« Double »


Éric Chevillard

La Nébuleuse du crabe 


2006
collection de poche double n°39, 128 p.
ISBN : 9782707319685
8.50 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1993.


La première fois que Crab fut pris pour un éléphant, il se contenta de hausser les épaules et passa son chemin. La deuxième fois que Crab fut pris pour un éléphant, il laissa échapper un geste de mauvaise humeur. La troisième fois, enfin, devinant que ses ennemis avaient comploté de le rendre fou, il ceintura vivement l'insolent et l'envoya valser à dix-huit mètres de là... Tel est Crab, dont ce livre voudrait rapporter quelques gestes remarquables et que l'on verra ainsi avec un peu de chance plier le ciel comme un drap ou se tuer par inadvertance en croyant poignarder son jumeau, puis devenir torrent pour mieux suivre sa pente. À moins évidemment qu'il ne se terre plutôt tout du long dans son antre obscur, s'agissant de Crab, on ne peut rien promettre.

La Nébuleuse du crabe a obtenu le prix Fénéon 1993.  

ISBN
PDF : 9782707325273
ePub : 9782707325266

Prix : 8.49 €

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Jean-Baptiste Harang (Libération, 18 février 1993)

Chevillard dans sa coquille
Constant dans son insaisissabilité, et tel Dieu avec les hommes, Éric Chevillard a forgé son héros –  qui le lui rend bien – à son image : La Nébuleuse du crabe.
 
