Arguments


Richard Marienstras

Le Proche et le lointain

Sur Shakespeare, le drame élisabéthain et l’idéologie aux XVIe et XVIIe siècles


1981
Collection Arguments , 332 pages
ISBN : 9782707305848
37.50 €


Richard Marienstras étudie l’œuvre de Shakespeare dans le contexte idéologique de la période élisabéthaine en l’éclairant par différents discours empruntés à la tradition critique, aux sciences humaines et au droit, faisant ainsi de cet ouvrage une étude beaucoup plus sociale, juridique et politique qu’une œuvre de critique littéraire. En centrant son étude sur le proche et le lointain, Marienstras se différencie de façon originale des autres travaux parus sur Shakespeare. Au lieu de procéder par dichotomie, en distinguant les bons des mauvais, l’auteur étudie le théâtre shakespearien à travers les notions qui interfèrent continuellement de façon dialectique dans la société élisabéthaine. Le roi, par exemple, n’est ni bon ni mauvais, il est celui qui assure la cohérence du système. Il est le plus proche garant de l’individu et, paradoxalement, il est la seule personne que l’individu ne peut pas être. Contre les thèses psychanalytiques qui soutiennent que le roi est le personnage du père, Marienstras répond que tout le monde peut être père ou fils mais que le roi n’est personne, il est cet être d’exception qui fait que le sang répandu dans le sacrifice n’est pas un crime illégitime. Il est le garant des lois auxquelles sont soumis les individus et lui-même, mais en même temps, en cas de guerre, il est celui qui transgresse la loi et rend sauvage l’ensemble du royaume. le roi n’est donc qu’une abstraction, tantôt proche, tantôt lointaine, qui peut même avoir l’apparence la plus éloignée du roi.
À partir de cette double modalité s’articule celle de l’individu : les éloignés, c’est-à-dire les étrangers : les Juifs, les Turcs, les hérétiques et, d’une façon générale, tous les ennemis religieux. Et les proches, ceux qui font partie de la communauté. Mais, à l’intérieur de la communauté, la notion de proche est également transgressée. Sur un plan politique par le hors-la-loi ou le traître, mais aussi sur un plan privé : l’individu est constamment bordé par des limites dans le temps et dans l’espace. Il ne peut épouser le plus proche sans tomber dans l’inceste, ni le plus éloigné sans trouver l’étranger.
Analysant Titus Andronicus, Julius Caesar et Macbeth, l’auteur met en valeur l’interdépendance de ces thèmes : l’étranger, la victime sacrificielle, le hors-la-loi sont chacun des êtres éloignés par rapport à des êtres proches dont la proximité est fixée par l’allégeance au souverain, et le roi qui est le seul maître de ses sujets en est aussi le plus éloigné par son statut.
C’est finalement à partir de ces thèmes qui se transgressent en permanence que se posent les questions du pouvoir, de l’autorité et de la justice, qui malgré l’éloignement et la spécificité des œuvres et de l’époque étudiée restent un problème tout à fait vivant.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Introduction – I. La forêt, le sauvage et le sacré : Étude sur A Treatise of the Lawes of the forest, de John Manwood – II. La forêt, la chasse et le sacrifice dans Titus Andronicus – III. Aperçus sur le sacrifice – IV. Macbeth ou le tyran sacrifié – V. L’affaire Calvin et le statut des étrangers sous Jacques Ier d’Angleterre – VI. Othello, ou l’époux éloigné – VII. La littérature élisabéthaine du voyage et La Tempête de Shakespeare – VIII. Inceste et relations sociales dans Dommage qu’elle soit une putain de John Ford – Bibliographie.

