Le sens commun


Francine Muel-Dreyfus

Le Métier d’éducateur

Les instituteurs de 1900 / Les éducateurs de 1968


1983
Collection Le sens commun , 280 pages
ISBN : 9782707306500
24.09 €


Comment devenait-on instituteur dans les années 1900 ? Comment devenait-on éducateur spécialisé autour de 1968 ? En étudiant ces moments privilégiés de l’“ invention ” du métier d’instituteur et de “ réinvention ” du métier d’éducateur spécialisé, on peut reconstruire le travail proprement social qui sous-tend les phénomènes d’identification au poste : “ J’en ai fait mon métier. ”
On ne peut analyser historiquement ou sociologiquement les institutions (ici l’école primaire et le secteur de l’“ inadaptation ”) sans analyser les agents réels de l’histoire institutionnelle. Pour cela, il faut prendre en compte à la fois les trajectoires sociales effectives des individus et les représentations individuelles de l’histoire sociale familiale, c’est-à-dire les reconstructions singulières du “ roman social familial ”. La sociologie se fait alors sociologie psychologique et analyse de façon clinique les autobiographies : romans et poèmes d’instituteurs, récits de vie parlés des éducateurs spécialisés.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Chapitre 1 : Le métier d’instituteur et l’ordre culturel républicain.
Trajectoires sociales d’instituteurs du début du siècle : un passé paysan – La légitimité culturelle du  primaire  – Les instituteurs et le monde rural – Promenades littéraires : le jardin de l’institutrice – L’instituteur témoin du monde paysan

Chapitre 2 : Trajectoire sociale et roman des origines.
Une expérience de dédoublement – Faire œuvre de mémoire

Chapitre 3 : Le métier d’éducateur et le travail social des années 1968.
Deux  âges  du métier – Distances dans la famille – Distance à la famille – Une nouvelle  génération  d’éducateurs

Chapitre 4 : La rééducation : un passé plein d’avenir .
1830-1870 : aux origines d’une tradition d’innovation – 1880-1914 : l’Église, l’État et le marché de l’enfance – 1920-1940 . changement et continuité – 1945-1970 : l’irrésistible ascension de l’ inadaptation  – Initiative privée et métier d’initiative

Index 

Michel Chauvière, Chargé de recherches au CNRS, (Les Cahiers de l’animation, 1983, V, n°43)

 Choisir de comparer les instituteurs de 1900 et les éducateurs spécialisés de 1968 peut surprendre. Quels rapports il y a-t-il, en effet, entre les “ hussards de la république ” à la belle époque et ce sous-ensemble de travailleurs sociaux, après la contestation du printemps 1968 ? La réponse de Francine Muel-Dreyfus est avant tout dans le choix d’une problématique doublement originale : par la question théorique qu’elle soulève d’une part, à travers l’architecture des faits et des idées qu’elle gouverne dans le livre d’autre part. Redécouvrant la nécessité d’une sociologie psychologique, l’auteur se pose et nous pose cette question pertinente : “ comment se réalise le travail d’invention d’un métier ? ”, autrement dit : “ au terme de quel travail complexe un individu vient-il à dire du métier qu’il exerce : j’en ai fait un métier ? ”. Et pour tenter d’y répondre, elle nous propose l’hypothèse suivante “ le travail d’invention naît de la rencontre réussie, en certains moments de l’histoire, entre des individus et des positions sociales, auxquelles ils donnent ou redonnent vie ”. Dès lors, se justifie presque naturellement le travail comparatif. Francine Muel-Dreyfus choisit donc de comparer, non pas deux métiers, mais les manières dont les individus donnés, dans des conditions historiques différentes mais caractérisables, rencontrent des positions sociales, dont il font leur métier.
Le chapitre premier contient les plus belles pages. Francine Muel-Dreyfus y reconstitue à la fois le rapport qu’entretient l’instituteur avec son métier et la vision qu’il transmet du monde social. Elle ruine ainsi les représentations courantes de l’instituteur soit champion du conservatisme, soit artisan de la libération du peuple. L’aspect inséparablement libérateur et normatif de l’éducation est repris dans une partie plus théorique sur “ la légitimité culturelle du primaire ”. Utilisant judicieusement la théorie de l’habitus de P. Bourdieu, l’auteur caractérise ainsi le double rapport constant de la dimension du métier (de l’habitus) pour les “ élèves-maîtres ”, ni vrais étudiants, ni vrais “ primaires ” ; “ la pédagogie comme rappel à l’ordre culturel – et des hiérarchies culturelles dominantes – l’infini de la science et l’ineffable de l’art comme idéaux inaccessibles, mais dont la reconnaissance a valeur d’éducation morale ”. Dans l’espace des positions sociales, la position d’instituteur fait ainsi l’objet d’une double contrainte de dignité et de modestie.
Francine Muel-Dreyfus qui a donc établi les relations d’affinité entre les prédispositions liées aux expériences du monde social des élèves-maîtres et le système de valeurs éthiques et de représentations défendu par l’ordre primaire à la fin du XIXe siècle, s’autorise alors à conclure : “ c’est sans doute de cette affinité préexistante que la formation dans les écoles normales tire sa force d’imposition ”. Le chapitre 2 est tout entier consacré à l’analyse du rapport subjectif à l’histoire de l’occupation du poste, mobilisant cette fois des matériaux nouveaux, essentiellement des écrits romanesques ou poétiques d’instituteurs, particulièrement riches de leurs rapports avec la paysannerie. Tous ces documents ont une valeur intrinsèque indéniable. Ils apportent aux raisonnement de Francine Muel-Dreyfus la dimension, qui précisément faisait défaut à la fin du premier chapitre : la dynamique sociale.
Plus précisément, il nous est donné à voir la nature des liens entre histoire sociale et histoire familiale, ce qui s’avère très démonstratif pour la thèse générale de l’invention du métier.
Le métier d’éducateur spécialisé est-il également accessible au raisonnement d’auteur ? Avec un souci évident de se dégager des thématiques du quadrillage et du contrôle social, elle tire de sa méthode la nécessité de mettre en relation deux analyses historiques complémentaires : – tout d’abord, rapporter la montée des effectifs à la production de nouveaux systèmes d’aspiration concernant le choix du métier et de représentation du rapport au métier, dont l’origine est à rechercher dans les bouleversements du système scolaire et des rapports titres/postes à partir des années 60 (chapitre 3) ;
– puis analyser les traits structurels que le secteur de la rééducation tient de son histoire, c’est-à-dire l’histoire du traitement social de l’enfance et de l’adolescence (chapitre 4).
L’essentiel du chapitre sur le métier d’éducateur est construit sur des enquêtes et interviews réalisées par des chercheurs différents dans des conditions et lieux également différents. Mais il ne semble pas que cette hétérogénéité soit préjudiciable au raisonnement au deuxième degré de Francine Muel-Dreyfus.
Fidèle à son projet, il s’agit donc de caractériser les rapports objectifs et subjectifs au poste de ceux qu’elle appelle : “ une nouvelle génération d’éducateurs ”. Retenons les traits essentiels dans les deux registres :
– la tendance à la masculinisation et ses effets symboliques ;
– la réduction de la différenciation des classes sociales, au profit des classes moyennes (hommes et femmes), avec ascension sociale récente ou en cours ;
– les “ distances dans la famille ” ou les décalages entre les aspirations et les chances réelles, avec notamment ce rapport “ brouillé ” à l’école et une mauvaise intégration à l’enseignement secondaire, qui sont les marques des victimes des illusions de la démocratisation ;
– la “ distance à la famille ”, c’est-à-dire surtout à l’égard des représentations sociales de l’ascension sociale, que l’auteur repère à travers les discours de réinterprétation de l’histoire sociale et professionnelle des parents et l’appréciation rétrospective des projets qu’ils avaient bâtis.
Voulant analyser les conditions de production d’une image institutionnelle de soi-même, Francine Muel-Dreyfus a donc tenu son pari. Son travail est objectivement remarquable et doit être connu. Il y a cependant un risque, qui est d’ailleurs commun à tous les travaux sur les représentations sociales, celui du brouillage, autrement dit, de l’assimilation du réel représenté au réel. Une lecture trop rapide et au premier degré pourrait conduire aussi bien à des critiques qu’à des louanges imméritées. Certes, il est difficile à la lecture de toujours tenir la crête et l’auteur lui-même n’échappe pas toujours à la tentation objectiviste ou historiciste qui menace son lecteur. 

