Propositions


Hilary Putnam

Raison, vérité et histoire

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Abel Gerschenfeld


1984
Collection Propositions , 256 pages
ISBN : 9782707306999
25.00 €


L’influence d’Hilary Putnam s’exerce sur une très grande diversité de sujets philosophiques très spécialisés : philosophie de la logique et des mathématiques, philosophie de la physique, philosophie du langage, fondements philosophiques de la psychologie.
Raison, vérité et histoire est un ouvrage où l’auteur aborde pour la première fois des questions éthiques. Le livre prend son point de départ dans la philosophie du langage et la théorie de la référence. Il aborde les questions traditionnelles des rapports entre le corps et l’esprit sous l’angle très original du paradoxe des cerveaux dans une cuve, lesquels, montre Putnam, ne pourraient pas véritablement, s’ils existaient, penser qu’ils sont des cerveaux dans une cuve. Cet argument est destiné à limiter la portée du réalisme métaphysique. Putnam passe ensuite à la critique de deux conceptions de la rationalité scientifique, la conception défendue par les partisans du positivisme logique et celle défendue par les partisans du courant historiciste et relativiste. Selon lui, ces deux conceptions insatisfaisantes servent de base aux deux conceptions antithétiques, également inacceptables et prépondérantes de la vérité scientifique : la conception objectiviste et la conception subjectiviste. Outre l’intérêt intrinsèque de l’argumentation de Putnam, le livre a ce mérite particulier pour le lecteur français que Putnam y discute explicitement les thèses et les points de vue d’auteurs français récents dont Althusser et surtout Foucault, dont il compare les vues à celles de Kuhn et de Feyerabend. Enfin, il examine les conséquences de ses propres conceptions touchant à la rationalité et à la vérité scientifique sur la philosophie éthique et en particulier sur la fameuse dichotomie, qu’il rejette, entre faits et valeurs. La qualité de l’argumentation ne se dément jamais. Cet ouvrage sera d’une grande utilité à des étudiants auxquels il présente, en quelques pages, certains des problèmes les plus profonds de la philosophie actuelle tout en leur conférant une perspective historique.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Préface

Chapitre premier : Des cerveaux dans une cuve. Les théories magiques de la référence – Le cas des cerveaux dans une cuve – Le test de Turing – (Encore) des cerveaux dans une cuve – Les prémisses de l’argument – Pourquoi il faut nier l’existence de rapports nécessaires entre les représentations et leurs référents

Chapitre II : Un problème avec la référence. Intensions, extensions, et « mondes rationnels » – L’idée reçue de l’interprétation – Pourquoi l’idée reçue ne marche pas – « Intrinsèque » et « extrinsèque » – « Survie » et évolution – Intentions pures et intentions impures – L’origine du problème

Chapitre III : Deux points de vue philosophiques. Internalisme et relativisme – La théorie de la « similitude » – Le tour de force de Berkeley – L’analyse kantienne du savoir et de la vérité – L’alternative empiriste – « Suivre une règle » selon Wittgenstein – L’« appréhension des formes » et l’association empirique – Pourrait-on se tromper systématiquement sur la qualité de ses propres sensations passées ? – Retour sur la théorie de la vérité-correspondance

Chapitre IV : Le physique et le mental. Parallélisme, interactionnisme et identité – La théorie de l’identité et l’a priori – Les cerveaux à hémisphères dissociés – À quel point le « caractère qualitatif d’une sensation » est-il bien défini ? – Le réalisme vis-à-vis des qualia

Chapitre V : Deux conceptions de la rationalité. Le positivisme logique – L’anarchisme est auto-réfutant – Pourquoi le relativisme est incohérent – Quelles conclusions tirer de tout ceci ?

