« Double »


Marie NDiaye

Rosie Carpe 


2009
400 p.
ISBN : 9782707320971
9.65 €
Prix Femina 2001
* Première publication aux Éditions de Minuit en 2001.


La vie de Rosie Carpe commence à Brive-la-Gaillarde, entre son frère Lazare et ses deux parents Carpe qui sont encore, alors, dépourvus de toute espèce de fantaisie vénéneuse. Rosie conservera de Brive un souvenir confus et voilé de jaune, tandis que, pour son frère Lazare, le bonheur à Brive-la-Gaillarde gardera les couleurs d'un magnolia dont il est le seul à se rappeler la splendeur.
Ensuite, à Antony, Rosie Carpe est adulte. Elle met au monde Titi, travaille, et doucement chavire.
Quand Rosie Carpe débarque en Guadeloupe, elle a perdu depuis longtemps la maîtrise de ce qu"elle fait. Et tout ce qui lui arrive, enfant ou désastres, concerne tout aussi bien quelqu’un qui n’est peut-être pas elle.

Pierre Lepape (Le Monde, 9 mars 2001)

Meurtre au paradis
Entre Brive-la-Gaillarde et Pointe-à-Pitre, entre Rosie Carpe, mélange instable de torpeur et d’entêtement, et son grand frère disparu, Lazare, un minable aventurier, Marie NDiaye noue avec art plusieurs intrigues sous le sceau du mystère. Et de la détresse d’enfants mal aimés.
 
 (…) Cela commence comme un roman de Simenon. Une jeune femme, Rosie, débarque à l’aéroport de Pointe-à-Pitre en compagnie de son fils, Etienne, dit Titi, un enfant de six ans “ ni gai, ni pétulant, ni léger ”. Rosie démunie de tout, a quitté la France métropolitaine pour rejoindre son grand frère, Lazare, qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans et qui lui a fait miroiter une existence dorée en Guadeloupe. Mais Lazare n’est pas là. À sa place, un jeune homme noir, Lagrand, prend en charge la triste Rosie et son morne gamin. Lagrand apprend à la sœur de Lazare que son frère lui a menti, qu’il ne travaille pas et vit d’expédients souvent inavouables, que la villa avec piscine annoncée n’est qu’une baraque de parpaings habitée par les rats dans un coin de brousse. Depuis quelques jours, Lazare a disparu dans la forêt, laissant là sa maîtresse, Anita, et leur petite fille, Jade. Lagrand, le Bon Samaritain, recueille la famille élargie de Lazare. Rosie, comme anesthésiée par le malheur et le mensonge, s’abandonne à ses vagues pensées ; elle regarde sa vie comme celle d’une étrangère.
Retour en arrière. Rosie, qui se prénommait alors Rose-Marie, et son frère Lazare ont mené une enfance fade et morose au foyer de leurs parents, Francis et Danielle Carpe, à Brive-la-Gaillarde, des petits-bourgeois étriqués. Puis ils sont montés à Paris pour poursuivre des études qu’ils n’ont pas rattrapées. Les parents, déçus, les ont laissés choir. Lazare a commencé à dériver, passant de petits boulots à peine licites à la clochardisation. Rosie Carpe s’est fait embaucher à la réception d’un hôtel grisâtre de la Croix-de-Berny. Sa vie a commencé à lui échapper : elle est devenue inexistante et certaine de l’être. Le sous-patron de l’hôtel couche avec elle, lui fait tourner des films pornographiques et lui plante un enfant sous l’œil des caméras. Rosie contemple dans une sorte de brume la chute de Rosie Carpe, son plongeon dans l’alcool, la solitude, la haine de soi. À côté d’elle, son enfant, Titi, inerte, gémissant, abruti d’effroi et muet assiste au naufrage. Un soir d’ivresse, Rosie se fait faire un autre enfant sans même s’en rendre compte. Elle ignorera toujours qui en est le père, préférant imaginer qu’il n’y en a pas eu. Au bout du rouleau, Rosie Carpe s’embarque pour la Guadeloupe.
Il faut laisser les lecteurs découvrir la troisième partie, la quatrième, l’épilogue plein de surprises, qui se situe dix-neuf ans plus tard. Il est tout à fait impossible de les résumer sans manquer l’essentiel. Parce que Marie NDiaye noue avec beaucoup d’art plusieurs intrigues, plusieurs mystères. (...)
Du coup, le roman n’est plus une surface régulière et orientée – du commencement vers la fin – sur laquelle se promène le lecteur, mais une matière épaisse et imprévisible où les pas s’enfoncent, où le temps fait des caprices, où les sentiments sont des objets aussi réels et aussi matériels que les choses. On a moins l’impression de lire Marie NDiaye que de se laisser séduire par une sirène qui ne craint pas d’abuser les charmes de sa voix. Elle vous entraîne dans les entrelacs de ses phrases pulpeuses et asymétriques, elle vous fait croire l’incroyable, tire du magique de l’ordinaire, joue avec les mots comme un horloger avec ses rouages et pousse le talent jusqu’à obtenir ce qu’on n’attendait pas d’elle : Rosie Carpe est un roman violent et émouvant sur la détresse et la culpabilité et sur les enfants qui s’anéantissent d’avoir été trop mal aimés. 

Marc Weizmann (Les Inrockuptibles, 6 mars 2001)

Zone franche
Roman des filiations, inclassable et violent, le huitième livre de Marie NDiaye, Rosie Carpe, est une réussite. L’histoire d’une femme en quête de son frère en Guadeloupe, territoire hors frontières : une lecture qui laissera longtemps un profond sentiment d’inquiétante étrangeté.
 