Frédéric Gaussen (Le Monde, 18 février 1984)

La trahison des origines
 
 Lorsqu’un métier se crée, c’est évidemment afin de répondre à un besoin. Mais c’est aussi, pour la génération des fondateurs, l’occasion d’une aventure collective.
Francine Muel-Dreyfus a eu l’idée ingénieuse de comparer deux expériences professionnelles analogues : celle des instituteurs des débuts de la IIIe République et celle des éducateurs spécialisés des années 70. Elle montre comment, dans les deux cas, la mise en place d’un nouveau secteur d’activités s’accompagne d’une forte valorisation de la tâche à accomplir, d’un sentiment de fierté. Comment aussi ce saut dans l’inconnu marque, pour celui qui le tente, une rupture avec son milieu d’origine, d’où une impression de déclassement, souvent vécue avec difficulté.
Pour les instituteurs de la IIIe République, l’entrée dans la carrière représentait une promotion. Issus pour la plupart de classes sociales sur le déclin (petite bourgeoisie incertaine de son avenir, artisans ou agriculteurs en difficulté), ils acquéraient en entrant dans leur poste, même si les salaires étaient modestes, la sécurité et la respectabilité du fonctionnaire. Mais cette entrée dans un univers intellectuel sévèrement réglementé par la discipline de l’école normale et la minutie des instructions pédagogiques provoquait une rupture avec le monde paysan dans lequel ils se trouvaient immergés et qui était celui de leurs parents ou de leurs grands-parents. D’où cette mythologie rurale qui a imprégné si fortement l’idéologie de l’école primaire. L’exaltation des valeurs rustiques était, explique l’auteur, une façon de faire taire la mauvaise conscience, de réparer la trahison des origines.
En devenant éducateurs, c’est-à-dire en choisissant un métier mal défini au contact d’une population elle-même marginale, les jeunes de 1968 avaient, à l’inverse, le sentiment d’échapper aux contraintes d’un travail routinier et “ fonctionnarisé ”. C’était une façon d’éviter les déterminismes familiaux, de tourner le dos aux désirs de leurs parents de les voir s’établir dans des métiers connus et honorables. Les instituteurs ont magnifié leurs origines rurales, les éducateurs ont voulu fuir leur milieu petit-bourgeois. Dans les deux cas, I’“ invention ” du métier a été l’occasion de se resituer par rapport au passé familial, de lier l’innovation professionnelle à la réflexion sur l’héritage social.
À cette suggestive comparaison entre deux professions, s’en ajoute en filigrane une troisième : Francine Muel-Dreyfus ne cache pas que la génération des étudiants en lettres de 1968, à laquelle elle appartient, a eu à inventer un autre métier : celui de sociologue. Cette proximité avec la population étudiée des éducateurs n’est pas étrangère à l’intérêt porté par l’auteur à son sujet. 

 





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