Paradoxe


Peter Szendy

À coups de points

La ponctuation comme expérience


2013
160 p.
ISBN : 9782707323033
19.50 €


La ponctuation, on le sait, a une longue histoire, depuis les livres de comptes des scribes de l’Égypte antique jusqu’aux récents smileys. Tout en accordant la plus grande attention à l’art de ponctuer dans ses formes classiques ou contemporaines, ce livre voudrait toutefois ouvrir un champ plus vaste : celui de la stigmatologie (du grec stigmê : « point »), qui analyse les effets ponctuants partout où ils apparaissent.
Dans l’expérience esthétique, d’abord : écouter, regarder, c’est chaque fois ponctuer l’image ou le son, comme en témoignent exemplairement la pratique de l’auscultation (qui est loin de se limiter à la médecine) ou celle du boniment au cinéma.
Dans le récit et dans la production autobiographique de soi, ensuite : le sujet n’est que le contrecoup d’une série de ponctuations, comme le donnent à penser la psychanalyse et la littérature, de Tristram Shandy à Lacan en passant par cette extraordinaire nouvelle de Tchékhov qu’est « Le point d’exclamation ».
Pour décrire tous ces effets ponctuants, on tente enfin de construire philosophiquement – avec Hegel, Nietzsche et quelques autres – un concept de ponctuation attentif au rythme et à la pulsation du phrasé, ainsi qu’aux portées politiques inhérentes à tout coup de point.

Peter Szendy

TABLE

La stigmatologie
De la rubrica au smiley, une histoire portative
Point de monument, ou la coupure de Tristram
Épointages
P. S. sur le repiquage (Lacan vs. Derrida)
Phraser, ou les trous dans le sens
Les pointillés de l’auscultation
Monoreilles, ou la bulle des guillemets
Punctum saliens, ou le sursaut du point
Le point de surjet
Ekphrasis
Le boniment général
Ponctuation et politique, ou le point sur le i
Sondage final
 

ISBN
PDF : 9782707327253
ePub : 9782707327246

Prix : 13.99 €

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Robert Maggiori, Libération, jeudi 3 octobre 2013

Points de salut. Les effets de la ponctuation sous la loupe du philosophe Peter Szendy

