« Double »


Marie NDiaye

Un temps de saison 

suivi de La trublione par Pierre Lepape


2004
collection de poche double n°28
144 pages
ISBN : 9782707318602
7.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1994.


Après l'été les Parisiens désertaient les lieux de leurs vacances ensoleillées, ignorant tout du sort que l'automne faisait à la région qu'ils quittaient jusqu'à l'été suivant.
Un automne brutal, puis un long hiver de vent et de pluie, mortel aux corps fragiles. Cette saison-là, inconnue et implacable, il fut imposé à Herman de la découvrir.

Pierre Lepape (Le Monde, 11 mars 1994)

La trublione
 
 Des écoles, des mouvements et des manifestes plane toujours, nostalgie peut-être indéracinable, sur la littérature française d'aujourd'hui. Oh, les beaux temps où l'on y voyait clair entre l'académisme et l'avant-garde, entre la réaction et la révolution, entre les héritiers et les pionniers ! Que cette clarté emprunte plus au mythe qu'à l'histoire réelle importe peu, un sentiment n'a pas à prouver sa vérité. Nos écrivains regrettent le temps des batailles, camp contre camp, revue contre revue, Breton contre Anatole France, Gallimard contre Grasset, Les Temps modernes contre La Table ronde, Les Lettres françaises contre Arts, Barthes contre Picard. Échos rapprochés d'autres grandes empoignades qui jalonnent notre histoire littéraire comme les guerres jalonnaient notre Mallet et Isaac. II y a souvent dans le métier des lettres comme une jalousie inavouée du métier des armes.
Or, de fait, nous nageons aujourd'hui dans la confusion. Le champ littéraire ne ressemble guère à ces grands jardins à la française où des généraux, du haut de fiers promontoires, commandaient la manœuvre à des fantassins, artilleurs et fringants cavaliers parfaitement alignés à l'exercice. On ne sait plus guère qui se bat contre qui, ni contre quoi ; le plus humble bidasse porte des galons de colonel ; il n'y a plus ni déserteur, ni traître, ni héros, tant les rôles sont interchangeables sous l'œil des caméras de télévision. Dans cette mêlée, chaque écrivain est un Fabrice à la recherche de Waterloo. Le besoin d'essayer d'y voir clair est donc plus que légitime : indispensable à la création de chacun.
C’est pourquoi des écrivains comme Jean Echenoz ou Marie NDiaye sont si radicalement dérangeants. Ils ne sont du parti d'aucun ordre, ils font du malaise, du trouble, de la confusion et du chaos la nature même des choses. Avec des accents très différents, proches de la fable et du conte chez NDiaye, plus épiques et picaresques chez Echenoz, ils disent, de livre en livre – le cinquième déjà pour Marie NDiaye, qui a vingt-sept ans –, la nécessité pour comprendre le monde de ne plus le voir comme une machinerie cohérente, obéissant à des lois immuables et à des logiques sophistiquées mais rationnelles. Un Temps de saison est une fable qui met à mal ces principes sur lesquels reposa si longtemps notre appréhension de l'univers physique et, par analogie, de l'univers social, à savoir que chaque objet occupe un lieu dans l'espace, qu'un même corps ne peut pas être présent dans deux lieux différents, qu'on est chair ou poisson, vivant ou mort, être ou non-être. L'histoire qu'elle raconte est simple, dite avec des mots simples. Comme le début du roman : “ Après l'été, les Parisiens désertaient les lieux de leurs vacances ensoleillées, ignorant tout du sort que l'automne faisait à la région qu'ils quittaient jusqu'à l'été suivant. Un automne brutal, puis un long hiver de vent et de pluie, mortel aux corps fragiles. Cette saison-là, inconnue et implacable, il fut imposé à Herman de la découvrir. ” Herman, professeur de mathématiques, la science du clair et du distinct, est resté un jour de trop dans ce village où il a l'habitude de passer l'été avec sa femme et son fils. Partis quérir du lait, comme chaque jour, à la ferme voisine, épouse et enfant ont disparu. Herman les recherche, sous la pluie glaciale qui succède brusquement à l'été, dans ce village qui, les vacanciers partis, vit désormais selon ses propres rites et coutumes, éloignés autant qu'il est possible des factices sourires commerciaux de l'été. On fait vite comprendre à Herman que son enquête sur la disparition de sa famille n'intéresse personne, que les villageois ne se soucient pas d'aider un étranger et que sa seule chance de trouver quelque chose est de perdre son identité parisienne, de devenir un membre de cette communauté. De fait, il reverra sa femme et son fils, leur apparence tout au moins car ils ne sont plus guère que des ombres qui disparaîtront peu à peu avec le souvenir qu'il a d'eux. La suite est plus étrange encore.