Pascal Brückner (Le Point, 25 janvier 1982)

Shakespeare de notre temps
 
« L’érudition n’est pas toujours ennemie de l’agrément, et le sérieux peut allier à la clarté sans nuire au plaisir du texte. Richard Marienstras en donne preuve dans un travail remarquable sur Shakespeare et l’idéologie anglaise aux XVIe et XVIIe siècles, Le Proche et lointain. Utilisant des ouvrages pour la plupart inconnus de juristes, penseurs ou théologiens anglais, il enrichit notre compréhension de quelques grandes pièces – Titus Andronicus, Jules César, Macbeth, Othello, La Tempête – en les replaçant dans le contexte philosophique et politique qui les a vues naître. Une série d’oppositions simples mais pertinentes – nature / culture, sauvage / civilisé, nourriture / poison et bien sûr proche / lointain – lui permet de progresser dans l’œuvre du dramaturge et d’établir entre elle et nous des points de rencontre et d’éclairage réciproques.
On est donc à l’aube de l’entreprise coloniale, la Renaissance s’achève, les vérités sont ébranlées, et le système dramatique de Shakespeare reflète cet univers changeant de métamorphose constante où la certitude est le fardeau du niais, l’incertitude, la règle de l’intrigant, le tragique et le malentendu, le lot de tous. Le futur empire doit forger les concepts qui lui permettront de comprendre le monde extérieur pour mieux le dominer, et la manière dont on traite les déviants à l’intérieur de la nation préfigure la manière dont on va meurtrir les indigènes des lointaines contrées. L’Angleterre élisabéthaine est ainsi conduite à réviser sa notion de l’étranger, à préciser l’état d’“ ennemi perpétuel ”, à distribuer, selon leur lieu de naissance et leur proximité, les statuts de catégories aussi différentes que le juif, le Turc, l’Indien, les femmes, les mélancoliques, les lépreux, les bâtards.
C’est toute une fabuleuse archéologie du problème racial qui se déploie de cette façon sous nos yeux ; et qu’il étudie les rapports de la forêt et de la chasse, du sacrifice et du sang, du roi et du sauvage, Richard Marienstras ne se départit jamais du souci d’actualiser pour le secteur moderne la problématique shakespearienne en multipliant les voies d’accès entre elles et lui.
Par une dernière métamorphose. c’est alors toute l’œuvre du grand élisabéthain qui s’arrache à son éloignement et nous est restituée dans sa dimension contemporaine ; et, malgré la distance qui nous sépare d’eux, les Othello et Desdémone, les Macbeth, les Jules César deviennent, par un subtil jeu de miroirs, nos doubles en cruauté, en illusions et en terreur. »

Henri Fluchère (La Quinzaine littéraire, 1er mai 1982)