 Éric Chevillard est un jeune homme, il a vingt-huit ans, et l'on sait que tous les vingt-huit ans les calendriers se répètent. Au moins les calendriers des Postes, ceux qui ordonnent les jours de notre pauvre Terre, car, sur La Nébuleuse du Crabe, les prévisions sont incertaines car les jours s'y chevauchent. La Nébuleuse du Crabe est le cinquième et plus récent roman d'Éric Chevillard. En astronome, une nébuleuse est un corps céleste dont les contours ne sont pas nets, et les contours du corps de Crab sont de plus en plus flous, ses membres inconstants, et ses sens aléatoires, Crab est le personnage central du livre, le seul, et il use une montre par jour : " Certaines de ses journées traînaient en longueur, débordaient même sur les jours suivants, à la faveur de l'insomnie – alors que les horloges n’ont plus rien à moudre, leurs aiguilles tournent à vide jusqu'à ce qu'une vraie nuit de sommeil noir rétablisse la durée dans son rythme. Puis le rythme se détraquait à nouveau, et cette fois les jours claquaient comme des éclairs d'orage dans une nuit sans issue. Crab vieillissait parfois de dix ans en quelques heures, ensuite il ne bougeait plus pendant des siècles, le temps passait à côté de lui au-dessus de sa tête ou entre ses jambes, emportait ses camarades et le laissait en plan, en charge de tout l'ennui du monde ” (page 55).
De livre en livre, Éric Chevillard s'applique consciencieusement à détraquer les montres et les mondes que son écriture frôle. Il a créé Crab à son image, et on peut dire autant de Furne, de Palafox (les personnages de ses précédents romans), mais ils ne se ressemblent guère, Crab est insaisissable, Chevillard ne change pas, ils ont des points communs, des points d'ancrage l'un à l'autre. L'un dit de l'autre : “ Crab laisse des phrases derrière lui, frêle sillage qui signale son récent passage, mais il n’y est plus, il est loin devant, et leurs flexions étranges, leurs multiples détours reproduisent simplement le tracé de sa fuite en zigzag ”. (page 60), ou, mais c'est la même chose : “ Crab est las de semer derrière lui des empreintes de pied ” (page 113), et aussi : “ C'est triste à dire, mais Crab manque de répondant(...). Dorénavant, chaque nuit pour le lendemain, il préparera ses répliques et ses réparties. Il les écrira ” (page 88), voilà pourquoi Chevillard, jusqu'ici, ne donnait d'interviews qu'écrites.
Nous nous sommes rencontrés quelque part entre sa petite chambre du quatrième arrondissement de Paris et la nébuleuse du-Crabe. Il avait préparé la veille des réponses formulées qui se passeraient fort bien de questions. Il disait que, quelle que soit l'ampleur du malaise, par orgueil ou par pudeur, il préférait inventer une langue sur sa vanité blessée. Qu'un écrivain qui s'en tiendrait à son message pousserait un cri, voilà tout, ou se raconterait comme sur un divan. Il disait : “ Je n’ai aucune idée préconçue, je ne pense rien sur rien avant d'y appliquer mon écriture, c'est pourquoi ce type d'entretien m'effraie. ” Et puis : “ Il faudrait toujours considérer un écrivain comme mort. On nous demande de survivre au texte à cette forme provisoirement parfaite à nos yeux qu'est le livre. Mais, le livre terminé, on ne peut pas l'utiliser, ce n’est pas assez solide, il ne donne aucune assurance. ”
Éric Chevillard est vivant. Il écrit depuis toujours, tous les jours, il a étudié la littérature à Nantes en lisant un livre chaque jour : “ Les professeurs se prennent pour Verlaine, les étudiants pour Rimbaud ça ne donne rien. ” De seize à vingt-deux ans, il a ruminé le même livre, Le Sourire des morts, que les Éditions de Minuit publièrent sous le titre Mourir m'enrhume, en 1987 : “ Je n’ai jamais pensé à m'adresser à un autre éditeur, j'avais la vanité de ranger mes livres sur la même étagère que ceux de Beckett, sans illusion. ” Plus tard, il formulera ainsi son admiration : “ Beckett est parvenu à écrire au bord extrême du silence pour lui-même :  Si je m'écoutais, je n’écrirais que des formules.  ” Ce n’est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, La Nébuleuse du Crane brille de ces poussières cosmiques. Quelques échantillons, à la lumière du jour : “ Une couleuvre vivante sert de fourreau à son épée ” (page 7). “ Crab milite pour l'abolition des privilèges, pour la mise en commun des dons reçus à la naissance et leur redistribution équitable. ” “ Et si l'homme, malgré sa langue bifide, continue a embrasser la femme, malgré ses canines acérées, on aura la confirmation que I'amour peut se passer de la douceur ” (page 24). “ Crab avale une cerise avec son noyau. C'était une tentative de suicide, mais personne ne veut le croire ” (page 59), et suivante : “ Sa langue rencontra quelque chose de dur. J'ai la fève s'écria Crab naïvement – c'était l'hameçon. ” “ On ne comprendra jamais pourquoi, malgré leurs jambes deux ou trois fois plus longues, leur taille plus élancée, et ce cou qui ne veut pas finir, les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes ” (page 74). La situation reste désespérément désespérée : “ Crab ne fera pas de difficultés pour mourir. La mort rentre les heures dans les pendules. Mourir, c'est soudain n’être jamais né. (...) Se tuer, c'est enfoncer une porte ouverte ” (page 112), et pire : “ C'est au chevet des morts que sont prononcées les phrases qui manquent le plus gravement aux règles de la concordance des temps ” (page 120), I'explication suit. Chevillard dit que l'humour est une façon de s'excuser, on aura au moins fait rire, donner un livre à lire, dit-il, est d'une présomption impardonnable.
Et, pourtant, Éric Chevillard ne cesse pas d'écrire, même s'il peut envisager de ne plus publier. Chaque nuit, de minuit à cinq heures, d'un écriture minuscule, au crayon à mine il grise de grandes feuilles doubles de papier épais, rugueux, avec un dessin en filigrane, à Paris ou à L'lle-d'Yeu. Il écrit sans jamais revenir en arrière ni remettre (sinon la suite) au lendemain : “ Écrire c'est triompher au moment où la difficulté se présente, c'est une volonté de puissance. ” Le reste du jour, son carnet à la main, il regarde les gens qui regardent les bêtes à la ménagerie du Jardin des Plantes. Il dit qu'un livre est fini quand on est excédé, que publier c'est classer une affaire, fermer un dossier, mais qu'au fond le geste d'écrire n’est guère interrompu d'un livre sur l'autre. Il laisse imprimer le mot roman sur la couverture de ses livres mais précise : “ Le roman ne m'intéresse plus autrement que comme un genre poétique parmi d'autres. Je ne comprends pas qu'on trame des histoires, tous ces livres existent déjà, se sont des avatars moins réussis que leur référence. À quoi bon inventer des destins crédibles ? Écrire est une contrecréation, si la littérature avait une quelconque efficacité, ça se saurait, c’est une petite vengeance de l'homme contre le destin qui lui est fait. ”
Le destin de Crab n’est pas plausible, il se bouche les oreilles avec deux frelons, son biographe a entrepris un travail de cinq années avant de découvrir “ que Crab était mort le jour de sa naissance ” (page 36). Crab et Chevillard s'acharnent légèrement à déconstruire tout pour donner à voir l'amer vertige du néant qui nous pend au nez à tous. Sous couvert de drôlerie, appert le filigrane du désarroi. Par pudeur, I'auteur affecte de ne rien mettre dans ses livres, il y réussit au point qu'on a pu croire qu'ils manquaient de chair alors qu'ils disent le dérisoire héroïque d'une même souffrance. Tout doit disparaître. C'est un travail de chien de dire ce rien qui reste quand tout n’aura jamais existé : “ Finalement, Crab en arrive à se demander s'il a jamais vécu. Ses cicatrices ne lui rappellent rien. Ni son nombril. Il réfute l'un après l'autre ses souvenirs, comme n’étant pas de lui, et il le prouve en effet, avec la hargne des experts qui contestent l'authenticité des tableaux de Léonard (...), ces experts seront bientôt obligés d'admettre que Léonard de Vinci n’a jamais peint, et même, poursuivant leur courageuse entreprise de démystification, qu'il n’a jamais existé, que son père et son grand-père sont des personnages fictifs, tous ses aïeux, que Vinci est une ville imaginaire, l’Italie un pays de légende, la Terre une planète improbable, et c'est seulement alors, dans les limbes de l'Univers anéanti, que Crab trouve enfin le sommeil ” (page 38).
C'est ainsi que pour en savoir plus sur Éric Chevillard, le plus simple est d'interroger Crab en personne. Nous lui avons demandé un rendez-vous. “ Crab feuilleta son agenda et répondit que non, hélas, à son grand regret, il ne pourrait être de la fête, ayant justement prévu ce soir-là de rester tout seul chez lui à s'emmerder comme un rat mort ” (page 54).

 




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