Chapitre VI : Faits et valeurs. Certaines valeurs au moins doivent être objectives – La rationalité dans d’autres domaines – Les super-benthamistes – Le bien est-il subjectif ? – Autoritarisme et Pluralisme

Chapitre VII : Raison et histoire

Chapitre VIII : L’impact de la science sur les conceptions modernes de la rationalité. Le fétichisme de la « méthode »

Chapitre IX : Valeurs, faits et cognition. La théorie des deux composantes – Moore et le « sophisme naturaliste » – Retour au « nazi rationnel »

Appendice 

Christian Descamps (Le Monde, 1984)

« Hilary Putnam, l’un des maîtres de la philosophie analytique américaine, repose le problème de l’intention et de la référence d’une façon neuve, amusante et riche. Armé par la lecture méticuleuse de Wittgenstein, l’auteur s’en prend aussi bien au positivisme strict qu’au “ relativisme à la française ”. En discutant avec Feyerabend et Kuhn mais aussi avec Berkeley ou Kant, Putnam construit là un grand livre d’éthique. »

Michel Jarrety (La Nouvelle Revue Française, mars 1985)

« Une placide indifférence s’était insensiblement établie entre la philosophie analytique anglo-saxonne et la philosophie française ou, plus justement, de celle-ci pour celle-là, qu’elle se satisfaisait à peu près d’ignorer en vertu d’une manière de partage tacite des domaines d’investigation. Par-delà les légitimes traditions de chacun, le silence cependant était chez nous devenu assez lourd pour que de fortes voix vinssent récemment à en faire – mais pour combien de temps ? – un silence coupable. De cette évolution, la traduction du livre de Hilary Putnam – professeur de logique mathématique à l’université de Harvard – vient opportunément donner une nouvelle preuve et l’occasion, peut-être, de mettre fin à ce qu’on a parfois considéré comme la forme ici ou là mal avouée d’un sommeil inconsidérément prolongé. Il est utile ainsi que cet ouvrage risque de déranger par la nature encore peu habituelle des questions qu’il soulève – en dépit d’un titre très général –, par cette manière surtout dont il choisit de les aborder, en illustrant d’exemples les plus quotidiennement cocasses les approches les plus décidément abstraites, et par ce ton enfin si peu définissable d’une parole qui prend à témoin le lecteur et éloigne pour nous ce livre de la catégorie familière, et peut-être trop confortable aussi désormais de l’essai, où l’écriture ne fait jamais tout à fait oublier qu’elle est aussi un instrument de persuasion.
Le travail de la philosophie ne se livre pas ici comme une spéculation qui pourrait consentir à demeurer sans conséquences, mais comme une démonstration pas à pas constituée et dont d’emblée la préface établit l’ambition. Si la pugnacité de l’argumentation n’est jamais effacée par la patience de l’analyse non plus que par l’humour, souvent, de la démonstration, c’est qu’il s’agit d’une recherche à l’évidence bien offensive : point ici certainement d’adversaire à abattre – mais des idoles sans doute à renverser, des idées à rendre caduques par la force de celles qui doivent les remplacer. Ce que désire d’abord l’auteur, c’est définitivement ruiner le réalisme métaphysique selon lequel un seul point de vue – celui de Dieu – permet de rendre compte de la vérité puisque les théories sont vraies par leur conformité aux états de choses auxquels elles correspondent. Contre cette conception ici nommée externaliste, l’auteur propose un point de vue internaliste qui définit la vérité comme la cohérence idéale des croyances, non point seulement entre elles, mais avec les expériences également représentées dans notre système de croyances. Proposition qui le conduit à rejeter, en même temps que le réalisme métaphysique, ce qu’il analyse comme le relativisme de théoriciens tels que Kuhn, Feyerabend ou Foucault qui affirment la subjectivité des systèmes de pensée – voire des théories scientifiques.
Ce qui se trouve ainsi marqué en termes différents, c’est la dépendance réciproque de la rationalité et de la vérité. Selon Hilary Putnam, est un fait ce qui est rationnellement acceptable, sans que ce fait tire nécessairement vérité de ce qu’il est, à un moment donné, rationnellement acceptable, puisque la rationalité n’est pas ici une donnée inaccessible à tout changement, mais qu’elle se trouve au contraire liée naturellement à la vision que nous savons nous faire du monde au travers de valeurs qui donnent toute leur mesure à nos critères de pertinence. De la conception de Weber, pour qui nos jugements de valeur ne peuvent pas être confirmés par la raison, procède largement, selon l’auteur, l’abusive séparation entre énoncé de fait et jugement de valeur : tout fait est à ses yeux marqué par les valeurs, et toute valeur marque les faits. Par là se fonde la dimension éthique de son travail, dès lors que ce qui est aussi en jeu, c’est la présupposition de valeurs morales : ce que nous acceptons comme vrai dépend de ce que nous acceptons comme rationnel, qui dépend à son tour de ce que nous acceptons comme bien. Aussi faut-il placer ce livre dans cette catégorie étroite en même temps que salubre des ouvrages qui, déplaçant les perspectives et renouvelant les ruptures, bousculent les disciplines – jusqu’à parfois les infléchir pour un long temps vers eux. »

