Romans


Julia Deck

Le Triangle d'hiver


2014
176 p.
ISBN : 9782707323996
17.00 €
35 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Mademoiselle ne veut plus travailler. Mademoiselle est criblée de dettes. La vie serait tellement plus simple sous une nouvelle identité. Qu'à cela ne tienne, elle emprunte celle de la romancière Bérénice Beaurivage, change de ville et rencontre l'Inspecteur, dont elle tombe aussitôt amoureuse. C'est sans compter la journaliste Blandine Lenoir, éprise du même homme et résolue à la confondre. Bientôt le soupçon gagne sur tous les côtés du triangle que forment ces trois-là, parfaitement équilatéral.

ISBN
PDF : 9782707328021
ePub : 9782707328014

Prix : 11.99 €

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Fabienne Lemahieu, La Croix, 28 août 2014

Retour au point d’arrivée

Deux ans après un premier roman très remarqué, Julia Deck poursuit sa réflexion littéraire sur l’identité, le mensonge et la folie.

« Mademoiselle » est une énigme. La jeune femme vit au Havre, fut vendeuse, on la devine chômeuse. Pour l’heure, Mademoiselle est bien seule, n’ouvre plus son courrier et se sent à l’étroit dans son studio « tout en angles droits, équipements fonctionnels et baies verticales ». Elle s’exprime peu, hébétée par l’indicible ennui des jours mornes et vides – « au fil des mois, les heures devenues élastiques, ses actions n’étaient plus guidées que par de brusques accès d’envie ou de dégoût. »
De sa vie passée, on ignorera tout. Son nom ? Bérénice Beauregard. Qu’il fût le patronyme d’un personnage rohmérien interprété par Arielle Dombasle dans un film dont le nom lui échappe lui a paru suffisamment séduisant pour qu’elle le fasse sien.
À l’écran, Bérénice Beauregard était romancière : elle-même a le physique de l’emploi, songe-t-elle, elle en exercerait bien la fascinante activité… En attendant d’écrire et puisqu’il faut bien vivre, elle vole, vend son joli « corps gracile » contre quelques vêtements tape-à-l’œil…
Cette jeune femme qui court après sa propre identité n’est pas sans rappeler l’errance hallucinée de Viviane Élisabeth Fauville, héroïne éponyme du premier récit de Julia Deck qui révéla le talent de la jeune auteur. Mais si l’esprit de la première, bourgeoise parisienne, était peuplé d’idées folles et paranoïaques, de rares pensées primaires habitent celui de Mademoiselle, tout au plus quelques intuitions salvatrices. De leur commune solitude, la romancière trouve pourtant la matière d’une intrigue puissamment littéraire, servie par une narration sèche et précise, cinématographique. Le mouvement y surgit d’une libre syntaxe qui, multipliant les approches, laisse s’immiscer dans le fil du discours les propos de chacun, leurs gestes et la minutieuse description des lieux traversés.
Ainsi, Mademoiselle prend la route, suit le périple d’un paquebot baptisé Sirius et de son séduisant « Inspecteur des navires », depuis les chantiers de Saint-Nazaire jusqu’à Marseille. D’un port à l’autre, elle croisera aussi la journaliste Blandine Lenoir, et leur rencontre initiera le jeu cruel du triangle amoureux, amer reflet du « triangle d’hiver », cette figure astronomique constituée de trois étoiles dont la plus brillante porte le nom de Sirius… Par les rues et les gares, les hôtels, les salles désertes des musées, les pas du trio seront ainsi circonscrits dans ces figures strictement équilatérales, arpentant sans fin chacun des côtés avec un étonnement inlassablement renouvelé.
Absurde dialectique, ce Triangle d’hiver est une boucle sans fin, un étrange récit sur lequel planent les brumes d’un songe éveillé. Artefact social autant que romanesque, Mademoiselle est ce personnage de chair et de papier qui s’offre à nos regards et qui, une fois la flamme de son élan vital éteinte, se meurt à elle-même pour se réinventer, « se glisser une fois de plus sous une nouvelle peau ». Mais on ne s’offre pas impunément d’autres vies que celle qui nous est assignée… Pour autant, si mentir est un crime, est-ce mentir que d’écrire ? Le lecteur est seul juge, qui sait infiniment gré à Julia Deck de l’avoir, jusqu’à la dernière ligne, à ce point mystifié.

