Paradoxe


Nathalie Heinich

Le Triple jeu de l’art contemporain

Sociologie des arts plastiques


1998
Collection Paradoxe , 384 pages
ISBN : 9782707316233
25.00 €


Depuis le début du siècle, et plus radicalement depuis les années cinquante, les avant-gardes artistiques réitèrent sous différents angles l’opération qui consiste à transgresser une frontière et, en la transgressant, à la donner à voir frontières de l’art lui-même tel que le définit le sens commun (beauté, expressivité, signification, pérennité, exposabilité, et jusqu’aux matériaux traditionnels que sont la peinture sur toile et la sculpture sur socle), frontières matérielles du musée, frontières mentales de l’authenticité, frontières éthiques de la morale et du droit. Ainsi s’est constitué un nouveau “ genre ” de l’art, occupant une position homologue de celle de la “ peinture d’histoire ” à l’âge classique.
À cette déconstruction des principes canoniques définissant traditionnellement l’œuvre d’art, les différentes catégories de publics tendent bien sûr à réagir négativement, en réaffirmant – parfois violemment – les valeurs ainsi transgressées. Mais peu à peu, les médiateurs spécialisés (critiques d’art, galeristes, collectionneurs, responsables institutionnels) intègrent ces transgressions en élargissant les frontières de l’art, provoquant ainsi de nouvelles réactions – et de nouvelles transgressions toujours plus radicales, obligeant les institutions à toujours plus de permissivité, et instaurant une coupure toujours plus prononcée entre initiés et profanes.
C’est là le jeu à trois partenaires, ce “ triple jeu ” qui donne sens aux étranges avatars des avant-gardes actuelles. Pour le comprendre, il faut donc s’intéresser non seulement aux propositions des artistes (peintures et sculptures, installations et assemblages, performances et happenings, interventions in situ et vidéos), mais aussi aux réactions auxquelles elles donnent lieu (gestes, paroles, écrits) et aux instruments de leur intégration à la catégorie des œuvres d’art (murs des musées et des galeries, argent et nom des institutions, pages des revues, paroles et écrits des spécialistes). Aussi faut-il associer ces trois approches trop compartimentées que sont la sociologie des œuvres, la sociologie de la réception et la sociologie de la médiation. C’est ce que propose ce livre, empruntant aux tendances les plus récentes des sciences sociales, à partir d’une analyse esthétique des œuvres d’art contemporain, ainsi que d’enquêtes auprès des publics, d’observations de terrain, de statistiques et d’analyses de textes. Dans l’atmosphère de lutte de clans qui entoure aujourd’hui l’art contemporain, partisans et opposants se demanderont sans doute de quel bord est issue cette réflexion. Elle a toutes chances de conforter et d’agacer les uns comme les autres : elle agacera ses adversaires en confortant ses défenseurs, parce qu’elle montre que les pratiques artistiques les plus déroutantes obéissent à une logique, ne sont pas “ n’importe quoi ” ; et elle confortera ses adversaires en agaçant ses défenseurs, parce que la logique qu’on y découvre n’est pas forcément du même ordre que celle qu’y voient spécialistes ou amateurs. Mais il ne s’agit plus ici de prendre parti dans les querelles virulentes à propos de l’art contemporain : il s’agit de prendre pour objet (entre autres) ces querelles, en mettant en évidence ce qui les sous-tend – pour le plaisir de comprendre non seulement le jeu de l’art contemporain, mais aussi les valeurs dont il joue, et qui concernent tout un chacun.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos

Prologue. La modernité :
1. Transgressions, réactions, intégrations – 2. Une partie de main chaude.

I. Transgressions, l’expérience des limites :
3. L’art aux frontières de l’art – 4. Aux frontières du musée – 5. Aux frontières de l’authenticité – 6. Aux frontières de la morale – 7. Aux frontières du droit

II. Réactions, de l’indifférence au rejet :
8. Indifférences – 9. Interrogations – 10. Rejets profanes – 11. Rejets savants

III. Intégrations, les murs et les mots :
12. Les attitudes des amateurs – 13. Les moyens des médiateurs – 14. La parole des experts – 15. Les écrits des spécialistes

Conclusion – Note bibliographique – Bibliographie – Index – Table des encadrés.

Pierre Lepape (Le Monde, 6 février 1998)

La main chaude
Nathalie Heinich n’a pas attendu que se ravive la querelle autour du rejet de l’art contemporain. Depuis longtemps, la sociologue s’intéresse au triple jeu qui met aux prises les artistes, le public et les médiateurs. Impavide, elle en décrit les mécanismes et les paradoxes.
 