On peut réduire la fable aux dimensions d'une jolie métaphore sur l'intégration, sur le choc de cultures étrangères, sur les souffrances de l'exclusion, sur les difficultés de la communication entre les territoires, sociaux, culturels, raciaux, sentimentaux. Une métaphore déjà trouble puisque la position d'Herman est fluctuante ; il est le Parisien prestigieux et l'étranger méprisé, l'élève à qui l'on apprend le village et l'intrus à qui l'on cache les ressorts secrets de la machine communautaire. Il est dedans et dehors, intime et exclu, accueilli et menacé, libre et prisonnier, ignoré et sans cesse placé sous le regard d'autrui. Il est une chose et son contraire.
Mais le village lui-même n'est cohérent qu'en apparence. Il donne l'impression d'être une fourmilière strictement organisée, selon des hiérarchies solides reposant sur des lois invariables. Il est, en réalité, gouverné en sous-main par une oligarchie de petits boutiquiers qui n'ont d'autre morale et d'autres principes que ceux de l'argent, fluctuants selon les besoins du moment. Pas de séparation tranchée entre les intérêts particuliers et l'intérêt général, entre le public et le privé, entre le territoire personnel, indispensable à la survie de chacun, et la machine sociale, nécessaire à la perpétuation du groupe. Aucune porte n'est jamais fermée à clé dans le village, chacun y connaît tout de chacun, pas de refuge isolé, pas de possession solitaire, pas de nid où blottir son moi, mais, pour autant, pas de générosité : chacun porte en soi le rêve d'un sauvetage individuel d'autant plus féroce que l'individu n'existe plus.
Cette métaphore du trouble social moderne, du double écueil de l'interpénétration de masse et de l'intégrisme individualiste, Marie NDiaye la construit de manière troublante, elle aussi. Non pas par le flou, le vague, l'indécis, mais, à l'inverse, par un surcroît d'exactitude dans le choix des mots – la leçon de Flaubert, toujours –, par une précision millimétrique de la phrase, par une rigueur toute classique qui, à un bref moment, chancelle et avoue la paille de son acier.
Par cette faille à peine décelable se glissent des corps étrangers, des mots intrus, des tournures hétérogènes, des amalgames corrupteurs, des altérations, des notes discordantes. De ces envahissements furtifs, de ces infections clandestines le récit acquiert un statut indécis. Il continue à imposer une lecture métaphorique, mais sans que l'objet de la métaphore puisse être doté d'une identité fixe ; Un Temps de saison est une fable à moralité variable. Un cauchemar pour tous ceux qui attendent d'un livre une claire leçon, un scandale pour ceux qui veulent lire le monde avec des concepts universels et des principes intelligibles et constants.
Marie NDiaye soutient qu'aborder la réalité avec ces principes condamne à ne pas la comprendre. Non qu'elle échafaude des théories, mais l'intuition de l'écrivain, comme il arrive souvent, rejoint, sans forcément les connaître, les recherches des savants. Le désordre n'est pas seulement dans notre esprit, dans l'organisation ou la désorganisation de nos sociétés, il est au coeur même de la nature. Du côté de ces corps flasques, de ces gels, de ces pierres d'eaux et de ces substances interlopes qui hésitent entre le liquide et le solide, du côté de ces métaux-non métaux qu'on nomme, faute de mieux, semi-conducteurs de ces cristaux liquides et de ces polymères vitreux aux structures tout ensemble régulières et amorphes.
Marie NDiaye est la romancière subtile de ces perturbations de la logique, de ces semblants d'ordre, de ces identités perméables, de ces monstres devenus si familiers que nous oublions leur étrangeté. Elle dessine, avec ce qu'il faut d'ironie et d'enchantement, les nouvelles cartes de notre territoire, celui du dehors comme celui du dedans, aux frontières baroques et fluctuantes. Elle fait tranquillement s'écrouler les murs et les antiques séparations, elle sape les systèmes, elle brouille les lignes.
Qu'elle utilise pour cette entreprise de délocalisation généralisée la langue de Descartes, plutôt que celle de l'effusion romantique et des gambades de la subjectivité, nous rassure autant sur la rigueur de sa démarche intellectuelle que sur l'authenticité de son projet artistique ; il n'est heureusement pas nécessaire de tout comprendre du monde pour le transformer. 