Jadis, dans les langues antiques à scriptio continua, ils n’existaient pas : aussi les mots sagglutinaientilsetsemblaientsetouffer. Aujourd’hui, ils vivent une nouvelle vie, ont appris à sourire :-) sont tristes :-( font des clins d’œil (^.˜) versent des larmes :’ se donnent des canines de vampire ^,..,^ et s’habillent même en businessmen cravatés :-). Mais ils restent modestes, les signes de ponctuation, laissant à la phrase le soin de faire sens, alors qu’ils pourraient, s’ils voulaient, le bouleverser ou le tourner en bourrique : «Nietzsche dit : "Wagner est un clown"» - «Nietzsche, dit Wagner, est un clown».
Ecchymoses. Existent de nombreux ouvrages qui, du point de vue syntaxique, grammatical ou typographique, étudient «les divisions, les respirations et les scansions de la phrase ou du discours» auxquelles appelle la ponctuation. Mais rien n’a jamais été publié qui ressemble au court mais dense ouvrage de Peter Szendy, A coups de points, dans lequel le philosophe pose les bases d’une stigmatologie - peut-être pas une science mais une analyse cohérente de tous les «effets ponctuants», quel que soit le domaine où ils apparaissent. Les termes grecs de stigma ou stigmê équivalent au latin punctum, mais le verbe stizein, d’où ils dérivent, dit bien plus que ponctuer : piquer, tatouer, marquer d’une empreinte, voire contusionner ou couvrir d’ecchymoses. Dès lors, le champ de la stigmatologie s’annonce «infini et hétéroclite», s’il doit inclure le point et le coup de poing, les guillemets et l’éclair photographique, tout ce qui frappe et estampille, les piqûres et les points de couture, le phrasé ou la phrase musicale et le «boniment» qui ponctue le film muet, l’auscultation médicale, que Laennec conçoit en termes de «percussion ponctuante» et l’«exercice du regard», vu par Walter Murch (le monteur d’Apocalypse Now de Coppola) comme «scansion phrastique rythmée par le cillement de l’œil», qui, hachant le magma de la réalité, la rend visible, comme les virgules, les espaces et les tirets, en sectionnant le conglomérat des mots et des phrases, les rendent lisibles.
Au début, pourrait-on dire, tout est «normal» : Peter Szendy livre d’abord une «histoire de poche de la ponctuation», qui, des premières rubricae - l’utilisation par les scribes de marques à l’encre rouge (rubricus) pour faire ressortir certains mots, marquer une césure ou indiquer un paragraphe - et de l’introduction en Egypte des «points punctiformes», conduit aux smileys et autres émoticônes, en passant par toutes les codifications et réformes qui se mettent polémiquement en place du Moyen Age à nos jours («Il seroit à souhaiter que l’on eût encore admis dans notre Langue des Points de commandement ; d’ironie ; de mépris ; d’emportement ; d’amour, & de haine ; de joie, & de douleur : la lecture en seroit beaucoup plus aisée», Grimarest, 1707).
Puis il s’arrête sur la nouvelle de Tchékhov, Le Point d’exclamation, et, plus longuement, sur le roman de Laurence Sterne, Tristram Shandy - une «autobiographie d’un genre singulier», une «mise en scène» de la ponctuation «qui reste sans pareille dans l’histoire de la littérature», où les tirets sont longs comme un jour sans pain, les points d’énormes pastilles, des espaces vides, des carrés marbrés, des doubles pages noires… Mais peu à peu, comme s’il ajoutait deux points (:) à chaque thème, au lieu de le fermer, Szendy laisse apparaître des paysages surprenants : la pratique analytique, où le psychanalyste devient «un "scribe" qui "ponctue" le "procès-verbal" du discours du sujet», le «point de capiton» de Lacan qui noue le signifiant et le signifié, le débat Lacan/Derrida, la critique que fait Nietzsche de l’«hyperponctuation du phrasé wagnérien», qui revient à «laisser proliférer l’infinitésimal jusqu’à ce qu’il retire au tout sa sève» et aboutit au «devenir-blette de la rythmique», un pan de l’histoire de la médecine, la philosophie hégélienne de la nature, les fonctions de l’ekphrasis (description verbale, littéraire, d’un tableau ou d’une image), etc.
Lapin. S’il était un album pour enfants, A coups de points contiendrait de ces figures en pointillé qui ne se révèlent que lorsqu’on a relié tous les points : sauf qu’au lieu du lapin et du chasseur, apparaissent ici, au milieu des ,,, des ‘’ des !!¡ des ;; et des ¿??, Kafka et Orson Welles, Ovide et Victor Hugo (qui s’enquérant des ventes des Misérables télégraphie à son éditeur un «?», et reçoit en réponse un joyeux «!»), Derrida et Heidegger, Freud et Alain Badiou. La stigmatologie n’a point de bornes, et sur la carte des savoirs balise des chemins insoupçonnés ! Tel est le pouvoir du point - et ce pouvoir, bien sûr, est d’abord politique - si le souverain est celui qui «surponctue la pointe de la décision». Le 19 septembre 1905, les compositeurs de l’imprimerie Sytine de Moscou se mettent en grève, pour réclamer une «augmentation du salaire aux pièces basé sur mille caractères, y compris les signes de ponctuation». Elle deviendra générale, la grève - entraînant la révolution. Commentaire de Léon Trotski : «On commençait par des signes de ponctuation et l’on devait, en fin de compte, jeter à bas l’absolutisme.»


Lire l'article d'Isabelle Serça, "La ponctuation dans tous les sens", Acta Fabula, mai 2014.

 




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