 De temps à autre, comme en un lointain écho de ses grandes guerres passées, le milieu intellectuel français s’offre une querelle. Autour de l’art contemporain, par exemple. Et, curieusement, ceux-là même qui disaient se lamenter de l’apathie anesthésiée de nos débats et de la mollesse de notre consensus s’acharnent à réduire et à disqualifier la polémique. Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un chat, et toute cette agitation ne traduirait qu’une chamaillerie subalterne à l’intérieur de la microsociété des professionnels parisiens de l’art. À peine engagée – deux ou trois livres, quelques articles, une poignée d’anathèmes –, la partie est déclarée nulle pour cause d’enjeux insuffisants et de repères instables. Il y va pourtant des liens qu’entretient une société avec l’image d’elle que lui renvoient ses artistes. Une question d’identité.
Le premier mérite du livre de Nathalie Heinich est de montrer que la querelle est sérieuse, qu’elle exprime des conflits bien réels et que ces conflits traversent notre société toute entière. Il existe bien, massivement, un rejet de l’art contemporain qui ne peut pas être assimilé au “ retard ” classique des goûts du public vis-à-vis de la création artistique. Ceux qui aujourd’hui ignorent ou repoussent Buren, Raynaud ou Manzoni ne sont pas ceux qui, hier, ignoraient ou repoussaient Monet et Cézanne. Il n’y a pas, d’un côté, un public de béotiens qui n’y comprend rien ; ou, de l’autre, un groupe d’artistes fumistes qui font n’importe quoi. Il y a deux logiques de l’art, parfaitement inconciliables ; une fracture que le temps, cette fois, ne viendra pas ressouder. Ce que Jean-François Lyotard définit comme un “ différend ”, par opposition au litige. Dans le différend, il n’y a rien à négocier : on ne parle pas la même langue, on n’habite pas la même planète.
Nathalie Heinich n’a pas écrit, dans le feu de la querelle, un ouvrage de circonstance. Depuis longtemps, cette sociologue s’intéresse au triple jeu de l’art : à l’interaction de ces trois partenaires que sont les artistes, le public et les médiateurs – critiques, marchands, musées, institutions. Elle a notamment publié, il y a sept ans, un livre remarquable sur les processus de quasi-béatification d’un artiste : La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration (Éditions de Minuit, 1991). Le Triple jeu de l’art contemporain est lui-même la synthèse de nombreuses enquêtes et études menées sur le terrain depuis 1985 (1). La sociologue entend apporter à son travail la rigueur scientifique, le souci empiriste, et la neutralité intellectuelle qui en assurent la validité et l’utilité sociale (2). Au risque parfois d’agacer le lecteur par ses réticences à adopter une position critique. Elle décrit, impavide ; elle décortique, elle dessine les mécanismes et reproduit leurs règles de fonctionnement. Ce n’est que dans le dernier chapitre de son ouvrage qu’elle consentira à dire enfin ce qu’elle pense.
Le lecteur a le droit d’aller plus vite. De constater par exemple que sous le nom d’“ art contemporain ”, on ne lui propose en fait qu’une toute petite partie de la production artistique qui se crée aujourd’hui, celle de l’avant-garde telle que la consacrent les grands musées internationaux, les grandes commandes d’État et les branches les plus riches du mécénat. C’est le paradoxe central de ce genre artistique. Il est fondé, comme le montrent les minutieuses descriptions de Nathalie Heinich, sur la subversion des limites et des frontières de l’art, héritées de l’âge moderne. De toutes les frontières : entre le bon et le mauvais goût, entre l’art et le réel, entre le visible et l’invisible, entre le faux et l’authentique, entre le matériel et l’immatériel, entre l’artiste et le public, entre le noble et l’ignoble. Mais aussi entre le moral et l’immoral, le légal et l’illégal. Et par un jeu de main chaude dont l’enjeu est la reconnaissance, chaque génération, chaque école, est amenée à surenchérir sur les transgressions précédentes et rivales afin d’accéder à la position, à l’avant-garde de l’innovation. Car toutes les libertés sont permises en matière d’art contemporain, sauf celle-ci : ne pas faire partie de son jeu, risquer d’être ignoré.
Que le public soit exclu de ces tentatives radicales pour affirmer la puissance de l’art et imposer l’élargissement des frontières de l’acceptable est donc inscrit dans la démarche même de l’avant-garde. Si le public suivait et approuvait, pis : s’il aimait, l’artiste aurait manqué son coup et enfoncé une porte ouverte. L’avant-garde réclame un tout petit troupeau de croyants et une grande masse de mécréants. L’art contemporain pousse aussi l’élitisme jusqu’à ses conséquences extrêmes, à sa dernière frontière, celle de l’auto-affirmation narcissique : “ Je suis un artiste, donc ce que je fais est une œuvre d’art. ”