Jean Lacoste (La Quinzaine littéraire, 1er avril 1985)

À partir de la rupture opérée par Wittgenstein
 
« (…) L’ouvrage d’Hilary Putnam, philosophe américain, né en 1926 et professeur à Harvard, ne devrait pas manquer d’intéresser le lecteur français dans la mesure où il apporte sur certains auteurs “ européens ” comme Foucault l’éclairage de la philosophie analytique, tout en développant avec fermeté, humour et rigueur des thèses, peut-être nouvelles dans la tradition anglo-saxonne – un réalisme tempéré – mais qui sont ou paraissent familières à un esprit continental.
Mais peut-être confond-on encore la philosophie analytique d’un Putnam avec le “ positivisme logique ”, tant est sommaire notre vision de la philosophie américaine ? Putnam montre fort à propos dans Raison, vérité et histoire comment, en fait, Goodman, en montrant, comme on l’a vu, qu’il n’était pas possible de formaliser, comme Carnap l’avait espéré, la logique inductive sur le modèle de la formalisation de la logique déductive par Frege vers 1880, a sonné le glas du positivisme logique (cf. p. 142 et 210). Ce dernier pensait que la seule rationalité était la rationalité scientifique et que celle-ci se traduisait par une méthode formelle de vérificabilité. Si, comme le montre Goodman, avant de suivre une règle formelle dans une induction, il faut avoir divisé notre vocabulaire en prédicats projetables et non projetables, la séparation entre croyance scientifique et méthode pure s’efface. C’en est fini du “ fétichisme de la méthode ” (p. 209).
D’une manière plus générale, dans un chapitre V intitulé « Deux conceptions de la rationalité », que je recommande de lire en premier, Putnam renvoie dos à dos deux conceptions contradictoires et “ autoréfutantes ” de la rationalité, celle du positivisme logique et celle, relativiste, de Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques) et de Feyerabend (Contre la méthode). Les positivistes, dit Putnam, ont inventé des philosophies qui ne laissent aucune place à une activité philosophique rationnelle. En fait, toute discussion sur la nature de la rationalité présuppose une notion de la justification rationnelle plus large que la simple notion positiviste (p. 129). Les thèses relativistes et “ anarchistes ” de Kuhn et Feyerabend, d’un autre côté, que Putnam interprète comme une conséquence de l’échec du positivisme logique, reviennent à considérer la science comme une activité subjective, arbitraire, et, en dernière analyse irrationnelle, dans la mesure où, pour eux, les termes n’ont pas la même signification d’un paradigme scientifique à l’autre.
Prenons un exemple : le terme “ acide ” a-t-il pour un chimiste d’aujourd’hui la même signification que pour un chimiste du XVIIIe siècle ? Des découvertes nouvelles (une “ révolution scientifique ” au sens de Kuhn), en nous faisant changer de théories, modifient-elles totalement le sens et la référence des termes, au point de les rendre incommensurables ? Telle semble être la position de Kuhn et Feyerabend. Putnam reste au contraire attaché, et pour d’excellentes raisons, à l’idée que, si les “ conceptions ” et donc les croyances et théories scientifiques peuvent changer, les “ concepts ” demeurent identiques et les références constantes. À ses yeux le relativisme s’autoréfute, ne serait-ce que parce qu’il est tout de même possible, dans une certaine mesure, de décrire de façon intelligible un “ paradigme ” scientifique tout à fait différent du nôtre (par exemple la physique d’Aristote).