Shakespeare à n’en plus finir
 
« Ce beau livre va-t-il infléchir les ides shakespeariennes françaises dans un sens nouveau, ou constitue-t-il au contraire simplement une admirable synthèse, dense et méticuleuse, des trésors que la critique anglo-saxonne a découverts et dispersés depuis plus d’un demi-siècle aux yeux du monde préoccupé de Shakespeare ? On peut se poser la question, puisque à chaque page, à chaque ligne presque, une formule neuve, solidement étayée par une référence impeccable, nous arrête, et éveille des échos dans les replis de la mémoire du shakespearien, fut-il érudit ou innocent amateur. C’est que ce demi-siècle écoulé a été, est encore, pour Shakespeare, le Siècle des Lumières. On a rassemblé une si prodigieuse masse de documents, de jugements, de commentaires, qu’on est tenté de s’écrier, comme La Bruyère : “ Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de (quatre cents) ans qu’il y a des critiques qui lisent (Shakespeare) et qui pensent. ” À quoi bon ?
Et pourtant ! Au cours de ce demi-siècle, les amateurs, les érudits, tous les coiffés de Shakespeare, lecteurs, spectateurs. sans oublier les “ éditeurs ”, les traducteurs, les philosophes et ces derniers venus, les metteurs en scène, péremptoires, imprévisibles et irascibles, n’ont pas cessé de soulever des voiles, de mettre au jour une perle rare, de s’élancer sur les brisées qu’un hardi veneur venait ouvrir dans le bois dense et buissonneux où court le gibier convoité.
Précisément le livre de Marienstras s’ouvre sur la chasse, dans la forêt, repaire immémorial du “ sauvage et du sacré ”. Ce premier chapitre donne le ton de la nouveauté de la “ recherche ”, ce qui alimente notre faim de curiosité sur une œuvre qui, à n’en pas douter, se situe dans le contexte d’une civilisation dont le titre de l’ouvrage nous rappelle qu’elle est à la fois “ proche et lointaine ”. On s’était déjà préoccupé : certes, de dresser l’inventaire, d’actualiser le tableau de ce qu’on a appelé “ the Elizabethan world picture ” (la vision élisabéthaine du monde) et de définir la place et l’importance de la créature (humaine) dans l’univers tel que le proposaient les normes de l’aristotélisme et de la scolastique (1).
En sorte que la “ lecture ” ou l’audition du texte ne recevaient leur pleine clarté qu’illuminées par la lumière diffuse émanant de l’ensemble du décor – décor qu’avec un peu d’imagination on pouvait concevoir aussi proche que lointain. On encourait alors un risque et une tentation : le risque de fabriquer une reconstitution archéologique, solution de prédilection des érudits, et la tentation de tirer Shakespeare à soi, et de faire de lui, suivant le célèbre cliché, notre contemporain.
La nef de Marienstras évite ces deux écueils, et navigue superbement entre Charybde et Scylla. Le tourbillon de l’érudition, qui donne souvent le vertige, ne l’entraîne pas au-delà d’une profitable enquête sur des recoins connus mais encore peu explorés – la forêt, la chasse, le sacrifice, le cannibalisme, le statut des étrangers, l’époux éloigné, le voyage et la tempête, et même. dépassant d’un jet de pierre l’œuvre proprement dite de Shakespeare, l’inceste et l’impossible énigme des rapports sociaux, source intarissable des conflits tragiques qui fournissent aux dramaturges les mets les plus épicés et les plus exquis. Sur ce fond mouvant d’un paysage en arrière-plan aussi magique qu’incertain, évoluent des personnages chargés des problèmes que leur crée la situation dans laquelle le dramaturge les a plongés, et la résolution qu’ils leur trouvent – ou ne leur trouvent pas – pose pour nous un autre problème, si détachés que nous soyons de leur destin, ou, au contraire, consciemment ou inconsciemment, identifiés à eux. C’est là que le bât nous blesse, si on peut dire, blesse tous les commentateurs.
On peut donc tirer du passé, du contexte historique, c’est-à-dire élisabéthain, dont tant de données sont encore inconnues, ou mal connues (les exemples explorés par Marienstras sont nombreux et édifiants), I’explication rêvée qui laissera la conscience tranquille à Harold Goddard et à ses émules (2), et étayer les commentaires sur le personnage d’Othello, par exemple (ce que fait Marienstras) par des considérations auxquelles la métaphore socialisante infuse une vigueur nouvelle. Othello est un Noir, un Maure, un mercenaire, un militaire dont on n’a plus besoin quand la guerre est finie. Il ne sera jamais intégré à Venise, jamais fondu dans le melting-pot de la société vénitienne qui a ses lois, ses normes, ses tabous, ses goûts et ses mépris. Bratiano a horreur de lui. Un Maure, ravir sa fille ! Malgré ses hauts faits d’armes (utilitaires), il reste étranger à la société vénitienne, aliéné. Il est donc “ l’époux éloigné ”, dont on n’est même pas sûr, quoi qu’en dise un Iago obscène, qu’il ait vraiment couché avec Desdémone au cours de sa nuit de noces perturbée. Tel Shakespeare l’a vu, car un Elisabéthain ne pouvait voir les rapports d’un Maure et de Venise autrement.
