du livre, sa recherche d'une harmonie fragile, éphémère, arrachée au désordre du monde. Du reste, à un moment, Barbin évoque un musicien venu d'Estonie qu'il a connu à Berlin-Ouest : “ Les cinq voix, chez le compositeur, disait Barbin, perdaient vite leur retenue pour se fondre dans une lancée unie et mouvante, gardant pourtant surface rauque et raclante où, si de brusques reprises héritaient parfois de la clarté d'un accord, il était aussitôt disloqué passé le souvenir qu'il provoquait, bref et distant, un air de loin reconnu, comme un mot sur le bout de la langue, une envie brève de danse, en tout cas, levant lente au-dessous des sons enchaînés mais vite évanouie comme on chercherait vainement à retenir un rêve... ”
À la juxtaposition des monologues intérieurs (Tandis que j'agonise, de Faulkner, était comme la matrice des romans antérieurs de François Bon), Calvaire des chiens substitue le flux d'une narration toujours en quête d'un accord fugitif, sans cesse détruit, sans cesse renaissant et inaugure peut-être ainsi une “ seconde manière ”. Mais ce roman n'entre pas plus que les autres dans la catégorie de “ ces petits livres souriants et lisses comme des chaussures ” dont les Français, selon un ami allemand de Barbin, semblent “ se faire spécialité ”. Une incidente glissée entre les parenthèses (“ comme on retrouve dans telle ou telle de ses phrases l'architecte et le rythme de tout un livre ”) indique que le souci de construction, de composition reste une préoccupation majeure. Mais pour dominer le matériau, il faut... du matériau.
Barbin raconte dans son histoire, à celui qui dit “ je ”, auditeur actif qui n'hésite pas à contester ce qu'il entend, à intervenir pour relancer la mécanique. Journaliste, écrivain, Barbin a séjourné à Berlin-Ouest comme boursier d'une fondation où il a côtoyé des artistes venus d'un peu partout : le compositeur estonien, un sculpteur roumain qui fabrique une machine de bronze et d'acier, un contre-ténor russe qui parle “ le français de deux siècles d'âge ”. Il a connu aussi un “ filmeux ” caucasien surnommé “ GmbH ”, équivalent allemand du sigle “ SARL ”. Cet homme “ opaque comme sa figure ” a monté sa propre “ société à responsabilité limitée ” et propose à Barbin d'écrire le scénario de son prochain film, en collaboration avec Andreas Herlitz, qui est un “ fan d'E.T.A. Hoffmann, le grand écrivain-musicien du Romantisme allemand.
Le film, une co-production, sera tournée en partie en France : le noyau du roman est donc constitué par le récit d'un voyage que GmbH et Barbin effectuent dans les Cévennes, aux fins de repérage, accompagnés par l'actrice qui doit jouer le premier rôle. Mais il y a beaucoup de retours en arrière, un va-et-vient entre Berlin et la campagne cévenole et même, à l'occasion, des échappées vers d'autres lieux - le marais poitevin, Francfort, Göteborg... Barbin est écartelé entre ville et campagne mais fasciné par les villes. Par Berlin, évidemment, désigné tout au long du roman par sa seule initiale, lieu par excellence des mythologies modernes (et “ postmodernes ”...), le Berlin d'avant et celui d'après la chute du Mur, une ville qui, selon Andréas, “ joue d'elle-même comme ces mauvais opéras qui utilisent les vieux décors faits en des temps plus luxueux ”. Berlin reparaît ici constamment dans sa beauté insolite et sinistre, l'hôpital où est opéré le vieil acteur Heerbrand (qui a joué le Minetti de... Thomas Bernhard), les immenses banlieues, I'Anhalter Banhof, le pont de Glienicke où on s'échangeait les espions de la guerre froide, Grunewald, le Wannsee où Kleist se suicida avec Henriette Vogel, les studios de Spandau, inquiétants comme une prison de Piranèse, Siemensstadt, “ comme un décor grandeur nature pour le Jules Verne des millions de la Begum ”... Depuis le fameux mois de novembre 1989, on dirait que cette ville “ n'existe plus, en une seule nuit devenue un rêve blafard ”, et qu'on ne peut plus la peindre que dans les tons fuligineux des fantasmagories d'Hoffmann.
En regard, il y a le hameau perdu des Cévennes et, plus bas, “ Sauveterre ”, la petite ville que les trois cinéastes trouvent envahie par les eaux de sa rivière. Cette inondation, aux pages 74 et 75, devrait entrer dans une anthologie (si les auteurs de morceaux choisis savaient lire...), ne serait-ce que pour cette “ chute ” d'une phrase de onze lignes, majestueuse comme un fleuve en crue : “ ...sous le seul ballet de trois hélicoptères, la ville entière semblait endormie dans son rêve d'eau généralisé ”. Au cours de sa virée cévenole, le trio rencontre des gens “ bizarres ” : Etienne Hozier, pensionnaire de l'asile d'aliénés de Sauveterre, qui profère des sentences sibyllines et poétiques (“ la puissance des fleurs et leur parfum, I'amertume des myrtilles, mademoiselle, et le besoin seulement d'harmonies favorables ”), Christophe Jaille, un instituteur esseulé, Martial Fouquereau, un ancien camionneur qui parle dans un style ultra elliptique (“ Le drame jeté dans une jeune tête, oui : car pourquoi ? Mazette, femme en vue femme voulue... ”). Chez François Bon les “ marginaux ” ne sont pas là pour le “ pittoresque ” ou le “ social ” mais, comme à Berlin, le contre-ténor russe qui parle comme Voltaire, pour le rapport singulier “ qu'ils entretiennent avec la langue ”. En tout cas les propos syncopés de Fouquereau, les délires d'Hozier et beaucoup d'autres sources nous informent d'une autre histoire qui vient s'insérer dans l'ensemble sans visibles points de soudure : celle de Louis-Marie Raymond qui, après avoir galéré en ville, a échoué là avec une fille partie depuis et dont on ne saura jamais le nom.
C'est elle qui a poussé Raymond à installer dans le village, abandonné depuis le début du siècle, un asile pour les chiens dont les maîtres ne veulent plus ; la clientèle afflue, les chiens pullulent dans les maisons croulantes, le hameau se transforme en camp de concentration puis, comme on ne sait plus où mettre les nouveaux arrivages, en “ usine à éliminer ”, en camp d'extermination pour chiens. C'est l'hôpital psychiatrique de Sauveterre qui fournit les tueurs, amenés chaque jour en camion.
Subrepticement, I'image forte introduit l'Histoire. On le pressentait déjà à quelques signes épars : après 1918, I'asile de Sauveterre a recueilli les soldats si affreusement mutilés que personne ne voulait plus les voir ; ou bien il y a un tueur de chiens que les guerres coloniales ont rendu fou et qui s'y croit toujours. Et puis brusquement, fait irruption le souvenir monstrueux : tuer les chiens, tuer les hommes, quelle différence ? On raconte à Barbin qu'un soir on a isolé des chiens à tuer dans une grange – et alors Barbin revient d'un coup à Berlin, à la prison où les nazis ont fait pendre à des crochets de boucherie les conjurés du 20 juillet 1944 : “ Et sur le mot grange, je disais à Andreas, dit Barbin : la nudité et la douleur aux quatre potences de Poletzensee... ”
Si on ne reconnaît pas là une prose de haut vol, c'est décidément que la confusion des valeurs progresse à une allure vertigineuse ! 

 




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