André Rollin, Le Canard enchaîné, 3 septembre 2014

A la recherche de l’emploi perdu

« Mademoiselle » est jeune, blonde, sans travail. Pour commencer, elle va changer de nom : pourquoi pas celui de Bérénice Beaurivage, romancière que joue Arielle Dombasle dans un film d’Eric Rohmer ? Un atout ? « Je vais l’adopter, m’y glisser, l’arborer sous toutes les coutures, devenir en tout point la femme suggérée par ces sons. » L’aventure peut commencer.
Elle vit d’abord au Havre, près des paquebots, dont l’un, le « Sirius », « barre la vue de sa porte-fenêtre, qui ouvre ce présent sur une grille de hublots » qu’elle scrute. Elle se fait du thé, prend un carnet « décoré d’étoiles en strass », gribouille, « Rayer trois mots, recommencer ». Comment font donc les romanciers ? se demande-t-elle.
Lors d’un stage chez Darty, elle avait brandi « à la tête du chef de rayon » un batteur-mixeur : « Poussant la vitesse au maximum, elle avait crié : Vous êtes sûr, monsieur Baridou ? Vous êtes certain que je ne pourrai pas partir en été ? » Elle est bien partie, mais pour rechercher un autre emploi !
Le cœur n’y est point. Elle vadrouille dans la ville, « dans les quartiers vérolés de ronds-points ». Rentre dans un bar, se fait offrir des « Black Russian » par un steward du « Sirius ». Il lui explique le nom du bateau, « une des trois étoiles du Triangle d’hiver ». Ca se termine chez lui. « C’est étrange, la peau de l’autre, lorsqu’elle est redevenue telle, allongée dans l’ombre contre la sienne et que s’estompent les effets des Black Russian. » Il est 3 heures et quart du matin. Elle prend le portefeuille du steward : « Il y a trois cents, c’est bien. » Et fuit.
Elle se retrouve à Saint-Nazaire, après être passée par Paris, sans avoir volé le « Bérénice » de Racine à la gare Saint-Lazare. Elle se veut toujours « romancière », bien sûr ! Elle découvre la ville, admire encore les paquebots. Pour se faire une garde-robe, elle s’offre à un employé de la réserve du magasin H & M. Elle y reviendra. Rencontre un « Inspecteur des navires ». « Je supervise, je contrôle, je vérifie. » Il lui trouve une ressemblance avec l’actrice Arielle Dombasle. Elle se présente toujours comme Bérénice Beaurivage, romancière.
L’inspecteur joue son sauveur. En pleine ville, sous des arcades, ils deviennent amants. Tout est beau. Il se souvient du film de Rohmer, c’est « Pauline à la plage ». Précise que « c’était plutôt un cinéaste pour romancière ». Le piège se resserre. L’Inspecteur va se mettre à douter. Bérénice ne cache-t-elle pas une imposture ? Elle se méfie. L’Inspecteur se lasse. Tout va s’écrouler. Séparation. Et « Mademoiselle » se retrouve au Havre à la recherche d’un emploi. Sans motivation.
Julia Deck nous raconte une errance. Avec un charme fou. Et des interrogations surprenantes. Faut-il emprunter un autre nom, toujours chez Rohmer ? C’est un vertige personnel… Inquiétant.

Alain Nicolas, L’Humanité, jeudi 25 septembre 2014

Le paquebot de la fiction sous un triangle d’étoiles

Comment se faire passer pour une écrivaine quand on est le sosie d’Arielle Dombasle ? Sur ce thème léger, Julia Deck livre un nouvel ouvrage virtuose, mélancolique et ambitieux.

Vivre sans travailler est un job à plein-temps. Surtout quand on a l’idée baroque de se faire passer pour une romancière. Précisons : pas une apprentie romancière, une romancière en devenir, une femme en train d’écrire, d’essayer d’écrire. Non, ce que choisit Mademoiselle, c’est un nom de romancière, un nom de romancière de roman, et même de cinéma, Bérénice Beaurivage. Beau nom, venu tout droit d’un film de Rohmer, L'Arbre, le Maire et la Médiathèque, d’autant plus facile à porter quand on a le physique d’Arielle Dombasle en 1993. La suite, on la devine, rencontrer un homme, le rendre amoureux, et adieu petits boulots, adieu Pôle emploi.
Tout se passe comme prévu. Bérénice rencontre un homme, le rend amoureux, s’installe avec lui. Il est ingénieur, chargé d’inspecter des paquebots au sortir des chantiers navals. Nulle coïncidence : nous sommes au Havre, et de la fenêtre de son appartement du quai de Southampton – dont elle n’a pas payé le loyer depuis longtemps–, elle peut voir les rangées de hublots du Sirius dont les occupants, éphémères voisins, s’apprêtent chaque soir « à claquer à la roulette trois salaires minimums interprofessionnels de croissance ». Après une nuit avec un cadre qui réceptionne le Sirius dont c’est la croisière inaugurale, elle s’éclipse, fuit à Saint-Nazaire. Et là, au bar du Skipper, c’est LA rencontre avec l’Inspecteur. On prend alors de la hauteur, on gagne en complexité. Julia Deck construit un roman sur le motif de la fiction, prise en tenailles entre une invention assise sur l’imitation et une écriture impossible. La jeune femme intelligente et imaginative qui se veut romancière n’arrive pas à écrire une ligne et ne sait même pas donner le change, se contentant de mimer une actrice, jouant la romancière.
Cette trajectoire que l’on pressent vouée à l’échec, Julia Deck la fait ricocher dans la géométrie triangulaire qui donne son titre à l’ouvrage. Sirius (Alpha Canis Major pour les connaisseurs) est la plus brillante des étoiles, l’un des sommets du Triangle d’hiver, repère essentiel dans la voûte céleste. Triangle des ports, Le Havre, Saint-Nazaire, Marseille, le plus visible, comme le triangle amoureux formé par l’Inspecteur, Bérénice et une certaine Blandine Lenoir, journaliste elle aussi échappée du film. Blandine va poser, face au mensonge de sa rivale et au doute de l’homme, un solide troisième sommet, celui du réel, qu’elle cherche à établir et écrit, elle.
Triangle d’hiver, vraie comédie légère, est, le retournement final le suggère, une tragédie de la mémoire enfouie sous les paquets de madeleines de supermarchés. C’est un drame de la fiction. Perdue entre une tragédie de Racine à peine lue, un film de Rohmer à demi oublié, et un roman vaguement envisagé, elle reste inaccessible comme ce triangle stellaire, qu’on atteint au prix de la folie. Ou de la littérature, la vraie, semble nous dire Julia Deck.

 




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