Courageux qu’il soit, éloquent qu’il soit, aussi noble qu’il croit l’être. Mais ceci n’explique pas tout. Pourquoi Shakespeare fait-il de lui un de ses personnages les moins intellectuellement doués (3), sauf pour la rhétorique, par quoi il se fait aimer de Desdémone (enfin, c’est une des raisons, pas la seule...), par quoi aussi, au dénouement, il retrouve sa stature de grand homme creux qui va enfin, dans l’ultime sursaut de son suicide. s’intéresser à cette Venise idéalisée (mais est-elle si différente de la Venise corrompue du Marchand ?), dont il n’avait été jusqu’alors que le serviteur mystifié. Le voici se dramatisant, comme dit T. S. Eliot, à qui certains critiques n’ont pas pardonné (pas plus qu’à F. R. Leavis pour avoir contesté la déclaration d’Othello sur lui-même : “ I am not easily jealous ” (4) d’avoir ainsi “ sentimentalisé ” ce grand jaloux, comme s’il s’agissait d’un vulgaire Cyrano de Bergerac, vocalisant (d’ailleurs avec superbe) son interdiction à quiconque de déclamer sur son nez. Dans cet instant, Othello se surpasse : il est à la fois le coupable et le justicier ; “ le Turc enturbanné et malfaisant qui battait un Vénitien et instillait l’État ” (Othello, V. 135-6) et à qui il trancha la gorge, et le bourreau vengeur qui exécute ce “ chien circoncis ” ; il est le Vénitien adopté (enfin, croit-il) qui fait justice sur le criminel (circoncis ?) qui a occis la pure Vénitienne, modèle de beauté et de vertu. Ainsi Othello atteint sa vraie grandeur ; il ne le pouvait que grâce à la mort à soi-même infligée.
Mais déjà Shaftesbury, au début du XVIIIe siècle, bien avant les modernes, avait déclaré mauvais le mariage d’Othello et de Desdémone – a mismatch – une “ union monstrueuse ”, ajoute Allan Bloom (5), “ fondée sur les prétentions mensongères d’un charlatan, et l’imagination malsaine d’une jeune fille égarée ”. Le philosophe esthéticien et moralisant des Characteristics (1711) va beaucoup plus loin que tous les glossateurs modernes : il condamne le point de départ de la tragédie – jamais le protagoniste n’a paru aussi métèque (étranger) et “ l’époux éloigné ” que chez lui. “ Éloigné ”, oui – il n’a jamais pu rejoindre Desdémone que dans la mort. Un autre point de vue (qui pourra paraître étranger à cette partie du sujet qui nous occupe) est celui de Thomas Rymer qui mène une attaque en règle contre la pièce, et avance cette opinion, pour le moins cocasse, que les parents devraient recommander à leurs filles de ne jamais perdre leur mouchoir, sous peine des pires catastrophes (6).
Disons pour terminer que les commentaires de Marienstras sur les quelques pièces soumises à son examen dans l’entrelacs de considérations érudites sur tel ou tel point de civilisation (qu’il ne m’est pas possible d’examiner ici), sont riches de suggestions, toujours déclenchées par le souci d’approfondir l’œuvre d’un auteur, immense par le terrain couvert, par les problèmes qu’il soulève, problèmes toujours présents à quelque génération qu’on appartienne. Aussi, avec lui, peuvent se jouer le jeu conventionnel, celui des antithèses fondamentales, celui des rivalités raciales ou politiques, celui des variations archétypales, fondement de toute société, celui enfin de l’affrontement des problèmes humains voguant chacun pour soi dans un univers mouvant et trompeur, et toujours fascinant. Marienstras évite, comme je l’ai dit plus haut, le double écueil de la critique figée et du modernisme délirant. Je tiens ce livre pour un livre capital sur les perspectives qu’il ouvre aux regards des shakespeariens français. Il prendra rang, j’en suis sûr, parmi les meilleurs de la critique anglo-saxonne. »

(1). E. M. Tillyard : The Elizabethan world picture (1945). J. B. Bamborough : The little world of man (1952) – et bien d’autres ouvrages.
(2). Harold C. Goddard : The meaning of Shakespeare, 1951/60/ 62, etc.
(3). “ Guilessness ” est un de ses traits, dit R. A. Foakes. Ce n’est pas tout à fait pareil, mais presque ! Simple d’esprit ? in De Shakespeare à T. S. Eliot, Éditions Didier, 1976, p. 63.
(4). John Halloway : The Story of the night, pp. 155-65. Ajouterai-je que je ne pense pas que T. S. Eliot ni F. R. Leavis aient jamais été valablement réfutés.
(5). Allan Bloom with Harry V. Jaffa : Shakespeare’s Politics, N. Y. 1964 p. 36. Ce livre contient un des meilleurs essais que je connaisse sur Othello.
(6). Thomas Rymer : A short view of tragedy (1692). À ce propos, T. S. Eliot déclare avec amusement qu’il n’a jamais vu une réfutation valable de l’opinion de Rymer. Cf. son essai sur Hamlet (1919) in Selected Essays, 1931.

 




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