Il ne s’ensuit pas, comme l’affirme le sens commun, que l’artiste fait “ n’importe quoi ”. Il fait ce que lui impose le jeu : se faire reconnaître comme artiste. Et comme le public lui manque, comme il a lui-même soigneusement effacé les limites visibles qui pourraient manifester sa compétence, il doit forcément se tourner vers l’autre instance de consécration : l’institution artistique. C’est la véritable innovation introduite par la main chaude des avant-gardes.
Par tradition, on pourrait dire par raison d’être, l’institution est conservatrice. Ses meilleurs fonctionnaires forment d’ailleurs le corps des conservateurs. Or, par un renversement du jeu dont Nathalie Heinich décrit parfaitement le mouvement, l’institution est devenue non seulement le lieu d’accueil privilégié et accéléré de l’art transgressif, mais encore l’instance qui décide en premier et en dernier ressort de la valeur des artistes. La radicalité de la contestation s’épanouit dans les musées, ce qui a pour effet, non moins radical, de la neutraliser.
Comme l’écrit Nathalie Heinich, “ le paradoxe, c’est quand l’autorité qui autorise la transgression est celle-là même contre laquelle se définit l’acte transgressif ”. En réalité, l’institution fait mieux qu’autoriser, elle encourage, elle pousse à la surenchère, elle fait de la subversion des frontières le critère principal de ses choix, à défaut d’autres discriminants. Passé les bornes, dit l’adage, il n’y a plus de limite, ou presque. L’auteur cite quelques cas d’artistes invités à la Villa Arson de Nice, haut lieu de l’intégration institutionnelle de l’avant-garde. On y voit de surprenantes installations, de bien étranges “ performances ”. L’une d’entre elle, explique un responsable de la Villa, n’a pas pu avoir lieu. Il s’agissait d’“ une jeune artiste américaine qui s’appelle Laurie Parsons. Nous l’avions invitée à participer à une exposition qui s’appelait  Le principe de réalité . Sa réponse a été très simple. Il s’agissait pour elle de toucher les honoraires que nous proposions à chacun des artistes, de rester à New York, de dépenser cet argent et de nous rendre compte de l’usage qu’elle ferait de l’argent : ceci aurait été effectivement son travail d’artiste. C’est une proposition tout à fait intéressante à beaucoup d’égards, mais qu’il nous était impossible de justifier dans le cadre des dépenses administratives ”.
C’est le véritable triomphe de ce genre artistique que d’avoir opéré un balayage critique aussi vaste et aussi précis. Critique esthétique, critique sociale, critique morale, critique politique, il a balayé tous les lieux communs, déstabilisé toutes les certitudes, assommé toutes les habitudes. À coups de provocations, il s’est même mis en position de dénoncer ironiquement ses propres valeurs, d’abattre ses propres totems et de tourner en ridicule ses propres fidèles. L’art contemporain dit d’avant-garde fonctionne comme une vaste entreprise de sociologie critique de l’art menée selon la méthode du raisonnement par l’absurde. Au bout du processus surgit une sorte d’iconolâtrie paradoxale qui ne consiste pas, comme on le croit trop vite, à tuer l’art, mais au contraire à le mettre partout, sauf peut-être dans des œuvres. Tout alors serait art, à l’exception de ces objets signés par des artistes et achetés à grand prix par des musées pour satisfaire à l’indifférence amusée de quelques visiteurs. Absolue victoire de l’esthétique négative.
Mais lorsque ce stade est atteint et que le roi, plus que nu, est désossé, que reste-t-il à inventer ? Lorsque toutes les contraintes sont abolies – hormis celles qui sont liées à la consécration de l’artiste par le système –, comment est-il encore possible d’éprouver et de prouver sa liberté ? Dans la main chaude, il n’y a pas de progression, pas même de fuite en avant. La main du dessous passe au-dessus avant d’être repoussée au-dessous. Indéfiniment, en circuit fermé. L’infinie liberté est la pire des prisons : celle dont on est assuré de ne jamais sortir. 

(1). Certaines de ces enquêtes – à propos de l’emballage du Pont-Neuf par Christo, des colonnes de Buren au Palais-Royal, des bidons de Pagès à La Roche-sur-Yon, de la stèle de Raynaud pour le CNRS, de la miction de Pinoncelli dans la “ fontaine ” de Duchamp ou du vivarium de Huang Yong Ping à Beaubourg – ont été réunies sous le titre L’Art contemporain exposé aux rejets (Éditions Jacqueline Chambon)
(2). En ce sens, elle se situe dans la droite ligne des exigences de Norbert Elias à qui elle vient de consacrer un remarquable petit livre de synthèse : La Sociologie de Norbert Elias (Éditions La Découverte,  Repères , n°233).

 

Du même auteur

Voir aussi

* L’art et la manière , dans l’ouvrage collectif, Le Parler frais d’Erving Goffman (Minuit, 1990).
* Edgar Zilsel, Le Génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance. Préface de Nathalie Heinich (Minuit, 1993).




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