 (…) Rosie Carpe marque une certaine rupture par rapport à ce qui précède. Les toutes premières pages du livre nous montrent un aéroport imprécis où Rose-Marie, dite Rosie, vient de débarquer, son fils Titi à la main, cherche son frère Lazare qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans. “ L’enfant lui pinça doucement la hanche.  Il est là, maman. Lazare.  Elle sentit qu’il était mal à l’aise, effaré. Dans un effort pénible, elle adapta son regard à la forme mince qui s’approchait d’eux sans hésiter. Puis elle sentit monter dans sa gorge l’envie de vomir, elle pressa les lèvres, ferma les yeux. Mais était-ce bien son frère Lazare ? (…) Comment pouvait-elle douter de l’aspect de son propre frère ? ” Mais ce problème d’apparence est cette fois tout de suite identifié : “ L’enfant lui dit à l’oreille : C’est un Noir. Je le vois bien. Est-ce qu’il peut être Lazare ? – Un Noir ? Chut répond curieusement Rosie, à l’instar des précédentes héroïnes de Marie NDiaye, enclines à la précision jusqu’au déni. Et toi, est-ce que tu connais Lazare ? Tu n’as jamais vu Lazare, pas vrai, alors chut. ” Mais le silence est impossible.
Pour la première fois, Marie NDiaye affronte nommément ce qu’elle laissait jusque-là implicite ou, plus exactement, puisque l’auteur est trop exigeante pour se contenter d’éliminer une question en y apportant une réponse, l’implicite se déplace. Le flou géographique souvent de mise dans ses livres ne l’est plus ici. Très vite, nous l’apprenons, nous ne sommes plus en France proprement dite ; Marie NDiaye n’a pas choisi l’Afrique pour les aventures de Rosie Carpe, comme il aurait été trop simple, mais la Guadeloupe, soit un territoire au statut ambigu, à la fois dans et hors frontières. À l’image d’un livre zone franche, qui va multiplier les allers-retours spatiaux (Antilles, petite province française et Antilles), temporels (présent, passé, présent et même futur potentiel), et narratifs, passant du point de vue de Rosie Carpe à celui de l’Antillais Lagrand, avant de revenir au Carpe.
L’implicite se déplace, donc : Rosie débarque en Guadeloupe, depuis Brive-la-Gaillarde via Antony, à la recherche de son frère – lequel, on l’apprend vite, a mystérieusement disparu, sans doute pour échapper à la prison, en compagnie de son ami, le non moins mystérieux Abel.
Quant à Rosie, elle n’est pas venue seule. À son fils Titi, gosse inquiétant aux cheveux ternes, clairsemés, entre les mèches desquels on aperçoit le crâne bleuté, s’ajoute l’embryon qu’elle porte dans le ventre ; Rosie est enceinte, bien qu’elle ne sache pas de qui – ou plutôt de quoi. “ J’ignore ce qui m’a rendue enceinte, dit Rosie. (…) quelque chose s’est passé à quoi je n’ai pas assisté, et après, j’étais enceinte. – Ce sont des choses qui arrivent ”, répond Lagrand, quien a vu d’autres – nous sommes aux Antilles.
L’implicite se déplace et, si l’irruption des rapports Noirs-Blancs fait de Rosie Carpe un livre en couleurs, celles-ci sont déclinées en procédé poétique, avec une rigueur hallucinatoire qui en fait le seul élément véritablement fantastique du livre. Si Lagrand est noir, Rosie, elle, est jaune, couleur de lâcheté, couleur de trahison. “ J’étais Rose-Marie, disait Rosie de sa voix neutre, comme parlant de quelqu’un d’autre. Puis vint le temps où elle n’évoqua même plus cette Rose-Marie (…), où tout souvenir de Brive se retrouva si bien englouti dans le flot de médiocres tourments qui l’assaillaient qu’il n’en demeura qu’une ombre jaune et pâle, qu’une tache jaune dans son esprit lorsque le nom de Brive arrivait par hasard à ses oreilles, et l’impression d’avoir été ce jaune-là, égal et un peu terne. –- J’étais Rose-Jaune, disait-elle de sa voix sans timbre (…), j’étais Jaune autrefois, disait-elle encore, lointaine, l’œil vide, ne se comprenant plus très bien et indifférente, vide. ”
Ainsi les couleurs identifient, mais elles dépossèdent aussi. L’hôtel minable “ à la lisière d’Antony et de la Croix-de-Berny ” où Rosie trouve à la fois un emploi et un amant, est aussi rose et beige qu’impersonnel : il “ faisait partie d’une chaîne d’établissements identiques et, bien que situé au ras de la route, entre une baraque promise à la démolition et un immeuble aux fenêtres crasseuses, il avait été muni des éléments indispensables du confort international, qui le protégeaient du voisinage abrupt et vieillot de ce coin de banlieue encore déclassé, encore négligé et peu convoité. Même le bruit, constata Rosie en entrant dans le hall rose et beige, s’interrompait… ”
Max, le sous-gérant, devenu amant de Rosie et père de son enfant, est décrit par ses “ dents blanches ” et “ sa langue aussi rouge que s’il venait de la mordre, au bout pointu ” qui tressaute lorsqu’il rit, il porte une chemise rose pâle, une veste à carreaux verts et bleus, il se fait décolorer les cheveux : “ Ca vous va Rosie ? (c’est comme ça qu’il accueille sa nouvelle employée avant de monter lui faire un enfant) Génial ! Je vous attendais avec impatience, Rosie. Rosie, vous êtes magnifique ! L’hôtel aussi est magnifique, pas vrai ? Tout ce rose, pas vrai, Rosie, que c’est extra ? ” (…) 

 




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