On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi Putnam ouvre son livre par un chapitre sur la référence, c’est-à-dire la relation entre un mot ou un symbole quelconque et “ quelque chose qui existe réellement ” (qui n’est pas seulement un objet de la pensée). Putnam reprend ainsi le vieux problème de la “ dénotation ” (comment la pensée peut-elle “ tendre la main ” et “ saisir ” ce qui est à l’extérieur ?) en montrant, grâce au paradoxe dit des cerveaux dans la cuve, que l’idée que la réalité n’est qu’une forme d’hallucination collective se réfute d’elle-même.
On pourrait dire, sans entrer dans le détail, que, par cette démonstration, Putnam retrouve l’inspiration du cogito cartésien : la pensée ne se réduit pas à des états mentaux, psychologiques, à des images dans la tête, et nous donne au contraire accès à une certaine réalité au-dehors de nous. Je dis bien “ une certaine réalité ” car Putnam, héritier de Wittgenstein et de Kant, prend bien garde de refuser le “ réalisme métaphysique ” qui pose que le monde est constitué par un ensemble d’objets indépendants de l’esprit dont il n’existe qu’une seule description, et qui considère que la vérité est une relation de correspondance entre les mots et les choses. Pour Putnam, comme Goodman, le pluralisme des descriptions vraies est un fait, notamment en physique, dont il faut tirer les conséquences. Si le réalisme “ métaphysique ”, qui cherche le point de vue de Dieu (la Théorie Vraie et Unique) n’est plus défendable, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain et tomber dans cette forme moderne d’idéalisme qui considère que le langage ne renvoie à rien de réel “ au-dehors ”.
Putnam met la même rafraîchissante ardeur à critiquer la dichotomie classique depuis Hume entre les faits et les valeurs, et montre que même les énoncés et les pratiques scientifiques présupposent certaines “ valeurs ” ou “ vertus cognitives ” comme la cohérence, la simplicité, l’efficacité instrumentale.
Mais si la rationalité scientifique, loin de se réduire à une méthode de vérification, suppose des valeurs objectives, est-il possible de réintroduire l’idée d’objectivité des valeurs en éthique ? Putnam, qui note de façon tout à fait frappante que nous sommes subjectivistes dans le domaine éthique parce que nous sommes trop réalistes en physique, tend là aussi à réintroduire l’idée qu’on peut rationnellement admettre des valeurs objectives, et ainsi échapper au relativisme moral, tout aussi incohérent que le relativisme épistémologique, sans nuire au nécessaire pluralisme. Putnam ne cache pas qu’il revient ainsi vers la grande tradition aristotélicienne de l’éthique, tout en notant que “ la croyance en un idéal pluraliste n’est pas la même chose que la croyance que tous les idéaux se valent. Nous rejetons certains idéaux de l’épanouissement humain comme faux, infantiles, malsains ou partiaux ” (p. 167). Ainsi s’ouvre une nouvelle perspective : une rationalité active dans les sciences, où elle ne se confond pas avec une méthode formelle, comme dans la réflexion collective sur les valeurs morales, sans dogmatisme – tant est puissant le thème du pluralisme – mais attentive à éviter les facilités du relativisme moral. (…) »

 

Du même auteur

Voir aussi

* Nelson Goodman, Faits, fictions et prédictions, Traduit de l’anglais par Martin Abran, Avant-propos d’Hilary Putnam, Traduit de l’anglais par Yvon Gauthier, traduction revue par Pierre Jacob (Minuit, 1985)



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