Michèle Bernstein (Libération, 3 mars 1994)

Une histoire de dépossession
 
 Si l'on s'appliquait méchamment à chercher dans le roman de Marie NDiaye allégories et moralités, on en trouverait de belles :
Que votre femme, cher époux idéal, ne cherche en fait qu'à s'évader de votre champ conjugal, et qu'à la première occasion elle s'évanouira, pfuit, insaisissable comme un feu follet qu'on voudrait rattraper à main nue... Ou bien, cher consommateur installé (A. B ? Appartement à Paris, maison de campagne, fonctionnaire peut-être ?), que si, par une infime distraction, vous vous écartez de la routine qui fonde votre sécurité illusoire, des abîmes vertigineux s'ouvriront sous vos pas... Ou bien, honnête citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs, que la liberté, vous n'en approchez pas à des années-lumière ; que par des filières obscures et secrètes, d'autres ont pouvoir sur vous, et que vous n'êtes pour eux qu'une épluchure de pomme...
Ou qu'au cœur de l'homme est la soumission : que l'abjection volontaire est un plaisir douceâtre, irrésistible. Ou tout simplement que la vraie vie est ailleurs. mais que la vraie vie n'est pas rose : elle est froide, mouillée...
Arrêtons. Il n'est sans doute pas bon de gloser sur les ficelles qui sous-tendent Un temps de saison. Après La Femme changée en bûche, ce roman se présente comme un conte classique, un pied dans le quotidien, un pied dans le fantastique ; et comme les contes classiques, il demande à être savouré au pied de la lettre. Les histoires fortes demandent un certain temps pour se décanter. Plus tard, aussi, ce récit prendra naturellement sa place parmi les œuvres antérieures – et postérieures – de l'auteur.
Un temps de saison est l'aventure d'Herman, professeur de mathématiques à Paris, qui un beau matin de septembre – le 1er septembre plus précisément – perdit sa femme et son fils. Jusqu'à ce jour, Herman et sa petite famille passaient l'année dans la capitale, les deux mois de vacances à la campagne, le ciel y était bleu, les prés y étaient verts, les oiseaux chantaient. Les paysans étaient frustes mais gentils. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chaque 31 août, valises bien bouclées et volets bien fermés, on rentrait au logis principal.
Pourquoi, mais pourquoi, cette année-là, Herman a-t-il décidé de ne repartir que le 2 septembre ? Il a découvert l'envers du décor. Le ciel est gris, la pluie est glacée, la boue s'accroche aux chaussures. Sans femme et sans enfant, que peut faire Hetman, sinon rester ? Mais voici que, débarrassés des touristes, les habitants du village montrent leur vrai visage : hypocrites et cupides, mielleux et durs, ils sont la seule autorité. Ils ont leurs sociétés secrètes, leur hiérarchie surprenante, leurs sabbats : ... certains vont jusqu'à dire que, chez nous, les commerçants gouvernent sans partage depuis un siècle. Ils tiennent aujourd'hui leur petite rencontre hebdomadaire (...) Personne ne peut y assister qui ne soit commerçant... Herman, qui s'est trouvé des protections, y assiste. On ne parle pas seulement de commerce, dans cette réunion : on met au ban, on expulse du village ceux qui ne sont pas jugés dignes.
Étranges villages, qu'à certains indices on placerait tout bonnement à l'ouest de Paris (les maisons à colombages, les fleurs de pommier sur le coton des tabliers...) ou très loin dans l'imaginaire (tous les villageois ont les cheveux blanc filasse – les étrangers intégrés doivent teindre les leurs : les femmes portant des corsages traditionnels et disgracieux avec rubans de couleurs signifiant la date de leur mariage. Celle qui n'a pas de rubans, cela signifie qu'on peut lui parler d'une certaine manière et qu'elle répondra de la même façon. Village où la fille de l'hôtel dort avec un locataire, deux fois son âge, n'était-elle pas d'ailleurs un peu grande maintenant pour se permettre d'occuper seule une chambre qui pouvait rapporter de l'argent ? Elle n'a pas de rubans !
Herman apprend à s'aplatir. Il se heurte à toutes sortes de portes ouvertes : les bonnes paroles qu'on lui prodigue n'ont aucune couleur de sincérité. L'humilité acquise lui devient naturelle : je dois éviter de protester et d'exiger (se dit-il), soudain plein de reconnaissance envers l'hôtesse. Chacun sait très bien ici ce qu'il a à faire... Il accepte respectueusement les sermons : Il vous faudra une grande patience, beaucoup de doigté (...) et faire oublier surtout que vous êtes un Parisien hors l'été, c'est-à-dire un intrus qui, en théorie, n'a pas à voir ce qui ne le concerne nullement (...) et qu'on préfère qu'il ignore, la longue existence hivernale...
Non, je ne vous dirai pas ce qu'Herman découvre au village, ni si son épreuve se termine dans l'horreur, le soulagement, ou un troisième terme. Le Temps de saison est trop riche en surprises pour qu'on les déflore. Les références à Kafka (la bureaucratie du village), si claires dans les premières pages, ne sont là que pour mieux vous égarer, lecteur. Ensuite, voile au vent, le conte vogue vers d'autres domaines. Peut-être celui des légendes. Peut-être celui des contes romantiques allemands (pensez à Peter Schlemihl). Et c'est une histoire si ferme, si pleine, qu'aucun paragraphe, aucune phrase, ne saurait en être retranchée sans briser la continuité du récit.
Marie NDiaye, jeune écrivain de vingt-sept ans, avait débuté à dix-huit ans, en fanfare. Sans mettre les bouchées doubles, la voici à son cinquième ouvrage. Outre l'élan de la jeunesse et le talent inné, elle a désormais la maîtrise du vieux routier. II faut y regarder de près pour voir à quel point l'écriture est en fait travaillée. Lectrice professionnelle, on marque dans les marges ce qui semble être les temps forts : mais à la fin du livre, je me suis aperçue que j'avais annoté toutes les pages ! Au revoir. La chronique prend de grandes vacances et sera là en septembre. 

 




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